Nous espérons qu’en tournant la dernière page de ce dossier, nos lecteurs et lectrices auront mieux saisi l’importance des multiples enjeux de la numérisation de nos rapports collectifs et de nos échanges. Nous avons conscience que nous n’avons fait qu’effleurer la surface d’un sujet immense auquel nous pourrions, encore, consacrer plusieurs numéros… mais il nous semble que cette large exploration a pour mérite de rendre compte de la complexité politique, sociale, économique, environnementale et psychologique qui caractérise des évolutions que l’on nous présente trop souvent comme « neutres » ou « inévitables ». Les écrans, leurs fonctionnements et leurs rôles, sont des objets sociaux qui n’échappent pas à une gouvernance humaine protéiforme, dès lors qu’elle touche à tous les constituants de notre société. Se saisir de ce débat, c’est ouvrir la fenêtre sur un grand nombre de nouvelles possibilités, mais aussi sur de nouveaux défis. Ces derniers comprennent non seulement une éducation bien plus large et approfondie à l’univers numérique, mais aussi une législation qui en précise mieux les limites, dans le respect de l’intérêt général et en dehors de l’influence de ces grands acteurs du numérique, dont les produits et services impactent considérablement la manière dont nous développons nos rapports aux écrans. Dans cette nouvelle forme de rapport parfois totalitaire, nos données personnelles sont utilisées à la fois comme monnaie d’échange et comme instrument de gouvernance, voire de surveillance. Rappelons que le projet du World Wide Web, tel qu’il a été imaginé par son inventeur, le physicien britannique Tim Berners-Lee, visait «
à permettre de faire le lien avec toute l’information où qu’elle soit ». D’évidence, la maximisation du bien commercial a largement pris le pas sur celle du bien social, et il est urgent de réfléchir aux manières d’inverser cette tendance.
Si nous avons parfois insisté sur les dimensions les plus problématiques et critiquables du numérique, c’est avant tout parce que nous croyons, en nous référant aux balises qui guident notre ligne éditoriale, qu’il s’impose que « les êtres humains aient prise sur leur propre existence, qu’ils ne soient pas les jouets de forces qui les dépassent ». Et c’est ainsi que le débat peut et doit s’ouvrir sur un enjeu essentiel : comment imaginer un univers numérique juste, non manipulatoire et égalitaire ? Comment développer ces technologies au service des gens et non au seul profit des géants de la Silicon Valley ? Comment faire des écrans, non des hochets porteurs d’addictions fatales, mais des vecteurs de désaliénation et de progrès ? Ces pages-là sont encore à écrire et comme toujours, les colonnes de Politique restent grandes ouvertes pour accueillir des échanges, contradictoires ou non, sur l’avenir des écrans et des politiques numériques et sur la compatibilité entre démocratie et société numérique.
Jean-Jacques JESPERS
Laurence DIERICKX
Thibault Scohier