Politique
Cet air de liberté…
27.11.2017
Aux peuples étrangers qui donnait le vertige »
Jean Ferrat, Ma France (1969)
Dans quelques semaines, tout un pays sera suspendu aux résultats électoraux du pays d’à côté, comme si son propre sort en dépendait. Enfin, soyons précis, la petite moitié d’un pays : la Wallonie, Bruxelles et quelques ilots en Flandre. Pour la majorité des Belges, ceux qui parlent néerlandais, Paris n’est qu’une capitale étrangère parmi d’autres. Ceux-là se sentent désormais plus en phase avec ce qui se passe à Londres, Amsterdam ou Berlin, de plain-pied avec la culture anglo-saxonne qui est en passe d’unifier la planète.
Mais pour nous, francophones de Belgique, c’est tout autre chose. Dans notre monde intellectuel et culturel, beaucoup se sont longtemps dits « belges de naissance mais français de cœur ». Et, de Liège à Virton, la liesse populaire célèbre toujours le 14 juillet tandis que le 21 juillet n’est qu’un jour de congé sans signification particulière.
Depuis quand sommes-nous à ce point émotionnellement attachés à la France ? Probablement depuis que celle-ci est une république et depuis que sa révolution a dessiné un nouveau chemin pour l’émancipation du genre humain. L’onde de choc de 1789 ébranla toute la planète. Son évocation accompagna pendant deux siècles la plupart des mouvements révolutionnaires. De la Chine au Chili, des drapeaux français furent brandis en guise de métaphore de la Liberté et de l’Égalité. La prise de la Bastille annonçait la prise de toutes les Bastilles du monde. Et ce message s’exprimait dans la langue française, notre langue, et nous pouvions nous l’approprier.
Pourtant, cette imagerie d’Épinal avait son revers. Certains peuples étrangers firent l’expérience de la distance qui séparait la France fraternelle de la France dominatrice. Celle-ci, dans ses aventures extérieures, contredisait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont elle avait accouché. Le vertige se dissipa rapidement quand, « armée pour la conquête du droit, la Révolution s’abîma en des entreprises de conquête » (Clemenceau) en prétendant s’exporter à la pointe des baïonnettes au reste de l’Europe. Il se dissipa plus tard pour les élites des colonies françaises qui furent nombreuses à se former au Quartier Latin où de grands intellectuels les initièrent à la démocratie et aux droits humains. Longtemps leurs leaders rêvèrent de l’égalité citoyenne dans le giron d’une République universelle. Ils virèrent leur cuti quand ils s’aperçurent que les idéaux de la Révolution française ne valaient pas pour les Noirs, pour les Arabes ou pour
les Vietnamiens réduits à l’état de sujets d’un Empire colonial planétaire. Perversité suprême : avec la complicité de la gauche politique de l’époque, la France impériale s’employa à présenter son expansion coloniale comme une extension de l’aire régie par les principes de sa Révolution. Au moins l’Empire britannique ou les Belges au Congo avec leurs bataillons de missionnaires et leur quincaillerie religieuse ne s’embarrassaient pas de telles justifications.
Un despotisme qui parlait français
En Belgique aussi, on fut pris de vertige. Un vertige qui n’est pas encore dissipé, même si ce « on » doit être bien circonscrit. Quand, en 1792, les armées révolutionnaires envahirent les territoires sous souveraineté autrichienne qui, en 1830, constitueront la majeure partie de la Belgique, elles ne furent pas accueillies à bras ouverts. Un despotisme prétendument éclairé qui parlait français ne valait pas mieux que celui de l’empereur Joseph II qu’il remplaçait et qui parlait allemand. Seule une petite minorité francophile applaudit ainsi que, massivement, les habitants de la Principauté de Liège alors indépendante qui fit sa propre révolution en 1789, abolit l’ancien régime et vota en 1792 son rattachement à la France au suffrage universel masculin.
Ils ne purent éviter que la Belgique naissante ne tourne le dos au modèle français d’exportation qui avait sorti de sa torpeur une société aux structures archaïques et sous forte domination cléricale. Mais, au fil des années, c’est tout naturellement vers la France que la gauche émergente, d’abord libérale puis socialiste, se tourna. Même la gauche flamande estima longtemps que l’apprentissage du français, langue des Lumières, pourrait aider les travailleurs de Flandre à acquérir les armes de leur émancipation, avant de s’en détourner plus tard.
Lagarde et Michard
La fascination pour la France subsista pourtant dans l’intelligentsia belge de langue française et surtout dans son courant de gauche dont le Panthéon héroïque était nourri en permanence par son flan sud. Après la Commune de Paris, le Zola de l’affaire Dreyfus, le Jaurès du socialisme démocratique et le Front populaire, la génération du baby boom s’ouvrit à l’Histoire majuscule en se plongeant dans les événements de mai 68 qui semblaient ouvrir une nouvelle ère d’espérance. Il nous en reste encore quelques traces aujourd’hui, même si elles s’estompent au fil des générations.
Mais, plus largement, cette intelligentsia restait subjuguée par la métropole culturelle parisienne distante d’à peine 300 kilomètres qui rayonnait à travers ses chaînes de télévision et sa presse avidement consommées dans nos contrées. De Gaulle et Mitterrand, ça avait tout de même plus de classe que nos propres politiciens incapables de s’exprimer correctement dans leur propre langue. Se percevant souvent comme la pointe culturelle avancée de l’Hexagone, nourris dès l’école par les grands auteurs compilés par Lagarde et Michard, de nombreux Belges d’expression française se sentaient enfermés dans un pays inconsistant où, désormais, ils se retrouvaient minoritaires face à des nationalistes flamands chez qui, selon le socialiste Jules Destrée (Journal de Charleroi, 1910), « on sent la haine de la langue française avec tout ce qu’elle apporte d’idées françaises d’émancipation et de révolution ». Tandis qu’à nos frontières, à deux pas, la République brillait de mille feux…
Cela, c’était hier. Aujourd’hui, elle scintille à peine. Évidemment, les duettistes Sarkozy-Hollande n’avaient pas le style de leurs prédécesseurs. Mais surtout, cela fait bien longtemps que la France – et l’Europe, d’ailleurs – n’est plus le centre du monde par rapport auquel le reste de l’humanité se positionne. Le génie propre de la France s’est aplati sous le rouleau compresseur de la mondialisation libérale qui fait désormais la loi dans l’Union européenne. L’invocation compulsive de la République et de ses valeurs dans les discours des actuels responsables politiques français, de gauche comme de droite, ne saurait camoufler leurs renoncements.
Ne reste plus aujourd’hui, comme marque de l’exception française, que la mise en avant d’un nouveau conformisme baptisé « laïcité » à contresens de sa propre histoire et qui plonge dans l’étonnement ses partenaires d’Europe et d’Amérique pour qui la liberté individuelle et le droit des minorités sont des vertus démocratiques cardinales.
Sauf, une fois de plus, la Belgique qui reste aimantée par le logiciel français. Même si son étoile a bien pâli, la France reste l’horizon intellectuel indépassable des Belges francophones qui, pour la plupart, ne s’informent dans aucune autre langue et ne savent rien de ce qui se pense ailleurs. Nos stars intellectuelles s’appellent Caroline Fourest ou Emmanuel Todd, soit celles qui sont sélectionnées par le système médiatique français. Car si la France ne sait plus vraiment où elle est, la Belgique le sait encore moins. Voilà pourquoi Paris reste bon gré mal gré notre étalon. Et pourtant, nos deux sociétés, telles que l’histoire les a façonnées, sont aussi dissemblables que possible.
Une et indivisible
Faisons l’inventaire. Là – en France – une monarchie républicaine autoritaire, ici – en Belgique – une monarchie décorative qui tient du théâtre subventionné. Là un système politique majoritaire qui favorise l’alternance, ici un système proportionnel qui force les coalitions. Là une France « une et indivisible » qui ne reconnaît l’existence d’aucune minorité, ici un pays fédéral compliqué constitué de minorités constitutionnellement protégées. Là une laïcité sourcilleuse qui refoule l’expression des religions dans l’espace privé, ici une société où des courants d’inspiration religieuse ou philosophique gèrent des pans entiers de la Santé, de la protection sociale, de l’École et de l’Université. Là une société centralisée du « tout politique » qui se gouverne du haut vers le bas, ici un système de pouvoirs bardés de contrepoids faisant la part belle à une société civile institutionnalisée. Là un syndicalisme anémique, avec un des taux de syndicalisation les plus bas d’Europe, ici un bloc syndical encore puissant, incontournable dans la négociation sociale…
La langue partagée et les mythes qu’elle charrie nous rapprochent de la France. Tout le reste nous en sépare. Nous tâtonnons souvent dans cet entredeux, en étant peut-être encore les derniers à nous déterminer par rapport à elle, qu’il s’agisse de s’en inspirer ou, au contraire, de s’en démarquer.
Ce numéro spécial de Politique tentera de cerner ce sentiment particulier d’amoureux déçu – et souvent déçu parce qu’amoureux – que tant de francophones de Belgique entretiennent avec leur grande voisine, à travers ces 30 contributions qui parlent de la France sous de multiples angles et avec de multiples accents.
Leur intérêt tient évidemment au lieu d’où ces réflexions sont émises. Elles nous diront quelque chose d’inédit de la France, puisque les auteur-e-s en sont des familiers tout en lui étant extérieur-e-s. Elles nous diront aussi quelque chose de la Belgique qui s’y dessinera en creux ou par contraste. Et, par leur diversité, elles diront quelque chose de cette revue qui fêtera bientôt ses 20 ans d’une existence vouée au travail des idées.