Politique
Chronique électorale : essai d’analyse gramscienne
17.10.2018
C’est là que j’appelle Gramsci à la rescousse. Antonio Gramsci (1891-1937), dirigeant communiste italien, est le théoricien se réclamant du marxisme qui a su le mieux intégrer les conditions de l’action politique propres aux démocraties libérales. Je vais me référer au concept gramscien de « bloc historique », en l’appliquant à la séquence électorale qui se prolongera jusqu’en mai 2019.
Bloc historique
Il s’agit de définir les groupes sociaux qui peuvent s’allier autour d’un projet de société à vocation majoritaire. Comme anticapitaliste, Gramsci ne pensait pas qu’on pouvait rassembler tout le monde autour d’un tel projet. Dans une société profondément inégalitaire, les privilégiés n’ont aucune raison d’abandonner leurs privilèges et ils feront tout pour les consolider. Le « bloc historique » de Gramsci devait rassembler la « classe ouvrière » et les « intellectuels ». La première a pour elle la force du nombre, les seconds disposent des armes de la culture nécessaires pour formuler une vision, un projet de société positif.
Un siècle plus tard, la société est beaucoup plus fractionnée, démentant le pronostic d’un prolétariat devenu « classe universelle » en incorporant 99 % de la population contre les 1 % de profiteurs intégraux. Dans les sociétés libérales, entre les « intégralement dominants » et les « intégralement dominés », il y a toute une gradation. Plus aucun groupe social ne peut, à lui seul, constituer une majorité ni même se poser en groupe pivot satellisant les autres. Si on ne renonce pas à transformer la société, il faut viser à la constitution d’un nouveau « bloc historique » compris comme une alliance sociale. Ce qui ne va jamais sans contradictions.
Dans un passionnant débat récent avec la philosophe Chantal Mouffe sur le populisme de gauche, le syndicaliste français Christophe Aguitton définit trois groupes qu’on devrait pouvoir fédérer pour qu’une gauche renouvelée puisse opposer un autre projet de société au néolibéralisme/productivisme en vigueur : le mouvement ouvrier, les « intellectuels précaires » et les jeunes issus de l’immigration qui se heurtent aux discriminations structurelles. Ces groupes sont tous trois présents au cœur des villes, et seulement là. Le premier des trois est en rétractation à cause des mutations du travail et semble de plus en plus se restreindre aux travailleurs « fordistes » et à la fonction publique, mais il est le seul à disposer de positions institutionnelles tandis que, pour les deux autres groupes, c’est exactement l’inverse.
Comment se situent les trois partis de gauche par rapport à ces trois groupes ? Réponse à la grosse brosse.
Le PS, comme parti social-démocrate, est au départ l’expression politique du mouvement ouvrier. Mais, depuis la fin des Trente Glorieuses (1944-1974) et le grignotage de l’État social, les liens se sont distendus. Le PS a maintenu son emprise sur les couches populaires via toutes les structures clientélistes de son « pilier ». Mais sa base sociale vieillit inexorablement et ne sera pas remplacée. Il a très probablement son avenir derrière lui.
Écolo épouse parfaitement la catégorie des « intellectuels précaires », un groupe en pleine expansion au cœur des villes, à haut capital culturel mais en précarité sociale croissante. C’est le lot de très nombreux universitaires qui ne trouvent plus leur place sur le marché du travail et qui souvent n’y aspirent même plus. Certains critiques d’Écolo parlent péjorativement d’un électorat « bobo » sans jamais définir le terme. À Bruxelles, ce groupe a une caractéristique supplémentaire : il est intensément cosmopolite. Les jeunes universitaires issu·e·s de l’immigration n’ont pas oublié d’où ils/elles viennent, en termes de statut social et de profil ethnoculturel. Ce n’est pas sans rapport avec sa très grande ouverture à l’accueil des nouveaux migrants. Paradoxe : des trois partis classés gauche, c’est le casting d’Écolo qui est aujourd’hui le moins diversifié. Comme si ce parti n’était pas conscient de la nature du groupe dont il est de plus en plus l’expression.
Quant au PTB, il recrute principalement son électorat auprès des laissés pour compte d’un État social définancé qui ne joue plus son rôle. Il s’agit sans doute du groupe le plus désespéré des trois et celui qui est spontanément le moins en phase avec l’orientation politique, en l’occurrence marxiste, du parti qui récolte ses suffrages. Logique : c’est aujourd’hui le seul vote disponible pour exprimer une protestation globale sans nuance qui, dans d’autres sociétés, aurait pu se reporter sur une extrême droite inexistante dans la partie francophone du pays[1]. Les dirigeants du PTB sont d’ailleurs parfaitement conscients de l’ambiguïté de certains votes en sa faveur.
La construction d’un « bloc historique » articulant trois groupes aussi différents qui, pourtant, ont tous les trois de bonnes raisons de s’opposer au néolibéralisme/productivisme, est un travail de longue haleine. Elle est pourtant indispensable dans la mesure où aucun de ces trois groupes ne peut incarner à lui seul l’alternative. De même, l’existence à gauche de trois partis politiques traduisant peu ou prou les aspirations parfois divergentes de ces trois groupes est une donnée irréductible pour encore une longue période. Est-il possible de valoriser les aspirations qui sont à l’intersection de ces démarches, en articulant utilement concurrence et convergence ? Pour qui aspire à une refondation de la gauche, c’est toute la question.
[1] L’absence de l’extrême droite dans nos régions est d’ailleurs un fait exceptionnel en Europe. Ce sera l’objet d’une autre chronique.