Politique
« Contre la pensée unique »
17.05.2016
Entretien avec Philippe Lamberts
Quelle est votre appréciation sur les changements dans la gauche des pays dont il est question dans ce dossier ?
Philippe Lamberts : Le double phénomène Syriza et Podemos, puis l’élection de Corbyn à la tête du Labour, ont suscité ici un engouement indiscutable et même exercé sur certains Verts une forme de fascination. C’est aussi le cas des multiples initiatives de « plan B pour l’Europe » menées par Mélenchon ou Varoufakis. Avec le recul, en Grèce, on a vu les limites d’une stratégie essentiellement tribunitienne, qui a finalement conduit Tsipras à capituler. En Espagne, malgré le slogan « democracia real ya ! », Podemos semble se résumer au rêve hégémonique d’Iglesias Pablo Iglesias Turriòn, secrétaire général du parti Podemos depuis novembre 2014 , qui se heurte à la réalité électorale. Au Royaume-Uni, Corbyn a été élu à la tête du Labour pour tourner le dos à sa dérive néolibérale, mais cela remet-il en cause son orientation hyper-productiviste ? Quant aux « plans B », ils soulignent les divisions de ceux qui disent aspirer à une alternative à la pensée unique.
Dans ce contexte, comment analysez-vous l’évolution d’Écolo ?
Philippe Lamberts : La première génération engagée dans l’écologie politique était composée d’authentiques alternatifs : en 1980-81, si on voulait se faire une place dans le système, on rejoignait un parti traditionnel plutôt qu’en fonder un nouveau. J’ai observé de l’intérieur, avec l’entrée dans les parlements puis dans les gouvernements, l’institutionnalisation mais aussi la « carriérisation » de l’écologie politique avec le risque que se garantir une place prenne le pas sur l’ambition de transformer la société. Et les électeurs d’Écolo, qui ne sont pas des imbéciles, ont pu se dire que c’en était fini de « faire de la politique autrement » ! Le pire exemple d’une telle dérive de l’écologie politique nous est donné par EELV, qui a fait la preuve de sa capacité à détruire du capital électoral. Que reste-t-il des 16% obtenus en 2009 par les écologistes en France, 27% à Paris ? Sacrifiés aux ambitions carriéristes, une cause dont la meilleure expression est donnée par le titre du livre de l’un d’entre eux : « Et pourquoi pas moi ? »[1.Jean-Vincent Placé (avec Rodolphe Geisler), Et pourquoi pas moi ?, Paris, Plon, 2015.]. Comment est-il possible qu’un puissant mouvement d’écologie politique (lancé par René Dumont en 1974[2.En 1974, l’agronome René Dumont (1904-2001) a été le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle française.]) en arrive à intérioriser la culture des ambitions personnelles propre aux partis traditionnels et à devenir supplétif d’un président socialiste (?) à la dérive sur les plans socio-économique, écologique et des libertés démocratiques ? Des presque 20% des voix obtenues en 2009, Écolo aurait pu en garder 15% en 2014, mais pour cela, il fallait oser porter un projet de société. Quand la ligne de campagne consiste à ne pas évoquer les sujets qui fâchent, à ne taper ni sur le PS, ni sur le CDH, un peu sur le MR et beaucoup sur le PTB, il n’est guère étonnant que l’adhésion ne soit pas au rendez-vous. Ainsi, lorsqu’en 2014, tout le monde parlait de fiscalité, Écolo se taisait dans toutes les langues au motif qu’on nous resservirait les écotaxes. Or, si on veut freiner l’accroissement des inégalités avant de l’inverser, l’outil le plus efficace et le plus directement opérant, c’est l’outil fiscal. En s’interdisant d’en parler, on envoie un signal, en creux mais pas moins réel. Avec les précédentes directions, je voyais une sorte d’anesthésie d’Écolo sur le plan du leadership des idées. La base de la démocratie, c’est un contrat de confiance entre des électeurs et des élus. Pour que cette confiance existe, il faut un minimum de cohérence et d’incarnation. «Soyez le changement que vous voulez voir dans la société», disait Gandhi. Et si aujourd’hui, Écolo a décidé de porter à nouveau l’ambition d’une société plus juste, plus durable et plus démocratique, nous n’en avons pas, ou plus le monopole.
C’est cela qui devrait faire le cœur du projet d’une gauche recomposée : la lutte pour une société plus juste, plus démocratique et plus durable ?
Philippe Lamberts : Oui. Où sont ceux qui défendent ce projet ? Dans la famille verte, dans la gauche radicale, dans la famille sociale-démocrate, mais aussi beaucoup en marge du système partisan. Dans cette diversité d’acteurs et d’actrices de changement – qu’on rencontre dans les initiatives de terrain : les systèmes d’échange locaux, les groupes d’achat citoyens, les objecteurs de croissance, etc. –, on sent de plus en plus un dépit, une désaffection, voire carrément une défiance à l’égard de la politique telle que nous la connaissons. Alors que ces gens-là portent l’aspiration d’une société plus juste, plus durable et plus démocratique, certains d’entre eux motivent leur investissement de terrain en disant que, de toute façon, par les institutions démocratiques et partisanes, il n’y a plus moyen d’agir. Cela me fait mal, parce que c’est de là qu’Écolo vient. Nous faisons donc face à deux grands défis. D’abord, surmonter la défiance à l’égard du politique, donc reconquérir la confiance des citoyens dans sa capacité à défendre l’intérêt général. Ensuite, convaincre collectivement que nous sommes capables de porter cette aspiration. Autrement dit, convaincre non seulement que le système est encore potentiellement fonctionnel, mais aussi que nous pouvons y incarner une force de transformation. J’ai un temps pensé que l’écologie politique pouvait être le catalyseur de cette force politique. Or dans beaucoup de pays, les Verts ont 35 ans et nous n’avons pas su incarner seuls cette alternative. Aujourd’hui, l’urgence est au rassemblement.
Comment rassembler, tenant compte de la diversité des familles que l’on veut mettre autour de la table ?
Philippe Lamberts : Ce qui doit nous rassembler est la triple urgence sociale, environnementale et démocratique, sans pour autant nier les différences qui existent entre nous. Ainsi, sommes-nous d’accord pour que la justice sociale soit une question non seulement intra mais aussi intergénérationnelle ? Nos choix ont un impact sur les générations futures. Au sein de la gauche traditionnelle et de la gauche radicale, nombreux sont ceux qui demeurent ancrés dans un modèle productiviste qui ignore les limites biophysiques de la planète et qui résume la dignité humaine à une dimension essentiellement matérialiste, résumée par le sacro-saint « pouvoir d’achat ».
Le rôle de l’État reste aussi une question clivante. Si je dois exprimer une différence de fond avec le PTB, c’est que pour ce dernier, plus d’État est la réponse à tout problème. Par exemple, quand le PTB dit qu’à la suite de la crise de 2007-2008, il faut nationaliser les banques, nous disons plutôt qu’il faut une diversité d’acteurs – banques privées, banques publiques, banques coopératives – et pour assurer la résilience de notre système financier. Une des valeurs fondatrices d’Écolo, c’est l’autonomie de la personne humaine et son corollaire, la responsabilité : si nous faisons société, nous affirmons dans le même temps que chaque personne a droit à sa liberté et à son autonomie, y compris face à l’État.
La question de l’intégration européenne peut aussi nous diviser : sommes-nous d’accord pour dire que les Européen(ne)s doivent agir ensemble et qu’il n’y a de souveraineté retrouvée pour nos démocraties que partagée ? En filigrane du discours « pour sauver l’Europe, il faut sortir de l’UE et de l’Euro », je lis souvent une tentation de repli national, voire régional. Mais aujourd’hui, l’heure est venue de mettre l’accent sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous divise. Surtout qu’en face, je vois un « bloc de la pensée unique » qui n’a jamais été aussi agressif. Les rapports de force se brutalisent et cela me rappelle Thatcher, qui, par exemple dans son combat contre les syndicats, voulait non seulement gagner mais écraser ses adversaires. La priorité, aujourd’hui, c’est de combattre l’idéologie qui prétend qu’il n’y a pas de société, que nous sommes tous concurrents les uns des autres, qu’il faut réduire le rôle de l’État et les coûts directs et indirects du travail. On a poussé le curseur tellement loin dans le « tout au marché » qu’on est, de toute manière, tous d’accord pour dire qu’il faut ramener le curseur dans l’autre sens, vers une régulation par l’État. Donc, pour l’instant, tirons tous dans la même direction. La priorité, c’est de gagner contre les partis de la pensée unique, gardant à l’esprit que l’extrême droite, surfant sur toutes les peurs, semble incarner la seule alternative à cette orthodoxie néolibérale. Je ne pense pas qu’on ait intérêt à être monolithique : les électorats PS, PTB et Écolo ne se recouvrent pas intégralement. Ainsi, un patron de PME ou un indépendant soucieux de plus de justice sociale, de durabilité, de démocratie pourront voter Écolo, alors qu’il leur sera très difficile de voter PTB et même socialiste. Nous avons intérêt à fédérer plutôt qu’à diviser.
Le productivisme de la gauche traditionnelle et des syndicats, n’est-ce pas aussi un échec de la stratégie des écologistes ?
Philippe Lamberts : Je ne nous considère pas responsables du conservatisme que vous évoquez. Parier sur la transition écologique et sociale de nos sociétés consiste à investir aujourd’hui pour assurer demain. Mais trop souvent, ce demain est perçu comme beaucoup trop lointain par les composantes traditionnelles de la gauche : on préfère ce qu’on a dans son assiette aujourd’hui à ce qu’on pourrait avoir demain. Ce « court-termisme » politique reflète celui qui existe chez le consommateur mais aussi bien sûr chez ceux qu’on appelle bien improprement les « investisseurs », qui sont obsédés par une seule chose : le profit immédiat. Ceci dit, la méfiance que la famille écologiste a pu susciter à gauche se nourrit aussi du soupçon qu’à nos yeux, la protection de l’environnement prendrait le pas sur celle de la justice sociale. En d’autres termes, que les 25% d’Européens en risque de pauvreté ou d’exclusion ne nous empêcheraient pas de dormir. Nous avons pu nous-mêmes alimenter ce soupçon, comme en refusant de parler fiscalité en 2014. Par ailleurs, le profil sociologique des militants – et plus encore des cadres Écolo – a pu jouer en ce sens. Mais ce soupçon est généralement infondé : la justice sociale, valeur fondatrice de la gauche, est au coeur de l’ADN de l’écologie politique. C’est un héritage que nous assumons sans aucune ambiguïté. Et la protection de l’environnement est l’impératif d’une justice sociale transgénérationnelle.
Faut-il toujours accepter la participation au pouvoir dans des coalitions ?
Philippe Lamberts : Je ne serais pas entré à Ecolo si ce parti avait comme seule ambition de crier du balcon. Ce qui m’intéresse, c’est de faire changer la société. À ceux qui disent qu’il faut faire le changement à partir de la base, je réponds que c’est un des deux axes-clés d’une stratégie de transformation. Très vite, une approche citoyenne se heurte aux structures de l’économie, à nos lois fiscales, à nos lois sur les libertés publiques, etc. Si on veut agir sur les structures de l’exploitation des humains et de la planète, c’est en articulant les initiatives de terrain au combat dans les institutions démocratiques. À moins bien sûr de privilégier la voie révolutionnaire, ce qui n’est pas mon choix. Je suis parfois perplexe en entendant le PTB dire : « Nous sommes seulement l’expression, au sein des institutions, des mouvements sociaux ». Et alors ? Ils ne rentreront au gouvernement que s’ils sont majoritaires ? Mais ils ne seront pas majoritaires tout seuls. Podemos aussi a eu un rêve hégémonique, mais qui se heurte au mur de la réalité : pour prendre des mairies, il a du faire des alliances larges, avec les écologistes, avec des listes citoyennes. Comme acteur politique, on ne se décrète pas représentant des mouvements sociaux. On s’efforce de mériter leur confiance.