Partis politiques • Racisme
Comment les médias flamands traitent les partis populistes de droite
16.04.2021
Cet article a paru dans notre n°111 (mars 2020).
Dans cette contribution[1.Cet article, titré « Hoe driest gaan de Vlaamse media om met rechts-populisme? », a été publié dans Samenleving & Politiek, février 2019.], j’examine de plus près le paysage médiatique flamand. Plus précisément, je retrace l’évolution des attitudes des journalistes contre les mouvements populistes d’extrême droite. On verra que ces attitudes ont énormément changé au cours des deux dernières décennies[2.2.Voir aussi L. de Jonge, “The Populist Radical Right and the Media in the Benelux: Friend or Foe?”, International Journal of Press/Politics, décembre 2018.].
Stratégie des médias
L’Europe connaît en ce moment un virage global vers la droite. Les partis populistes se réclamant d’une droite radicale accumulent les victoires électorales. Même des pays qui ont longtemps semblé à l’abri de ces mouvements, comme l’Allemagne et l’Espagne, ont dû faire face à l’émergence de nouvelles formations d’extrême droite qui s’opposent farouchement à l’establishment, à l’immigration et à l’Union européenne. La Flandre a été confrontée à ce phénomène beaucoup plus tôt. Déjà au début des années 1990, le Vlaams Blok a réussi à convaincre un grand nombre d’électeurs : lors des élections fédérales de 1991, ce parti avait réalisé sa première percée nationale avec 10,3 % des voix flamandes. Dans les médias, ce jour fut baptisé « Dimanche noir » (Zwarte Zondag).
La montée des mouvements populistes de droite radicale confronte les partis politiques traditionnels et les médias à une question délicate : quelle attention les personnalités politiques et les journalistes devraient-ils accorder à ces groupes ? Plus directement : de quelle tolérance les médias devraient-ils faire preuve à l’égard de partis intolérants ?
D’un point de vue purement théorique, les rédactions – tout comme les partis politiques établis – ont le choix entre deux options. Les journalistes peuvent décider soit d’isoler systématiquement les mouvements de droite radicale, par exemple en établissant un « cordon sanitaire médiatique » autour des partis qui les représentent, soit d’engager un débat avec ces partis. Ce qui peut être fait de différentes manières. Les journalistes peuvent choisir de les interpeller sans ménagement dans le but de mettre en évidence l’arrière-fond de leurs propositions. Mais les médias peuvent également adopter une position « neutre » en abordant ces partis comme s’ils étaient des acteurs normaux du processus démocratique. De plus, les médias peuvent inviter des responsables de ces partis, en leur offrant une tribune ou en accordant une attention disproportionnée à des thèmes que ces partis mettent en avant, comme la migration et la sécurité.
Le paysage médiatique flamand sous la loupe
En pratique, cependant, ces stratégies sont difficiles à distinguer. Avec le recul, il est possible d’analyser l’attitude des médias flamands à partir de ce cadre théorique. Comment les journalistes flamands ont-ils géré la montée du Vlaams Blok ? Comment les lignes éditoriales ont-elles évolué pour rendre compte des mouvements populistes d’extrême droite ? Comment les journalistes conçoivent-ils leur fonction sociale, et comment justifient-ils leur position particulière ? En Flandre, cette discussion dure depuis plus de trois décennies, mais depuis la récente apparition à la télévision de Dries Van Langenhove, le fondateur du groupe Schild & Vrienden, dans Terzake[3.Terzake est l’émission politique quotidienne de la télévision publique flamande VRT (Canvas). Voir cette interview sur YouTube, 9 janvier 2019. (Mots-clés : Van Langenhove, Terzake) (NDT)], elle est relancée[4.Voir, sur le site du quotidien De Standaard, « Panda, paria, posterboy » (11 janvier 2019) à propos de Dries Van Langenhove (NDT).]. La question est complexe et reste sensible. Dans les rédactions, elle fait l’objet de discussions régulières.
Pour comprendre le point de vue actuel des médias flamands, il faut remonter à 1988, l’année où le Vlaams Blok a percé au niveau local. Aux élections communales, ce parti a remporté alors plus de 17 % des voix à Anvers. Lorsque, un an plus tard, il a également remporté un siège aux élections européennes, les autres partis ont décidé de boycotter systématiquement le Blok. Sous l’impulsion du député d’Agalev Jos Geysels, les représentants du CVP (Herman Van Rompuy), du PVV (Annemie Neyts), du SP (Frank Vandenbroucke), du VLD (Jaak Gabriëls) et de la Volksunie (Paul Van Grembergen)[5.Le nom de tous les partis flamands ont changé depuis. Agalev est devenu Groen. Le CVP est devenu le CD&V, le SP est devenu SP.A, le PVV est devenu l’Open VLD et la Volksunie a explosé, sa fraction la plus conservatrice ayant donné naissance à la N-VA (NDT).] ont signé un protocole dans lequel ils ont engagé leurs partis à ne conclure d’accords politiques avec le Vlaams Blok à aucun niveau de pouvoir. Selon les signataires, le motif du « cordon sanitaire » était que le Vlaams Blok tournait le dos aux droits de l’Homme et aux principes fondamentaux de la démocratie[6.S. Damen, “Strategieën tegen extreemrechts: Het cordon sanitaire onder de loep”, Tijdschrift voor Sociologie, 22 (1), 2001, p. 89-110.].
Comment traiter le Vlaams Blok
Initialement, le Vlaams Blok n’a pas été abordé dans les médias comme un parti politique ordinaire. Les journalistes belges ont généralement estimé que les médias ne devraient pas offrir une tribune à des personnalités politiques dont les vues et les opinions étaient contraires aux valeurs de la démocratie.
En Communauté française, les journalistes ont passé en 2010 un accord formel par lequel leurs médias « s’interdisent de donner l’accès aux tribunes et débats électoraux qu’ils diffusent à des représentants de partis, mouvements ou tendances politiques prônant des valeurs liberticides ou racistes[7. Voir sur le site du Conseil supérieur de l’audiovisuel.] ». Le média public RTBF s’est strictement conformé à cet accord[8.Après les élections de 2010, un débat politique conjoint RTBF-VRT devait avoir lieu avec des représentants des partis des deux côtés de la frontière linguistique, mais il a été bloqué par un membre du conseil d’administration de la RTBF, car, selon lui, une représentation en direct du Vlaams Belang irait à l’encontre des principes du cordon sanitaire médiatique francophone.]. Ainsi, les personnalités politiques ayant des convictions antidémocratiques ne sont jamais interrogées en direct et ne sont jamais invitées à participer à des débats télévisés ou radiodiffusés[9. Bien que le cordon sanitaire médiatique se concentre principalement sur la politique nationale, il s’applique également à des personnalités étrangères. Marine Le Pen, par exemple, n’apparaît jamais en direct dans les médias belges francophones.]. Les éditeurs de chaînes commerciales et de journaux y adhèrent également, pendant et en dehors des campagnes électorales[10.La victoire de Trump a une fois de plus provoqué des discussions sur la manière de traiter avec l’extrême droite, mais il existe toujours un consensus parmi les rédacteurs en chef francophones sur le maintien du cordon sanitaire médiatique.]. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de reportage sur l’extrême droite dans les médias francophones. Le but de cette stratégie médiatique n’est pas de réduire ces mouvements au silence, mais de les assécher complètement avant qu’ils ne puissent s’enraciner. Comme l’a dit l’un des cofondateurs du cordon médiatique de la RTBF : « Une fois que le ver sera dans la pomme, il continuera son chemin, et puis le fruit sera pourri ».
Isoler ou se confronter ?
En Flandre, cependant, un tel cordon médiatique n’a jamais été clairement énoncé. En conséquence, il a été appliqué de manière moins cohérente qu’en Belgique francophone. La stratégie de négation des médias s’est rapidement transformée en confrontation : au lieu d’isoler le Vlaams Blok, le journalisme flamand a préféré se confronter aux opinions de ce parti d’une manière particulièrement critique[11. Le VB s’en plaint d’ailleurs régulièrement. Voir D. Voorhof, “Van kiesstrijd tot rechtsgeding: het VB en de media”, Samenleving & Politiek, 2007/, p. 50-56.]. Le but de cette stratégie médiatique était de discréditer le parti afin qu’il ne soit pas considéré comme « normal ». Surtout pendant les périodes électorales, les médias flamands se concentrent sur cette « stratégie de démasquage »[12. Voir K. De Swert, “Tussen vergeetput en schandpaal: strategieën tegen extreemrechts in drie Vlaamse kranten”, 2001, Département des sciences politiques et sociales, Université d’Anvers, et P. Van Aelst, “Toeschouwer, speler of scheidsrechter? Een studie naar de rol van de media in de verkiezingscampagne van 2003”, 2007, Bruges, Belgique, Vanden Broele.].
En 1999, à l’initiative de l’organisation bruxelloise « Extrême droite ? Non, merci », des scientifiques et des journalistes de journaux flamands de qualité ont élaboré un certain nombre de recommandations sur la manière de traiter l’extrême droite. Ils se sont basés principalement sur les directives néerlandaises et ont conseillé aux rédactions flamandes de se limiter à ne donner la parole qu’aux seuls porte-parole officiels de l’extrême droite[13. Par exemple, en évitant de mentionner l’extrême droite dans les titres de journaux, ou en ne publiant aucune lettre de lecteur en provenance de l’extrême droite.]. Au début des années 2000, il y avait en effet toujours un large consensus au sein des rédactions flamandes pour lutter contre le Vlaams Blok. Par exemple, 17 mai 2003, soit la veille des élections fédérales, De Standaard publiait des articles de ses rédacteurs où chacun exposait cinq raisons de voter pour ou contre les principaux partis flamands, mais tous déclaraient explicitement qu’il n’y avait aucune raison de voter pour le Vlaams Blok : « Les éditeurs ont délibérément mis ce parti sur le même pied que les autres ces derniers mois. Nous avons également analysé son programme, vérifié son bon fonctionnement au Parlement et examiné la qualité de son personnel politique. Après mûre réflexion, nous avons décidé qu’il n’y avait aucun argument valable pour voter en faveur du Blok. »
La VRT, qui avait à l’époque deux représentants du Vlaams Blok au sein de son conseil d’administration, a également pris clairement position contre ce parti. Dans un mémorandum spécial, elle a déclaré à l’automne 2001 qu’elle serait particulièrement prudente en matière de reportage sur le Vlaams Blok, qui n’est « pas un parti politique comme les autres[14.Voir P. Schafraad, “Controversial outsiders: a cross-national study of media attention to the far-right, 1986–2004”.] ». La directive demandait de ne pas accorder de tribunes ouvertes aux groupes qui menacent la société pluraliste et démocratique, mais seulement de mentionner des opinions dignes d’intérêt ou « pertinentes sur le plan journalistique ».
Le tournant
L’attitude des médias flamands envers la droite radicale a complètement changé au début des années 2000. À mesure que le Vlaams Blok gagnait en influence, la couverture médiatique devenait de plus en plus nuancée. Les médias considèrent de plus en plus le Vlaams Blok comme un parti « normal ». Selon plusieurs journalistes, 2004 marque le tournant officiel. Cette année-là, le Vlaams Blok a été condamné pour racisme, après quoi il s’est rebaptisé Vlaams Belang. C’est également l’année où ce parti atteint son apogée électoral avec 24 % des voix. Pour les médias, c’était un signal pour traiter de plus en plus le parti comme un acteur « normal ».
Aujourd’hui, les médias flamands adoptent une approche plus clémente à l’égard des groupes populistes d’extrême droite. Le rédacteur en chef de Gazet van Antwerpen déclare : « Il y avait beaucoup de discussions au sein du comité de rédaction à l’époque : “C’était si génial ?”, “Encore une fois Filip Dewinter ?”, “Ne mettez pas cela en première page !” et “Gardez cela pour les pages régionales”… Ce sont les discussions que nous avons eues en permanence. Mais je pense que nous sommes devenus plus adultes. […] Le Vlaams Belang est un parti que nous abordons avec prudence, mais avec lequel nous parlons. »
La couverture de la droite radicale a également été « normalisée » dans les journaux flamands « de qualité » au cours des années 2000. En septembre 2004, De Standaard a donné pour la première fois une tribune libre au Vlaams Blok[15.Sous la plume de Filip Dewinter, figure de proue du VB à Anvers.]. Du côté de De Morgen, il faudra attendre jusqu’en juin 2016 pour que le journal publie pour la première fois un long entretien avec Filip Dewinter[16.Cet entretien était titré « Pourquoi ne puis-je pas dire que je suis fier d’être blanc ? » (NDLR).]. Dans un éditorial qui rendait compte de cette première, le rédacteur en chef Bart Eeckhout justifiait ce virage : « De Morgen ne considère toujours pas le Vlaams Belang comme un parti comme les autres. […] Le projet de société porté par Filip Dewinter est loin de la société ouverte, libre et égalitaire que ce journal veut promouvoir. C’est précisément pourquoi nous croyons que sa voix doit être entendue, également largement dans De Morgen. Ce “journal indépendant” a une conviction sociale. Il n’y a pas de quoi en avoir honte. L’intérêt journalistique, en particulier pour les opinions perturbatrices, divergentes et contradictoires, fait partie intégrante de cette conviction. » Cette ligne s’est poursuivie depuis lors. En mars 2018, par exemple, De Morgen a publié une longue interview avec Dries Van Langenhove, le fondateur alors inconnu de Schild & Vrienden qui allait plus tard rejoindre le Vlaams Belang. Cette initiative avait stupéfait de nombreux lecteurs.
Comment expliquer cette évolution ?
Les positions des rédactions flamandes par rapport à la droite radicale ont énormément changé au cours des deux dernières décennies. Trois raisons expliquent cette évolution.
Première raison. Il est tout simplement extrêmement difficile de maintenir un cordon sanitaire médiatique contre un parti comptant un grand nombre d’électeurs. Selon de nombreux rédacteurs en chef, les médias ne pouvaient pas faire autrement que de donner au Vlaams Blok une place dans leurs reportages. Certes, pour un journal régional tel que la Gazet van Antwerpen, où le Vlaams Blok était extrêmement populaire au départ, il était extrêmement difficile de justifier la stratégie de l’ignorance. Et une fois que le cordon sanitaire médiatique est rompu, il est presque impossible de le restaurer par la suite.
Deuxième raison. L’évolution de l’attitude des journalistes flamands peut également s’expliquer par des changements à grande échelle de l’ensemble du système médiatique. D’une part, l’influence des forces du marché a rendu les considérations commerciales de plus en plus importantes. De ce point de vue, il n’est pas commode d’offenser un grand nombre de lecteurs et de téléspectateurs. D’autre part, les considérations relatives à l’inspiration idéologique ou politique des rédactions ont de plus en plus disparu. Cela a à nouveau à voir avec l’effondrement des « piliers » traditionnels et avec la professionnalisation du journalisme, dans lequel le reportage axé sur une information aussi neutre que possible est devenu central.
Troisième raison. C’est pourquoi de nombreux journalistes flamands pensent aujourd’hui qu’il serait tout simplement « journalistiquement mauvais » de ne pas prendre en compte un parti qui a réussi. Dans un premier temps, ils voient les médias comme un forum où se répercutent les affrontements qui animent le débat de société. Selon eux, la fonction sociale du journalisme consiste donc à rendre audible l’ensemble des opinions. Contrairement à leurs collègues francophones, les journalistes flamands estiment qu’il appartient au lecteur ou au téléspectateur de déterminer ce qui est bien ou mal. C’était exactement le raisonnement de Joël De Ceulaer lors de son entretien avec Dries Van Langenhove dans De Morgen : « Je ne pense pas que les journalistes devraient être paternalistes. La question de savoir quel effet une interview a sur le comportement électoral du lecteur est sans importance pour moi. Je fais juste mon travail. »
Comment gérer médiatiquement le populisme de droite ?
L’effet que la couverture médiatique des partis populistes d’extrême droite a sur leur performance électorale n’est pas évident : l’attention des médias ne mène pas automatiquement à une victoire électorale. Mais, bien que l’influence des médias ne doive pas être surestimée, il est désormais clair que ceux-ci ont un impact. Ainsi, des recherches ont montré à plusieurs reprises que la visibilité du thème « immigration » dans les médias augmente le soutien électoral aux partis anti-immigration. En dehors de cela, l’attention des médias peut légitimer un parti : contrairement aux médias sociaux, les médias traditionnels peuvent lever la stigmatisation comme « partis extrémistes » qui colle souvent aux groupes populistes de droite. Certes, c’est surtout aux premiers stades de la vie d’un parti que les médias peuvent constituer un atout important (et bon marché) pour lui.
Le traitement de la droite radicale reste un défi pour le journalisme. Le rapport évoqué plus haut soulève des questions sur l’évolution des médias et sur le rôle et la responsabilité du journalisme dans le débat social : les médias devraient-ils alerter l’opinion ou « juste » s’en tenir aux faits ? Le journaliste est-il une vigie ou « juste » un intermédiaire ? Où est la frontière entre la respect de la liberté d’expression et le refus de la discrimination ? Et quelle est la mission de l’opérateur public ?
En Flandre, il n’y a pas de charte claire sur la manière dont le journalisme doit traiter le populisme ou l’extrémisme. Mais mes recherches montrent qu’il est important pour les rédactions de faire des accords clairs et formels sur les frontières à ne pas franchir. S’il n’y en a pas, il est tellement plus facile de les déplacer.
(Traduction : Henri Goldman ; Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-SA 2.0 ; photographie d’un local du Vlaams Belang prise à Oudenaarde en 2007 par Umelog.)