Politique
Cornelius Castoriadis : l’irréductible question de la révolution
28.03.2022
La révolution a aujourd’hui été rétrogradée au statut de slogan creux pour clip de campagne électorale ou pour spot publicitaire vantant la dernière pseudo-innovation technologique. Le mot est usé, perverti, galvaudé. Il désignait au siècle passé l’espoir d’une vie meilleure, le désir d’une société émancipée du règne du capital et de l’État. Faut-il nous y résigner ou peut-on tenter de le sauver ? Qui ose emprunter la seconde voie trouvera un précieux compagnon d’infortune en la personne du philosophe, économiste et psychanalyste Cornelius Castoriadis. Son ouvrage majeur, L’Institution imaginaire de la société[1. C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.], est l’exemple le plus frappant. Alors que l’ouvrage tend à proposer une conception radicalement nouvelle de la philosophie de l’institution du social – c’est-à-dire de la réalité des sociétés historiques, construite par les collectifs humains –, il ne cesse de revenir aux pensées de la révolution pour légitimer son approche. Au cœur de l’ouvrage, Castoriadis écrit une poignée de pages qui explique sa démarche au regard d’un désir : celui d’une société plus juste, autonome, donc révolutionnaire[2. Idem, p. 136 et suivante : « J’ai le désir… »]. La philosophie, chez lui, est le fruit du désir de révolution.
Sa manière de réfléchir toutes les institutions sociales dans une dualité hétéronome/autonome (hétéronome : qui est donné d’avance/autonome : qui est choisi) ne dit pas autre chose. S’il est des institutions héritées, dont les plus hétéronomes, les plus oppressives, il en est d’autres qui se créent activement par le collectif humain. On trouve partout chez Castoriadis cet élan qui l’amène, ensuite, vers l’étude de la démocratie directe et de ses sources grecques. Mai 68 a sans doute été un moment important pour la pensée du philosophe. Quand il le décrit – lire son chapitre de l’ouvrage La Brèche[3. E. Morin, C. Lefort et C. Castoriadis, Mai 68 : La Brèche suivi de Vingt ans après, Bruxelles, Complexe, 1988.] – il insiste sur la resocialisation : les gens se parlent, échangent, débattent. La rue, les universités, les usines deviennent des espaces politiques dans le sens profond du terme : on y fait société, on construit collectivement l’avenir.
Cette interprétation – à rebours complet de celle qui, à l’époque déjà, faisait de Mai 68 l’avènement de l’individualisme – demeura un moteur de l’œuvre de Castoriadis. Il essaie d’ailleurs de dépasser ces catégories normatives – individu/collectif, relatif/déterminant, etc. – pour proposer une conception de la société à la fois constructiviste et historique. L’action politique, par exemple, ne peut se penser que comme une interaction entre l’individu et le collectif, où les deux agissent de concert. C’est ici que ses théories sur l’imaginaire et son travail psychanalytique viennent renforcer l’édifice et proposer, aussi, de l’esprit humain une vision en plusieurs dimensions (individuelle, sociale, utopique, pulsionnelle). La révolution, chez Castoriadis, n’est pas un processus historique déterminé par des conditions économiques ou le résultat d’une chaîne de décisions rationnelles et stratégiques. Elle doit être les deux à la fois ! Mais elle s’inscrit dans des modalités spécifiques qu’il n’a cessé d’investiguer.
Modernité et révolution
Castoriadis identifie en effet deux grandes tendances contradictoires qui sont à l’œuvre dans la modernité politique : le projet d’autonomie et le projet capitaliste, ou hétéronome. Sa défense des conseils ouvriers, du socialisme et de la démocratie directe s’inscrit dans le cadre plus général de son engagement en faveur du projet d’autonomie. Castoriadis est conscient que l’affrontement entre ces deux grands projets n’est pas exclusivement politique, au sens étroit et courant du terme « politique », mais se joue à une multiplicité de niveaux. S’il ne saurait non plus se réduire aux épisodes révolutionnaires, le passage par une révolution socialiste et démocratique constitue à ses yeux une étape indispensable et fondamentale dans la lutte contre le capitalisme. « La politique ne donne et ne peut pas donner réponse à tout – mais il ne peut pas y avoir de transformation essentielle de la société qui n’englobe la dimension du pouvoir », écrit-il[4. C. Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005, p. 236.].
C’est pourquoi Castoriadis restera jusqu’au bout attaché à la perspective révolutionnaire. La révolution, précise-t-il à l’encontre de ceux qui brandissent immédiatement le spectre du totalitarisme, « ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’auto-transformation de la société dans un temps bref[5. Idem, p. 229.]. » À un interlocuteur sceptique qui lui demandait : « Que voulez-vous donc ? Changer l’humanité ? », Castoriadis répondait : « Non, quelque chose d’infiniment plus modeste : que l’humanité se change elle-même, comme elle l’a déjà fait deux ou trois fois ». À ses yeux, la révolution ne se limite pas à la lutte contre le capitalisme. Elle se joue sur un second front, autrement plus problématique : celui de l’autonomie contre elle-même, c’est-à-dire de la révolution qui se retourne en son contraire. La victoire de la révolution n’est pas entravée par un seul adversaire, à savoir un adversaire extérieur, les forces capitalistes et contre révolutionnaires. Au moins autant que par les armées blanches et impérialistes, la révolution est menacée par un processus interne, à savoir sa dégénérescence bureaucratique. Au-delà de la révolution – d’aucuns estimeront qu’une telle perspective n’est pas ou plus à l’ordre du jour – il s’agit de souligner que tout mouvement d’émancipation (réformiste ou révolutionnaire, politique ou associatif, local ou national, etc.) est menacé par un risque d’involution autoritaire et par des logiques de retournement interne.
La révolution contre elle-même
Pour bien comprendre cela, il faut revenir aux origines de la politisation de Castoriadis. Celui-ci élabore sa pensée politique en se confrontant aux thèses du mouvement trotskiste, au sein duquel il milite brièvement durant sa jeunesse, avant de rompre en raison d’une divergence d’interprétation concernant un sujet hautement litigieux : la révolution russe de 1917. Castoriadis estime que les trotskistes et leurs inspirateurs (Marx, Lénine, Trotski lui-même) n’ont pas analysé convenablement l’échec du processus révolutionnaire russe. « D’un point de vue théorique, écrit Castoriadis en 1947, on constate que ni Marx ni Lénine n’avaient envisagé autrement qu’en passant le cas de la dégénérescence de la révolution[6. C. Castoriadis, La Société bureaucratique, Paris, Christian Bourgois, 1990 [1947], p. 66.]. » Soucieux d’ouvrir cette question, Castoriadis veille aussi à ce qu’on ne puisse jamais la refermer. Il ajoute ainsi : « La dégénérescence de la révolution restera toujours possible, durant toute la période transitoire de l’histoire, jusqu’à la réalisation du communisme[7. Idem, p. 76.]. »
Dans le même texte, Castoriadis reproche aux trotskistes de la IVe Internationale – dont il est en train de s’éloigner – d’analyser la dégénérescence de la révolution sous le seul prisme des facteurs objectifs, en délaissant donc les facteurs subjectifs. C’est pourquoi il préconise de « rendre plus complète la perspective révolutionnaire, et chercher des moyens de lutte contre les nouveaux dangers qui la menacent[8. Idem, p. 66.] ». Ces nouveaux dangers évoqués par Castoriadis, ce sont les dangers internes, qui naissent du sein même du processus révolutionnaire. En 1988, dans un bilan provisoire de son œuvre, Castoriadis écrit : « Il est impossible de me lire sans voir le fil rouge que constituent, à travers tous mes écrits, la préoccupation, l’obsession du risque qu’un mouvement collectif “dégénère”, qu’il donne naissance à une nouvelle bureaucratie (totalitaire ou non) – bref, la question de la division du travail politique. […] Cette “dégénérescence”, cette bureaucratisation, on les retrouve, et je les ai retrouvées, aussi bien dans l’expérience russe que dans des grèves d’importance secondaire, dans les syndicats étudiants comme dans les mouvements de locataires[9. C. Castoriadis, Fait et à faire, Paris, Seuil, 1997 (1988), p. 88.]. » L’examen approfondi de ce problème constitue un passage obligé pour quiconque se définit comme « révolutionnaire » ou, plus modestement, comme désireux d’en finir avec la société capitaliste. Et réexaminer attentivement la révolution russe n’est pas une coquetterie d’érudit ou un exercice réservé aux historiens, mais un passage obligé pour quiconque se réclame du projet d’émancipation.
Les leçons de la révolution russe
Revenir sur l’analyse castoriadienne de la révolution russe est susceptible de fournir de précieuses ressources pour la compréhension de notre époque[10. Cette section est issue de M. Cervera Marzal, « La révolution russe de 1917, ou comment le projet d’autonomie peut dégénérer » in M. Cervera-Marzal et É. Fabri, Autonomie ou barbarie. La démocratie radicale de Cornelius Castoriadis et ses défis contemporains, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2015, p. 310-316. (NDLR)]. Pour prendre un exemple précis, et avec les précautions d’usage relatives au fait que toute analogie a ses limites, l’analyse castoriadienne peut nous aider à comprendre les révolutions arabes de 2011. Le même mouvement paradoxal est à l’œuvre dans ces révolutions et dans celle de 1917, pourtant séparées de presque un siècle : après avoir fait souffler un vent de liberté sur des populations longtemps soumis au joug tsariste ou dictatorial (Nicolas II, Ben Ali, Moubarak), ces révolutions ont rapidement fini par reconduire de nouvelles formes d’oppression (bureaucratie stalinienne en Russie, armée en Égypte, parti islamiste Ennahda en Tunisie). Ainsi, Castoriadis formule la question suivante : comment la société russe en est-elle arrivée là ? Comment la révolution d’Octobre 1917, qui visait incontestablement l’instauration d’un régime socialiste, s’est-elle graduellement écartée de ses buts pour produire finalement le résultat contraire ? Les ouvrages de Léon Trotski[11. L. Trotski, Histoire de la révolution russe, Paris, Seuil, 1995.] et de son camarade Victor Serge[12. V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Paris, Robert Laffont, 2001.] expliquent bien comment, progressivement, les bureaucrates du parti, de l’État et des entreprises ont concentré le pouvoir entre leurs mains. Aussi la discussion importante est-elle celle qui essaie de répondre à cette question : quelles conditions ont-elles permis à cette bureaucratie de se former, d’abord, et ensuite de s’assurer de tout le pouvoir ?
La réponse classique de Trotski est que l’apparition de la bureaucratie soviétique est un accident historique dû aux circonstances concrètes dans lesquelles s’est produite la révolution russe : l’arriération économique de la Russie d’un côté, l’isolement de la révolution de l’autre, ont fait que le prolétariat russe, trop faible numériquement et noyé par la masse paysanne, ne pouvait pas conduire l’économie du pays. Décimé par la guerre civile et découragé par l’échec des révolutions européennes (en Hongrie et en Allemagne), le prolétariat s’est peu à peu retiré de la scène politique, laissant la direction des affaires aux personnes en place, c’est-à-dire au parti et à la fraction bureaucratique en son sein. Le reste a suivi dans une logique implacable. Dans une économie de pauvreté et de pénurie, la lutte de tous contre tous pour l’accaparement des biens de consommation poussait ceux qui disposaient de la moindre parcelle de pouvoir à l’utiliser dans leur intérêt personnel et à s’agripper au pouvoir en tant que moyen de satisfaire ces besoins.
Pour Castoriadis, cette description trotskiste de la bureaucratisation de la révolution russe est parfaitement exacte sur le plan factuel. Mais cette exactitude n’empêche pas Castoriadis d’y apporter une critique fondamentale[13. L’analyse castoriadienne de la révolution russe et des thèses de Trotski se trouve dans La Société bureaucratique et, en particulier, dans un texte daté de 1958, paru dans la revue L’école émancipée, intitulé « Sur la dégénérescence de la révolution russe » (p. 424-433).]. L’analyse trotskiste, dit-il, ne nous apprend rien ; elle ne nous sert, à proprement parler, à rien. On ne peut en tirer aucune conclusion pratique. En effet, si la constitution de la bureaucratie est due à des accidents, que faire d’autre que souhaiter que de pareils accidents ne se reproduisent plus ? Si la dégénérescence résulte fatalement de l’isolement géopolitique et de l’arriération de l’économie russe, qu’y pouvons-nous, qu’y peuvent de plus les ouvriers, sinon espérer qu’une autre révolution aura lieu dans un pays avancé technologiquement et connaîtra rapidement une extension internationale ?
Pour valider sa thèse, Castoriadis engage une discussion sur le concept d’arriération. L’argument de Trotski
consiste à dire en substance que, aussi longtemps que la production ne peut satisfaire l’intégralité des besoins, une lutte de tous contre tous pour l’accaparement des biens se développe, et que cette lutte conduit à la scission de la société entre exploiteurs et exploités, entre les bureaucrates et le reste de la population. Mais ce que ne voit pas Trotski, c’est que cette situation sera là aussi longtemps que le capitalisme existera. Jamais l’économie capitaliste n’arrivera d’elle-même à un état d’abondance supprimant – ou même atténuant – ce conflit. La lutte de tous contre tous est plus forte aujourd’hui en France ou aux États-Unis que dans un village subsaharien ou dans la Russie « arriérée » du tsar Nicolas II. Et cela pour la simple et bonne raison que le capitalisme ne développe pas seulement la production : il développe parallèlement les besoins. Il développe à l’extrême une mentalité acquisitive qui fait que, pour l’Américain ou le Français actuel, la possession d’un réfrigérateur, d’une télévision ou d’un smartphone apparaît plus vitale que, pour l’habitant d’un pays pauvre, la satisfaction de besoins élémentaires comme l’accès à l’eau courante. En conséquence, il n’y a pas de développement économique automatique rendant un pays « mûr » pour le socialisme et, conclut Castoriadis, « seul un fou oserait fixer un niveau de revenu par habitant en deçà duquel la dégénérescence d’une révolution est fatale, et au-delà duquel elle est impossible[14. C. Castoriadis, La Société bureaucratique, op. cit., p. 429.] ».
En 1917, il y a une population autogérée politiquement dans les soviets, qui se substituent à l’État tsariste. Les ouvriers se rassemblent en comités d’usine, exproprient les capitalistes par leur propre initiative et prennent le contrôle de la production. Mais il y a, d’un autre côté, un second acteur, le parti bolchevique, auquel les masses font de plus en plus confiance car il reflète leurs aspirations. Une situation ambiguë se développe ainsi où, sous le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » (énoncé par Lénine dans les Thèses d’avril), c’est en fait le parti bolchevique qui prend le pouvoir. On peut croire pendant un certain temps que les deux choses se confondent. C’est d’ailleurs la thèse trotskiste : d’après cette thèse, c’est le prolétariat qui prend le Palais d’hiver le 25 octobre 1917, alors qu’en réalité l’assaut n’est décidé et mené que par quelques membres du parti bolchevique. Mais finalement, dit Castoriadis, on s’aperçoit que, à partir de 1919, « les soviets ne sont plus que des appendices du pouvoir du parti, au sein duquel sont prises toutes les décisions importantes[15. Idem, p. 431.] ».
Par conséquent, Castoriadis considère qu’il faut impérativement élaborer une critique du parti bolchevique, de sa stratégie et de sa tactique pendant la révolution de 1917. La conception bolchevique de l’État apparaît contradictoire. Dans L’État et la Révolution (octobre 1917), Lénine traite du problème du pouvoir sans parler une seule fois du « parti », alors qu’au même moment commence à se creuser le décalage entre théorie et pratique, entre le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » et la réalité des faits, qui donne surtout le pouvoir au parti bolchevique. Castoriadis fait ainsi remarquer que la « dictature du prolétariat » n’est pas tant la dictature des organismes de masse du prolétariat que la dictature du parti. Pendant quelques temps, dit-il, on peut nier qu’il y ait un problème de ce type. Mais en 1920 des grèves éclatent à Petrograd et, en 1921, le parti écrase dans le sang l’insurrection de Kronstadt et son soviet. Ces évènements résolvent la contradiction : la dictature du prolétariat n’est que la dictature du parti sur le prolétariat.
Castoriadis développe alors une critique de l’idéologie autoritaire du parti bolchevique, qui repose sur l’idée que le parti détient par définition la vérité, et que la masse ne peut d’elle-même aller plus loin que le trade-unionisme (ou le « syndicalisme »). Cette idéologie autoritaire se double d’une structure bureaucratique. Le parti se pose alors comme un véritable obstacle à la révolution car, dans la pratique, les masses, tout en faisant confiance au parti, essaient elles-mêmes de réaliser le programme socialiste que le parti n’a pas. À l’encontre des mots d’ordre du parti, les ouvriers exproprient les capitalistes presque partout en 1917-1918. Le parti n’est pas à l’avant-garde mais à l’arrière-garde, puisqu’il reconnaît a posteriori cet état de fait en proclamant des décrets de nationalisation des entreprises. Les comités d’usine réclament la gestion de la production et la réalisent en plusieurs endroits. Le parti regarde ces tentatives avec méfiance et essaie d’instaurer un appareil de direction des entreprises responsable uniquement devant le pouvoir central, c’est-à-dire finalement devant le parti lui-même. À la fin de la guerre civile, les soviets sont entièrement domestiqués par le parti. Le parti lui-même n’a presque rien à voir avec le prolétariat.
La révolution aujourd’hui ?
Finalement, conclut Castoriadis, la question de la dégénérescence bureaucratique de la révolution est celle de la maturité de la conscience révolutionnaire des masses et de l’avant-garde organisée. « Les travailleurs russes visaient l’instauration d’une société socialiste, comme en témoigne non seulement l’expropriation des capitalistes, mais surtout leur organisation en soviets et comités de fabrique et leurs tentatives de s’emparer de la gestion de la production. Par rapport à cette conscience socialiste des masses, le parti de l’avant-garde était incontestablement arriéré ; il l’était encore plus par rapport à cette autre idée qui finalement commande tout, que la construction du socialisme ne peut être l’œuvre que des masses elles-mêmes. Mais sur cette question – c’est-à-dire sur le fait que le parti était devenu un obstacle à la révolution des travailleurs –, les masses elles-mêmes n’étaient pas au clair. Elles pensaient qu’il était possible de déléguer leur pouvoir, leur décision, leur initiative au parti[16. Idem, p. 433.]. »
Notre époque semble glisser chaque jour un peu plus du côté de l’hétéronomie. La capacité des masses à faire politique, c’est-à-dire à établir des changements radicaux et conscients, semble pour beaucoup fantasmagorique. L’ordre politique hérité, quant à lui, s’impose, qu’il s’agisse d’une démocratie libérale – Castoriadis disait : d’une oligarchie tempérée par un État de droit – qui se prétend indépassable, ou des forces illibérales et autoritaires qui ne cessent de grandir. N’est-il pas temps de retrouver la grandeur de l’idée de révolution, comme le suggèrent le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval dans un livre consacré au Commun[17. P.Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.] ? Les deux auteurs constatent qu’avec l’écroulement du vieux monde s’ouvre devant nous une longue période de bouleversements et d’affrontements. Les nostalgiques de Keynes et de Roosevelt, qui rêvent d’une transition paisible ou d’une harmonieuse conciliation des contraires, se fourvoient. L’appel aux « réformes » est dépassé, au point qu’elles ont fini par signifier le contraire d’une avancée sociale.
Quant aux expérimentations locales (de type amap, fablabs, ZAD, coopératives de production et de consommation, listes municipalistes), même additionnées et fédérées, elles ne font pas le poids face à la puissance du capital transnational et de l’État-nation. L’heure est à une révolution démocratique et anticapitaliste planétaire, constatent Dardot et Laval. Leur ouvrage dans lequel Castoriadis fait office de figure tutélaire, jusque dans la réhabilitation de l’idée de révolution, a connu un véritable succès et laisse présager que la philosophie de Castoriadis, dans toute sa multiplicité, demeure une source immense, encore largement sous-exploitée, pour penser et vivre la révolution, ou en tout cas la transformation radicale de nos sociétés vers un système plus autonome.
Né en 1922 à Constantinople et décédé en 1997 à Paris, Cornelius Castoriadis est un penseur français aux multiples facettes : économiste de formation, philosophe, psychanalyste et antiquiste à ses heures. Ce « titan de la pensée » (dixit Edgar Morin), ce « Grec ancien égaré parmi les modernes » (dixit Philippe Caumières) a consacré la majeure partie de son œuvre à élucider le sens du projet révolutionnaire et à travailler à son avènement. Théorie et pratique étant chez lui indissociables, la compréhension des conditions de possibilité d’une société autonome allait de pair avec un engagement politique intense. Que ce soit à travers ses activités militantes à l’époque de la revue Socialisme ou barbarie, à travers sa pratique psychanalytique ou à travers son travail théorique, Castoriadis a cherché, tout au long de sa vie, à approfondir l’idée de révolution.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-SA 3.0 ; photographie de Cornelius Castoradis prise en 1990.)