Politique
Communauté française : blocages spécifiques
05.05.2011
Malgré de nombreuses ressemblances, les problèmes culturels de la francophonie ne sont pas ceux de la Flandre : l’action multiculturelle y est plus souvent contrecarré e par les tenants d’une identité régionale et/ou locale que par une extrême droite toujours minoritaire.
En lisant le texte d’Eric Corijn sur l’attitude du Vlaams Belang et la culture, on a le sentiment qu’il décrit, avec une loupe grossissante, une réalité perceptible dans le corps politique en Communauté française. Bien sûr, l’appel au «peuple» face aux couches étrangères n’y est pas évoqué tel quel mais la notion «d’élites minoritaires» comme vecteur de malaise a, par contre, très bonne presse. Pour avoir sillonné la Belgique francophone pendant quelques 36 ans afin de soutenir la création et le développement de centres culturels, j’ai pu observer d’assez près les attitudes «localistes» et populistes d’une certaine classe politique mais aussi des notables associatifs. Et constater que, même dans les années qui ont suivi 1968, le choc était souvent frontal entre les tenants d’une action culturelle émancipatrice et questionnante et ceux dont la volonté était de reléguer la culture dans des compartiments «bourgeois» ou «récréatifs». Reste que la question est complexe. Au sein même de la société civile progressiste, les opinions n’étaient pas – et ne sont toujours pas – convergentes. Ainsi, les représentants du mouvement ouvrier adoptaient-ils parfois des attitudes frileuses à l’égard de la création culturelle en arguant qu’elle était éloignée des préoccupations des travailleurs. Pour eux, l’éducation populaire (qualifiée – improprement selon moi – d’«éducation permanente») devait être centrée sur une pratique culturelle accessible avec facilité, sans médiation par l’art et produisant un discours et des pratiques dites «concrètes ».
Il y eut d’ailleurs une sorte de rapport de force, porté principalement par le Mouvement ouvrier chrétien, début 1970, destiné à obtenir de nouveaux moyens pour l’éducation populaire, comparables à ceux qui venaient d’être dévolus à la création des centres culturels (arrêté royal du 5 août 1970). Ce même rapport de force se retrouvait au sein de ces mêmes centres culturels constitués comme institutions pluralistes cogérées par les pouvoirs publics subsidiants et les associations socioculturelles. Ces centres étaient venus remplacer, en quelque sorte, l’éducation populaire dispensée par les maisons du peuple et les paroisses, et entendaient faire la synthèse avec des produits culturels plus novateurs et/ou plus élitaires. Une démarche initiée dans la foulée de mai 68 par les classes moyennes éduquées, désireuses d’échapper aux chapes de plomb morales qui prévalaient jusqu’alors.
Culture de proximité ?
En fait, la fonction de l’art évoquée par Eric Corijn, c’est-à-dire un vecteur d’interrogation et de déconstruction du regard jeté sur la réalité, n’est acceptée que par des minorités peu aisées à classer. On y retrouve tant des personnes à haut niveau de scolarité que certaines élites autodidactes intéressées par le potentiel de subversion de l’art dans la société. Dans le cas particulier de la Wallonie, une action culturelle résolument cosmopolite est plus souvent contrecarrée par des milieux soucieux de préserver l’identité wallonne et/ou rurale que par une extrême droite toujours minoritaire. Une insistance «localiste» encouragée par le discours officiel de la «technocratie culturelle progressiste» qui soutient avec force l’action culturelle dite «de proximité» et de développement communautaire, ce qui est souvent compris comme protectionnisme du localo-local. Cette attitude est encore aggravée par la concurrence entre toutes les cités wallonnes de quelque importance pour acquérir le titre de «première» ville culturelle. La classe politique n’accorde donc son soutien à un projet culturel que s’il apporte une plus value en termes «d’affirmation emblématique». Cela permet certes aux responsables de dénier à Bruxelles son rôle de capitale mais les contraint aussi à ne privilégier que des projets «événementiels».
Tempérer les plus optimistes
Dans tout cela, l’extrême droite, en tant que telle, n’a, jusqu’à présent, pas son mot à dire. En son temps, la commission nationale du Pacte culturel avait d’ailleurs permis de ne pas prendre en compte le Front national dans la répartition pluraliste de certains centres culturels. Ceci étant, il est difficile d’estimer l’effet de la culture en tant que frein à l’avancée des thèses d’extrême droite. La Louvière, par exemple, a investi depuis des décennies dans la culture sous toutes ses formes : centres culturels, musée, bibliothèques, centres de rencontres… sans pouvoir empêcher une forte progression électorale du Front national.
Bien sûr, de nombreux autres paramètres sont à prendre en compte et d’abord la dégradation de la situation économique. Il n’empêche que ceux qui mettent leurs espoirs dans la culture en tant que vecteur de «lien social» ou «d’intelligence sociale», destiné à empêcher la peur et la haine de s’installer, doivent tempérer leur optimisme sur cette question. Je suis globalement d’accord avec les thèses d’Eric Corijn sur le cosmopolitisme urbain comme porteur de vraie libération culturelle. Avec cette précision que la quête d’identité – qui, selon moi, est toujours imaginaire et non essentialiste – est une demande de reconnaissance des minoritaires. S’il existait un réel multilinguisme dans la cité, si par exemple, l’arabe ou le turc étaient vraiment reconnus ainsi que les patrimoines d’origine étrangère, il y aurait sans doute moins de crispations identitaires négatives à l’œuvre. Comment en effet se métisser si on est nié ? On le voit, le rôle de la culture dans les enjeux de société est loin d’être évident. Mais je suis d’accord qu’il faut choisir son camp… tout en nuances.