Retour aux articles →

Comment les socialistes se sont divisés

99320_ca_object_representations_media_3075_medium
99320_ca_object_representations_media_3075_medium
Ce texte est d’abord un témoignage. L’auteur a adhéré au PSB encore unitaire en 1977 et y est resté jusqu’en 2000. Il a vécu de l’intérieur le processus qui a abouti à la séparation entre Flamands et francophones, une séparation qu’il n’a toujours pas digérée.
Cet article a paru dans le n°113 de Politique (septembre 2020).

Ce retour sur un itinéraire militant socialiste s’effectue à un moment particulier. Ce n’est pas rien d’apprendre sur un court laps de temps que les partis socialistes ont décidé de cohabiter à nouveau au sein d’un même immeuble, et qu’ils entament ensemble des négociations pour gouverner… avec la droite dure nationaliste. Et pas n’importe quelle négociation : elle comporte entre autres un énième démantèlement de l’État avec en bonus une modification des institutions bruxelloises.

Métis de père francophone et de mère flamande, me voilà à nouveau confronté aux errances identitaires de notre « pays petit aux frontières internes[1.« Le Pays petit », chanson de Claude Semal, album Les
convoyeurs attendent,1982.] ».

Au passage, un questionnement me taraude : les habitants de ma ville-région vont-ils connaître un régime d’apartheid social ?

La fin des années 1970

Un trajet diversifié au sein du mouvement de la paix et des mouvements sociaux urbains, puis à la Régionale FGTB de Bruxelles, m’a fait connaître des univers militants où il n’y avait pas de grandes tensions d’ordre communautaire. Les enjeux sont le désarmement, l’arrêt de la « bruxellisation » de la ville, la conquête du « contrôle ouvrier » dans les entreprises, la défense – déjà – des acquis sociaux. C’est l’époque où la troupe De Internationale Nieuwe Scene fait un tabac partout en jouant alternativement en français ou en néerlandais la pièce Mistero Buffo de Dario Fo. Je retrouve un peu cette proximité dans l’action aujourd’hui dans les mouvements concernant le climat et le racisme.

« Changer la vie, ici et maintenant » proclame la gauche socialiste française mobilisée dans une dynamique d’union de la gauche. Encouragé par ce contexte, je me décide à m’engager en politique au PSB en 1977.

Et, en fait d’union, je suis servi : le parti se divise en 1978, notamment (mais pas seulement) sous la pression des Rode Leeuwen[2.Groupe de pression créé à Bruxelles par des socialistes flamands (NDLR).]. Sur le terrain, le malaise des Bruxellois socialistes, tant francophones que néerlandophones, est profond : cette scission, on ne l’a pas voulue ni demandée. Les « autres » ce sont des cousins, des amis, des compagnons de combat politique de longue date. C’est un déchirement.

Mais je perçois aussi chez une partie des militants francophones, et particulièrement chez les leaders, un ressentiment contre « les Flamands » qui me surprend. On y sent l’impact de la poussée du FDF, et du mépris de l’élite bourgeoise bruxelloise pour la culture flamande[3.« Le libre examen, cela se pratique en français », déclaration du recteur de l’ULB M. Bazin à Lydia De Pauw-Deveen. In « De erfenis van de Rode Leeuwen », Brussel Deze Week, 03.10.2008]. Mais d’abord et avant tout la crainte de perdre des positions de pouvoir, dans les communes notamment.

À la FGTB, à la mutuelle socialiste, c’est autre chose, on ne veut pas d’une division des travailleurs perçue comme un affaiblissement majeur face au monde du profit. La phrase d’un membre néerlandophone de ma section syndicale me revient : « Nous on n’en voulait pas, mais depuis que tous ces avocats et ces intellectuels ont pris la direction du Parti, ça a mal tourné. »

Les évolutions institutionnelles sont vécues d’abord comme des contraintes exogènes auxquelles ces mouvements sont forcés de s’adapter et qui entraînent par ricochet des tensions internes autour des structures syndicales. Ce qui vit chez les leaders du plus important parti de la gauche a inévitablement une influence sur le climat au sein du syndicat.

Sous le leadership de Georges Debunne, bête noire de la droite et du patronat, la FGTB préserve, difficilement mais sûrement, son unité[4.G. Debunne, J’ai eu mon mot à dire, Mémoires, Labor, 1988.]. Celle-ci est menacée, non pas par « les Flamands »… mais par des militants syndicaux membres du Mouvement populaire wallon. Les « réformes de structure » revendiquées par la FGTB s’étaient subitement transformées chez certains en revendication du fédéralisme, laissant certains compagnons de lutte de Renard quelque peu perplexes. Ainsi René De Schutter, secrétaire général de la FGTB de Bruxelles, évoque un « jacobinisme politique » et compare André Renard à Georges Sorel[5.R. De Schutter, « Dix ans de textes à l’intérieur du syndicat », Contradictions, 1976.]. Cette évolution sous-nationaliste de certains cercles militants de la gauche wallonne culminera plus tard dans la scission de la Centrale des métallurgistes FGTB, réussissant ainsi le tour de force d’affaiblir le mouvement syndical. Les mutualités, univers plus feutré, adaptent, elles aussi, leurs structures à la nouvelle donne institutionnelle avec tout aussi peu d’enthousiasme car l’on voit bien le péril qui menace la « cathédrale » de la Sécurité sociale.

Des missiles à José Happart

L’ampleur croissante du mouvement d’opposition aux missiles nucléaires conduit par le CNAPD au début des années 1980 est vécue très différemment dans les partis socialistes. Pendant que le SP.A se range résolument derrière le mouvement, le PS se fait plus hésitant.

Il faut dire que Henri Simonet, digne héritier de l’atlantiste Paul-Henri Spaak[6.M. Liebman, « P.H. Spaak ou la politique du cynisme », in Cent ans de socialisme belge, Contradictions, 1985.], considère comme François Mitterand que « les missiles sont à l’Est et les pacifistes à l’Ouest ». Le mot d’ordre est donc d’être dans le mouvement mais avec réserve, consigne que je m’empresserai de ne pas suivre.

Un autre dossier soulèvera également des tensions, et c’est peut-être méconnu, à l’intérieur même du PS Bruxellois : le ralliement de José Happart au PS, en même temps que l’explosion du Rassemblement wallon en deux ailes, l’une rejoignant le PRL, l’autre le PS. L’homme est proposé comme tête de liste aux élections européennes, devant la sortante Raymonde Dury qui a le soutien enthousiaste de la base militante.

Une vaste campagne de promotion du nouveau « produit » est engagée. On m’assure que Happart est « très à gauche », puis, devant mon scepticisme argumenté, on me vante la realpolitik. Là, c’est plus clair bien sûr. L’opération vise avant tout à faire des voix en surfant sur l’affaire des Fourons, à rallier l’aile gauche (RPW) de militants et élus du RW et, chemin faisant, aussi quelques figures progressistes du FDF comme Serge Moureaux. Point.

De leur côté, mes amis socialistes flamands dénoncent la montée en puissance au sein du SP.A d’un courant « blairiste » assez poreux par rapport au discours nationaliste. On l’a vu lors de la constitution de la majorité communale à Anvers. Cela revient plus récemment avec un Conner Rousseau qui tient un discours racoleur sur le thème de la connaissance du néerlandais par les « allochtones » et Melissa Depraetere, députée fédérale, déclarant que le cordon sanitaire est « la plus grande bêtise qu’on ait imaginé ».

Rapprochement à Bruxelles et à l’Europe, fragmentation au plan belge

La création de la Région de Bruxelles va insensiblement changer la donne. Au fil du temps, les enjeux urbanistiques et sociaux (et le risque de voir la Région bloquée par le groupe linguistique néerlandophone) vont amener progressivement un rapprochement des socialistes bruxellois des deux rôles linguistiques durant les années 1990. Cela mènera à un nombre croissant de listes communes ou de participation communes dans les majorités communales et au plan régional. Dans l’aile la plus à gauche du parti et au sein de la FGTB bruxelloise, ce sont des retrouvailles dont on se réjouit

Au plan européen, la dynamique commune des socialistes belges est forte (souvent aussi avec les élus verts belges), alors qu’on ne peut vraiment pas en dire autant des relations entre les différents membres du groupe socialiste au Parlement européen. Cela me frappe notamment sur les dossiers des droits sociaux mais aussi en matière de défense des droits humains.

C’est devant ces deux constats que l’on mesure l’énorme erreur commise en 1978 : ne pas avoir maintenu au moins une coupole ou fédération belge socialiste. On aurait dû en quelque sorte prendre à la lettre la revendication fédéraliste pour préserver et stimuler toutes les possibilités d’unité dans l’action politique. Mais non, le choix a été celui de la division, de la course aveugle derrière les sous-nationalismes, culminant dans des épisodes de positionnement séparé, les uns dans la majorité, les autres dans l’opposition.

Ce constat m’amènera à adhérer à une tentative de rapprochement, s’accompagnant d’un appui à la création d’une circonscription électorale fédérale, sous le label « Socialistes Progressistes Belges – Belgische Progressieve Socialisten ». On y retrouvait de rares élus des deux partis, quelques syndicalistes. Mais elle fut accueillie avec des sourires polis et ne parvint pas à porter un vrai débat interne dans les partis. La realpolitik, camarades…

Paradoxe

Ce bref témoignage est certes un peu aigre-doux. Comment pourrait-il en être autrement ? La fragmentation sous-nationaliste de la gauche belge l’a affaiblie structurellement et durablement, la cantonnant dans une attitude défensive pour atténuer les effets sociaux du rouleau compresseur néolibéral. C’est ce que Gregor Chapelle nomme avec raison l’action politique « régressiste[7.G. Chapelle, Lettre à mon parti , Couleur Livres, 2008.] ». Les convergences à droite, elles, ne s’embarrassent pas vraiment de considérations communautaires[8.En ce y compris dans le monde des affaires douteuses où l’on voit certains Liégeois s’entendre comme larrons en foire avec certains Anversois. Ou dans la politique d’enfermement des demandeurs d’asile de Th. Francken appuyée avec le sourire par G.-L. Bouchez.].

Il ne s’agit pas ici du énième débat, toujours difficile, parfois stérile, sur la participation ou non à des gouvernements (avant-dernier épisode : l’échec d’une majorité de gauche en Wallonie).

C’est un débat plus profond : comment bâtir une société solidaire en pratiquant structurellement la division ? comment vouloir faire reculer les discriminations en pratiquant si pas le rejet, en tout cas la méfiance de l’autre parce qu’il a une autre culture ? Comme le soulignait un sage du XXe siècle, « la fin est dans les moyens, comme l’arbre est dans la semence[9.M.K. Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969.] ».

Ce n’est pas, contrairement à ce qu’avançaient certains de mes interlocuteurs au sein du PS, un choix à faire entre realpolitik et utopie. C’est, au contraire, voir la réalité en face au lieu de se laisser aveugler par l’idéologie dominante. La réalité des rapports de force est, comme on le sait, que plus on est unis dans l’action, plus on est forts.

Bien sûr, le choix d’un maximum d’unité dans l’action n’interpelle pas uniquement les partis socialistes. Mais ceci est une autre histoire…

(Image de la vignette et dans l’article sans doute sous copyright ; affiche du PSB datant de 1968, issue du fond de l’IHEOS (Institut d’histoire ouvière, économique et sociale).)