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Chers camarades ! Répression en Union soviétique

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Comment représenter, au cinéma, l’ère soviétique sans tomber dans une lecture morale facile ? Comment rendre justice à des personnes vivant dans un régime ultra-vertical et contrôlé sans leur donner l’air d’automates résignés ? A ces questions, le réalisateur russe Andreï Konchalovski répond avec son dernier long métrage : Chers camarades ! À la fois hommage au cinéma soviétique et œuvre (très) critique sur la réalité politique de l’URSS, il sort ce mercredi en salle.

Une grève, dans un État ouvrier ? Voilà qui est impensable, irréaliste… et dangereux ! Car après tout, dans l’URSS des années 1960, le socialisme est réalisé. Les crimes staliniens sont de l’histoire ancienne, enterrés par Khrouchtchev en 1956 – même si le portait du Père des peuples fixe encore un peu partout les citoyennes[1.Dans cet article le féminin fait office d’indéfini ; dans certains cas précis, on trouvera des contre-exemples, par exemple quand une fonction est présentée dans l’œuvre comme étant ultra-majoritairement masculine.] soviétiques. Non, l’URSS c’est l’abondance, la réalisation du rêve de Marx et de Lénine… Et c’est pour cette raison qu’en juin 1962, les grévistes de la ville de Novotcherkassk devaient être éliminées ; non seulement tuées, arrêtées, déportées… mais aussi oubliées, totalement.

Chers camarades !, le dernier film du réalisateur russe Andreï Konchalovski revient sur ces évènements, aujourd’hui largement oubliés : la grève de l’usine de locomotives de Novotcherkassk – causée en grande partie par l’augmentation des prix du pain et du lait, ainsi que la baisse des cadences (et donc des salaires), toutes deux décidées simultanément – et sa répression sanglante par l’Armée rouge et le KGB. S’accrochant au point de vue d’une responsable locale du Parti communiste, Lioudmila Siomina (Ioulia Vyssotskaïa), il montre avec une grande justesse toutes les nuances de la société soviétique de cette époque. C’est la plus grande force du long-métrage : sa capacité à animer la diversité d’un monde social totalitaire sous bien des aspects.

Une société complexe

En effet, la Guerre froide a eu pour conséquences d’emballer toute l’histoire de l’URSS dans un même cliché, celui d’une organisation sociale verticale, grise et terne, dans laquelle la liberté n’existe tout simplement pas, ou alors dans des marges très réduites et dissidentes. Au contraire, Chers camarades ! parvient à rendre toute la complexité des rapports de force entre la dimension totalitaire du Parti et de sa propagande et, en même temps, les espaces au sein desquels les citoyennes pouvaient agir et espérer. Il s’attarde aussi sur les courants qui, au sein même du Parti communiste, pouvaient s’opposer, souvent implicitement, et sur le courage de quelques fonctionnaires et militaires croyant sincèrement être au service du peuple.

Ainsi de ce haut gradé qui refuse, malgré les ordres des responsables du Parti, de donner aux soldats des munitions pour « contrôler » le mouvement de grève. Comme il l’exprime dans une réunion (qui ressemble surtout à un peloton d’exécution verbal) : la Constitution soviétique interdit à l’armée d’ouvrir le feu sur des citoyennes soviétiques. Ainsi de ces soldats (qu’on présente comme des élèves de l’École militaire) qui fraternisent avec les manifestantes ou ceux qui s’effondrent en pleurs après le massacre. Ainsi d’un des plus hauts responsables du Parti qui propose de régler la situation en faisant primer la compréhension sur la répression – rapidement mis en minorité, il s’aligne sur la ligne dure, défendue par d’autres ministres et officielles locales.

Le personnage principal de Lioudmila Siomina est le meilleur exemple des nuances qu’A. Konchalovski a voulu mettre en avant. Elle voue un véritable culte à Staline, fait partie des plus virulentes défenderesses de la répression, croit dur comme fer à la nécessité de la discipline et de l’obéissance vis-à-vis du Parti ; mais dans ses gestes quotidiens, elle privilégie toujours l’individu, ne dénonce pas « les ennemis du peuple » et assiste au massacre avec une sidération tout à fait dénuée de satisfaction ou de fascination. Sa fille, qui rejoint les grévistes aux côtés de nombreuses adolescentes et étudiantes, représente une jeunesse qui n’a pas connu l’ère stalinienne et qui croit vraiment aux libertés factices promises par le régime. Lorsqu’elle disparaît suite au massacre des manifestantes, la foi de Lioudmila dans le système soviétique commence à se fissurer ; à la fin, elle fera primer la sécurité de sa famille sur la loi du Parti.

La répression et le contrôle totalitaire

A. Konchalovski explore également la manière dont se met en place la répression et la tentative du Parti d’éviter l’extension de la révolte. L’armée, qui refuse au début l’option la plus violente, est doublée par le KGB, dont les snipers tirent dans la foule et causent le premier massacre. Une fois la mécanique de l’écrasement enclenchée, plus de retour en arrière possible : toutes les traces doivent être effacées. On retrouve ici un des points centraux du contrôle totalitaire ; il n’y a qu’une vérité, celle du Parti et la vérité dans ce cas, c’est qu’il n’y jamais eu de massacre. Les corps des manifestants disparaissent dans des cimetières aux alentours, entassés dans des tombes déjà occupées ; on fait jurer à toutes d’oublier les évènements, sous peine d’exécution ou de déportation. Si la réalité s’en mêle, on la tord. Voyez l’asphalte couvert du sang des morts : impossible à nettoyer, on l’enterre aussi sous une nouvelle couche ! Et puis, au même emplacement, on organise un bal, où affluent des fidèles du Parti, pour danser sur les dernières traces, comme pour tasser, encore un peu plus, la mémoire.

Les relations humaines se trouvent forcément entremêlées à cette construction de faits alternatifs et au besoin, sans cesse renouvelé, de voir le régime plébiscité envers et contre tout. On le voit à travers Lioudmila, ses collègues, ses supérieures, toutes les réunions, meetings et conférences organisées par le Parti pour renforcer son unité idéologique. La réalisation laisse une grande place à l’individu collectif qu’est « le cadre soviétique » et dont le rôle est de surveiller et d’éduquer le peuple. Sa fonction est plus de prévoir et étouffer dans l’œuf les soubresauts populaires que de diriger la vie du peuple à chaque instant. Celui-ci semble d’ailleurs posséder une certaine marge de manœuvre – tant que ses actions et opinions publiques demeurent dans la ligne et qu’il ne remet pas en cause les fondations du système…

Le fait qu’A. Konchalovski ait donné tant de place aux fonctionnaires soviétiques n’est pas innocent : elles sont, plus que l’armée et la police secrète, le vraie moteur de l’État soviétique. Et elles doivent donc être doublement contrôlées. Plusieurs scènes mettent en avant l’ambiguïté des relations entre responsables du Parti – que dire ? que ne pas dire ? Dans l’une d’entre elle, un général, en charge de la répression, dit à un officier du KGB que les manifestantes ont raison, que leurs revendications ne sont pas extravagantes. L’officier marque un temps d’arrêt et son doute est perceptible : doit-il aller dans son sens ? S’agit-il d’un test ou d’un piège ? Chaque agent, chaque cadre doit en effet se souvenir des purges staliniennes et sait que, même sous Khrouchtchev, quelques mots peuvent coûter cher.

Notons encore que le réalisateur fait apparaître une autre réalité difficilement imaginable : la panique des officiels devant un évènement dont l’échelle paraît anodine. Que peuvent quelques milliers de grévistes et de contestataires contre toute l’Union soviétique ? À plusieurs reprises, des responsables du Parti laissent entendre que le danger de propagation est immense et qu’il faut, à tout prix, empêcher la nouvelle de sortir de Novotcherkassk[2.Si le contrôle de l’information a semble-t-il bien fonctionnéern URSS, la presse occidentale aura vent du massacre, notamment le Time qui publie un article sur le sujet en octobre 1962.]. Tour à coup, l’appareil soviétique apparaît fragile, comme un immense tas de bois sec n’attendant qu’une étincelle pour s’embraser… Deux ans plus tard, Brejnev prendra le pouvoir et durcira à nouveau le régime.

Une esthétique tranchée

Il faut encore dire un mot des choix esthétiques d’A. Konchalovski. Chers camarades ! est réalisé dans un format très traditionnel : en 4/3, c’est-à-dire dans un cadre presque carré, sur pellicule 35 mm et en noir et blanc. Le réalisateur joue ainsi sur des valeurs cinématographiques « du passé », ou en tout cas, associée à la tradition du cinéma. Le long métrage donne l’impression d’avoir été tourné, sinon à l’époque, en tout cas récemment après les évènements. Le grain de la pellicule, auquel les spectatrices sont de moins en moins habituées avec l’hégémonie des caméras numériques, participe aussi à ce cachet « d’époque ».

C’est un fait, le sens de la composition d’A. Konchalovski impressionne. Certes, c’est un vieux de la vielle, dont le premier film est sorti en 1965 (à peine trois ans après les faits racontés dans Chers camarades !) et qui a fêté il y a quelques semaines ses 84 ans ; mais justement, il faut chercher les influences de son dernier film dans des mouvements récents du cinéma est-européen. On pense évidemment aux travaux du polonais Paweł Pawlikowski (Ida en 2013 et Cold War en 2018) mais aussi, certes dans une veine différente cependant qu’elle explore également le passé de la Russie, l’un des derniers films du russe Kirill Serebrennikov, Leto en 2018. Dans chacun de ces long-métrages, le noir et blanc sert justement à mettre en valeur la pénombre, la complexité et parfois l’absurdité du rapport des régimes soviétiques à la mémoire et au temps (qui change ou non). Si P. Pawlikowski fait primer les noirs (surtout dans Cold War) et que K. Serebrennikov est surtout sensible aux gris et aux couleurs qui se cachent « dans leur absence », A. Kontchalovski travaille lui des blancs superbes, qu’il réserve aux ouvriers, à la manifestation, à la révolte ; alors que les nuits accueillent la traque, le meurtre ou la mise en scène de la propagande. Certes, la symbolique est simple, presque simpliste, mais comme elle couvre une narration très riche et des personnages ambivalents, elle en devient particulièrement appréciable.

Chers camarades ! est d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit dans une dynamique de redécouverte du passé soviétique. Il y a quelques années, le réalisateur britannique Armando Iannucci faisait rire, jaune, dans La Mort de Staline (2017) où la haute intelligentsia était dépeinte comme une cohorte grotesque et apeurée. Plus récemment, et avec une force bien plus considérable, Sergei Loznitsa parvenait à saisir, dans son State Funeral (2019), l’incroyable réalité de la « vérité » soviétique ; film documentaire, il présente, sans commentaire, uniquement avec des enregistrements d’époque, deux heures d’images tournées pendant les funérailles de Staline en 1953. Résultat : des scènes et des sons saisissants sur l’unité d’un deuil où rien n’est dit et où la façade boursouflée du décorum soviétique expose tous ses ors.

Des mouvements sociaux en URSS et ailleurs

Une autre raison de regarder Chers camarades ! est de découvrir que même dans des régimes sur-contrôlés et à tendances totalitaires, les luttes ne sont pas éteintes. Et ce malgré la position à la fois très cohérente et incongrue des autorités soviétiques : la grève n’existe pas en URSS puisque le socialisme est réalisé. L’anarchiste Emma Goldman dénonçait déjà en 1920 l’une des dérives dangereuses du bolchevisme qui consistait à réprimer l’action syndicale et à considérer que « seuls les contre-révolutionnaires peuvent vouloir faire la grève dans la République des ouvriers[3.Propos prêté à un responsable bolchevique – peut-être paraphrastique – repris dans E. Goldman, Ma désillusion en Russie, Les Éditions invisible, 2009 (1923-1924), par exemple page 122 et suivantes, ainsi que p. 253 où elle évoque les importantes grèves de 1921 à Petrograd (Saint-Pétersbourg) qui furent une des causes de la révolte de Kronstadt ; les grèves comme la révolte furent violemment réprimées par l’Armée rouge.]. » C’est au cœur de ces années 1920 que va être théorisé plus ouvertement le rapport du nouveau régime soviétique avec l’action collective et la grève. Si celle-ci n’est condamné a priori, il est entendu que, dans un État ouvrier, elle « ne peut être admise comme une méthode normale de résolution des conflits[4.Pour citer un document de travail repris dans A.J. Andreev, L. I. Borodkin Iosifovitch et J. L. Kir’Janov, « Les conflits du travail en Russie soviétique pendant le « communisme de guerre » et la N.E.P. », Le Mouvement Social, 2001/3 (no 196), p. 41-62.]. » Une position qui rappellera celle des syndicats patronaux et des plus fervents libéraux… Et parfois aussi celle d’une gauche qui, arrivée au pouvoir, même à une petite échelle, semble oublier sa responsabilité vis-à-vis des mouvements sociaux[5.Voir récemment comment une marie écolo et un conseiller communal insoumis envisagent le droit de grève en France : Guillaume Bernard, « Mairie de Lyon : petit manuel (écolo) pour casser une grève », Rapportsdeforce.fr, 1er septembre 2021.]… En 1929, Panaït Istrati résumera (et prophétisera malheureusement ainsi : « Par la faim, par la prison et parfois même par la trique, tu [la bureaucratie soviétique] assassine l’ouvrier (l’ouvrier !) qui se refuse à faire le beau, devant ta tyrannique puissance[6.Panaït Istrati, Vers l’autre flamme. Après seize mois dans l’URSS, repris dans Œuvres, tome III, Phébus, 2006 (1929), p. 471.]. »

D’ailleurs, cette représentation d’une disparition des conflits est toujours à l’ordre du jour, par exemple en Chine. Malgré le contrôle de plus en plus sophistiqué, mis en place par le régime et le Parti communiste chinois, le pays est régulièrement secoué par des mouvements de grève et des actions sociales. Si les informations arrivent au compte goutte en Europe, et si les médias traditionnels ne s’y intéressent pas ou alors très ponctuellement, ces résurgences de la question sociale couvre une réalité massive[7.Voir le travail du China Labour Bulletin, organisation non-gouvernementale, basée à Hong Kong (dont l’existence est aujourd’hui menacée) et qui a publié plusieurs rapports sur la question.].

Si l’on excepte une scène de nudité gratuite et une transition un peu sèche dans son dernier tiers, Chers camarades ! est sans conteste un des films à voir en septembre ! Il nous fait regretter l’absence de projet fictionnel de cette ampleur en Belgique, traitant d’une histoire ouvrière pourtant riche et fondatrice de notre État de droit ou, au contraire, de la répression violente de la grève qui a aussi été l’apanage de l’État, au moins jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Cette absence d’un cinéma franchement politique, critique, esthétisé – qui sorte du carcan du drame réaliste ou qui le réinvente à travers une réalisation neuve ou surprenante – prive la Belgique d’un puissant outil de mémoire. Ce ne sont, pourtant, pas les histoires qui manquent !

(Images de la vignette et dans l’article sous © de la production du film.)