Politique
Cosmopolitisme
17.09.2018
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Avec constance, Vincent de Coorebyter scrute les clivages qui rendent intelligible la vie politique belge. Dans ce numéro, il prolonge une intuition déjà ancienne : aux trois clivages « classiques » – Église/État, possédants/travailleurs, centre/périphérie – se sont ajoutés deux autres clivages : économie/environnement et cosmopolitisme/identité.
Ceux-ci s’expriment très différemment. Le premier paraît feutré. Il y a bien des partis verts, mais tous les autres leur contestent le monopole de la préoccupation écologique. Tout le monde promeut le développement durable, le vélo et la nourriture saine, personne n’est climatosceptique. Bref, à s’en tenir aux discours, on est plutôt dans la surenchère que dans le conflit.
Avec le clivage cosmopolitisme/identité, c’est tout le contraire. À part le Vlaams Belang et quelques groupuscules, aucun parti belge ne se définit explicitement sur cette base. Et pourtant, c’est autour de cette question que les tensions sociales les plus fortes s’expriment depuis quelques années. Si elles n’ont pas encore débouché en Belgique sur un chamboulement de l’offre politique, celui-ci a bien eu lieu dans les pays voisins, dont cette Italie qui recela longtemps la gauche la plus créative d’Europe, ou dans cette moitié du continent qui fut communiste et où le retour du refoulé nationaliste est d’une incroyable violence.
Dans nos contrées, la profonde imprégnation de la société par les trois grandes traditions qui ont construit ce pays – la social-démocratie, la démocratie chrétienne et le libéralisme des droits humains – fait encore obstacle à ce déferlement, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette digue se fissure aussi chez nous.
Insensiblement, le paysage politique belge est en train de basculer. C’est, une fois de plus, autour de la N-VA que ça se passe. À la veille des élections de mai 2019, ce parti confirme sa deuxième mutation. Être l’héritier soft du vieux nationalisme flamand anti-belge n’était pas suffisant pour convaincre ses sponsors de la nouvelle bourgeoisie d’affaires flamande. Pour rendre possible la constitution du gouvernement Michel, la N-VA avait accepté de remiser au frigo son agenda communautaire. Mais, ce faisant, elle abandonnait sa confortable posture protestataire. À court terme, l’usure du pouvoir ne l’aurait pas épargné. L’actuelle crise migratoire est pour elle une véritable aubaine.
Petit à petit, son discours s’inscrit dans les pas du hongrois Orban, de l’italien Salvini, du polonais Kaczynski ou de l’autrichien Kurz, les nouvelles figures de l’illibéralisme européen[1.Voir à ce propos C. Crespo, « La vague de l’illibéralisme » dans ce numéro, p.122-129.].
« Illibéralisme » : le mot fait florès pour désigner une nouvelle variété de populisme. Derrière ce drapeau, il y a de plus en plus de monde. Car le rêve européen s’est bien brisé sous l’arrogance de la finance et de ses représentants. Verhofstadt ou Cohn-Bendit peuvent bien nous seriner qu’il nous faudrait « plus d’Europe », plus personne n’y croit. Les « élites » néolibérales européennes ont perdu tout leur crédit auprès de populations de plus en plus saisies par l’angoisse du lendemain. Par grande chance pour les tenants de l’ordre établi, cette angoisse n’est pas seulement économique – les salaires, les allocations, le pouvoir d’achat –, elle est aussi identitaire. À cette angoisse, il existerait un remède, efficace et disponible : pas de migrants chez nous, et que leurs descendants se tiennent à carreau. C’est exactement sur ce point que les « illibéraux » ont construit leur popularité fulgurante et c’est en surfant sur cette vague que la N-VA espère bien rester le premier parti de Belgique.
Ces « illibéraux » ne le sont, de fait, qu’à moitié. Ils n’ont aucun problème avec le libéralisme économique et son principal ressort, l’accumulation du capital et les inégalités sociales qu’il engendre naturellement. Ils ne refusent que la facette sociétale, celle qui découle de l’accomplissement des droits et libertés et de l’ouverture culturelle.
Une contradiction ? Sans aucun doute. La libre entreprise et le marché capitaliste s’épanouissent mieux sous le régime de la libre circulation des marchandises, des capitaux et des êtres humains. De leur point de vue, la migration n’est sûrement pas un problème : pourquoi priver l’économie de talents, avec l’avantage supplémentaire que l’arrivée de migrants en bonne santé permet de faire pression à la baisse sur les salaires ? L’argent n’a pas d’odeur et la classe des plus riches intègre sans problème des Saoudiens et des Qataris, tandis que les personnes du bas de l’échelle sociale se retrouvent en concurrence directe avec les nouveaux arrivés sur les marchés de l’emploi précaire et du logement modeste. Mais surtout, au bas de l’échelle sociale, quand plus rien d’autre n’est acquis, on tient particulièrement à son ultime privilège : on est des Blancs et on est chez nous. Pour se conserver une base de masse, capter ces rancoeurs et, surtout, pour éviter qu’elles ne se retournent contre les véritables responsables de la crise de civilisation actuelle, une bonne partie de la droite libérale est prête à sacrifier l’accessoire – la primauté absolue des droits humains, qui appartient pourtant à l’identité libérale historique – à l’essentiel, le maintien de son hégémonie politique et de sa domination économique.
Le MR est directement confronté à ce dilemme, mais la position dominante d’une N-VA de plus en plus tentée par l’illibéralisme ne lui laisse pas le choix. Pour rester aux manettes, il doit se mettre à la remorque de la nouvelle droite flamande qui exerce déjà son leadership fédéral dans les matières économiques et financières ainsi que dans les matières régaliennes, en plus de dominer la Flandre.
Car, ni en Wallonie ni à Bruxelles, il n’existe de base consistante pour un projet combinant le conservatisme moral et la fermeture culturelle tel qu’il est porté par les « illibéraux ». La Wallonie moderne a été construite par une classe ouvrière à moitié méditerranéenne, tandis que Bruxelles est la métropole la plus cosmopolite d’Europe où les « Belgo-Belges » sont déjà largement minoritaires[2.Selon une étude de l’Organisation internationale des migrations (2015), 62% des Bruxellois sont nés à l’étranger, deuxième score mondial après Dubaï.]]. C’est en valorisant cette identité à la fois cosmopolite et populaire que la gauche de nos régions pourra proposer une troisième voie distincte de celle des libéraux eurobéats ou de leurs nouveaux rivaux populistes europhobes.