Politique
Ces jours qui ébranlèrent la Flandre
12.06.2006
On ne parle que de lui. Mais pourtant, le Vlaams Belang, ce n’est pas toute la Flandre. Une autre Flandre s’épanouit dans l’ouverture à la multiculturalité. Mais c’est la première des deux Flandre, celle de l’intolérance du crime, qu’on subsidie massivement. L’avis d’un intellectuel flamand.
Ce qui saute aux yeux après les meurtres racistres du jeudi 11 mai à Anvers, c’est la cacophonie de significations qui s’en dégage, preuve de la difficulté pour la société d’en faire une lecture commune. Après le meurtre de Joe Van Holsbeeck, les références significatives étaient ethniques. Le Parquet lançait la caractéristique «nord-africaine». L’imaginaire collectif était immédiatement fixé et en phase avec les stéréotypes. Les commentaires fusaient. L’extrême droite, Philip De Winter du VB et Jean-Marie Dedecker du VLD, s’excitait et son «penseur» Paul Belien risquait même via Internet un appel répugnant au pogrom. Les médias mobilisaient les explications culturalistes comme celle de la criminologue Marion Van San Selon qui l’agressivité collerait à la culture maghrébine . La communauté maghrébine était sommée de reconnaître qu’il y avait un «vrai problème» en son sein. C’est ainsi que Fouad Ahidar, jeune député bruxellois de Spirit, lançait l’idée d’une nouvelle marche. Et alors que 80~000 personnes exprimaient leur rejet de la violence, tout le monde guettait aussi… le nombre de voiles parmi les participants. Puis vint le dénouement. Les jeunes criminels étaient de nationalité polonaise. L’analyse ne s’est pas pour autant déplacée vers la communauté catholique, la responsabilité des prêtres, le problème de l’Église ou le déclin du sens de la famille chez les chrétiens. Après tout, c’étaient des Tziganes polonais… Rien de cela après les meurtres commis par Hans Van Temsche. Les réactions à chaud allaient dans tous les sens mais aucune ne risquait une référence ethnique. On évoqua ensemble ou séparément l’irresponsabilité individuelle, le milieu familial, l’idéologie d’un parti, la xénophobie ambiante et le climat général d’agressivité… L’enjeu du débat est pourtant bien le lien de cet événement avec le Vlaams Belang. Et on doit relever la forte résistance à accepter ce qui saute pourtant aux yeux. Le Hans en question a été éduqué dans un milieu familial bien caractérisé. Grands-pères anciens de la Waffen SS et du Front de l’Est. Familles ultra-nationalistes. Une tante parlementaire du Blok/Belang dans l’entourage direct de Frank Van Hecke, le président de ce parti. Une éducation sévère. Le jeune homme cultive les arts martiaux, les armes et est obsédé par l’ordre public. Il combine la soumission docile à l’autorité et la fascination de la violence. Jusqu’au moment où il va être renvoyé de son internat et va devoir affronter ses parents. Là, il décide de mettre fin à ses jours. Mais avant, il veut rendre encore un «ultime service» à la société. Ce jeudi 11 mai, Hans Van Temsche passe à l’acte. Il en est le seul acteur et donc responsable (bien que certains suggèrent déjà l’irresponsabilité et donc l’internement sans procès). Dans un passage à l’acte, on réalise des fantasmes. Et ceux-là réfèrent au milieu familial. Éliminer quelques «macaques» donnerait un sens à sa mort. C’est ainsi qu’il parlait et c’est sans doute ainsi que son entourage appréciait la diversité urbaine. Son acte n’était nullement «gratuit». Il est plein de sens. Le jeune homme aveuglé rachetait ainsi son humiliation. Le cadre idéologique familial (du Vlaams Belang) lui donnait ce sens particulier de l’honneur.
Deux visions de l’avenir
Il y a une grande réticence en Flandre, par calcul tactique ou par complaisance, à stigmatiser le discours de l’extrême droite. Difficile d’accepter qu’un million d’électeurs seraient racistes. Il y a aussi un effet de normalisation médiatique. On entend tellement d’appels à la nuance qu’on ne s’inquiète presque plus de la récente série d’attentats racistes : sur Mohamed Bouassa le 30 avril, sur Raphaël Mensah le 6 mai… On stigmatise plutôt ceux qui continuent de défendre la nécessité d’un cordon sanitaire et d’une confrontation idéologique sans concession. Soit. Dans ce débat, la famille de la petite Luna Drowart a tranché. Elle a refusé les condoléances du Vlaams Belang. Elle a demandé l’interdiction de la vente libre d’armes. Elle a exigé le retrait des affiches électorales du Blok où un petit sosie de Luna devait illustrer le slogan: Veilig, Vlaams, Leefbaar Ndlr : Sûr, flamand, et vivable… Sur le cercueil de sa petite fille, la grand-mère a déclaré: «Il y a une idéologie qui rend cette horreur possible» mais elle a ajouté un dicton de sa voisine juive : «Quand on a vu tant de haine de près, on a besoin de beaucoup d’amour pour rétablir l’équilibre». Tout un programme. Désigner la responsabilité du VB ne veut pas dire que la contre-attaque doit se faire sur le même terrain. Ajoutons que les institutions belges ne facilitent pas la lutte contre cet ethnocentrisme. Pour le montrer, nous vous livrons un petit calcul à partir de deux évènements majeurs du week-end qui a suivi le meurtre raciste. Samedi 13 mai, La Zinneke Parade la parcourait Bruxelles. C’est le produit d’un réseau de 203 partenaires, dont 99 associations, 87 instances officielles et 17 écoles. Pendant plusieurs mois, des dizaines d’ateliers ont cherché à imaginer la ville. Des milliers de Bruxellois «ordinaires» ont aidé les 2 300 participants. Vendredi soir, les grandes constructions ont fait leur «Joyeuse entrée». Samedi, des milliers de spectateurs et un grand soleil ont créé un sentiment de chaleur et de solidarité. Pour faire la Zinneke Parade, on a besoin du multiculturel, de la diversité urbaine, du dialogue interculturel, de la coproduction artistique d’une société. Ce samedi-là, les gens pleuraient de joie. Il y avait beaucoup d’amour dans la ville. Le lendemain, à Malines, une association dont le nom signifie «Intérêt flamand» tenait un congrès électoral. Ils étaient 1000 dans la salle. La régie était professionnelle et bien programmée. Pour eux, la convivialité et la sécurité sont tributaires de l’ordre et de la pureté. Là, l’étranger dérange, fait peur, attaque l’identité, oblige à une dynamique et une ouverture d’esprit dont on ne veut pas. Pour cela, l’interculturel doit être rejeté, le «Eigen volk» doit rester identique, l’Autre doit s’adapter ou partir, et toute dissidence doit être sanctionnée. Pour faire le Vlaams Belang, il faut de l’homme blanc angoissé, du petit-bourgeois peureux et égocentrique et une forte tradition flamande nationaliste. Il faut surtout une grande insécurité et un grand appétit de pureté. Et puis, quelques démagogues cyniques, arrogants et dominateurs. La peur et l’insécurité sont leur fonds de commerce, l’ordre et la répression leurs réponses. Ces deux mondes existent. La valorisation du cosmopolitisme et de la solidarité se juxtapose avec le repli sécuritaire. L’identité nationale veut une tradition forte. Par contre, la société urbaine post-nationale crée une «interculture» hybride et métissée en s’appuyant surtout sur la mobilisation, la participation et la coproduction de tous. Ces deux mondes existent, mais ne reçoivent nullement le même soutien institutionnel. Pour faire la Zinneke Parade, il faut continuellement affronter les institutions. Deux ASBL, avec des administrateurs bénévoles et motivés. À peine 650~000 euros de subsides et le reste en autofinancement. Une petite équipe centrale qui anime des dizaines de collaborateurs bénévoles dans les quartiers. Quelques mois avant la parade, les autorités laissent entendre qu’il faudrait faire un audit et arrêter la subsidiation. Quatre jours avant la parade, l’argent public n’est pas encore arrivé. La Cocof francophone rechigne parce que les affiches sont bilingues et qu’elle mène une politique de cohésion sociale en une seule langue ! La communauté flamande réclame des factures séparées pour des dépenses «flamandes». Le Parlement bruxellois demande un loyer exorbitant pour la location d’une salle. La parade passe dans les médias comme si elle n’était rien de plus qu’un spectacle de rue. Dans les débats et analyses, les Zinnekes sont absents. On ne leur demande pas s’ils ont un éclairage à donner des problèmes sociaux. Pour faire la Zinneke Parade, la société civile interculturelle bruxelloise a besoin de beaucoup de courage et de persévérance. Et il en est ainsi pour chaque projet urbain qui n’accepte pas l’apartheid institutionnel et identitaire en vigueur dans la capitale de l’Europe: Bruxelles en Couleurs, le KunstenFestivaldesArts, BXL Bravo et j’en passe. Autant notre société boude le lien social et interculturel, autant elle investit dans des projets comme… le Vlaams Belang. Ce parti reçoit des subsides annuels de 6,2 millions d’euros. Il dispose d’une direction bien payée habitant des demeures luxueuses. Le projet est porté par 756 mandataires payés, 127 permanents et des centaines de membres de conseils et services publics. Sa machine de propagande consomme chaque année 5,7 millions d’euros (231 millions de francs belges!). Sa condamnation pour racisme n’a eu aucun effet. Il peut librement distiller son message dans les médias. Une version plus rance du discours est régulièrement mise dans les boîtes aux lettres. Et le vrai projet, qui apparaît a peine en public, est communiqué aux 22~000 membres. Qui leur rend la vie difficile? Des audits? L’application de la loi? La contradiction ? Le journalisme d’investigation? Je sais bien, toute comparaison est boiteuse quelque part. Mais l’investissement dans les deux projets est fort différent. L’un est un projet d’État, enraciné dans le XIXe siècle, basé sur des anciennes idéologies identitaires du nationalisme et du racisme et sur une population passive. L’autre est un projet urbain orienté vers le XXIe siècle et vers une population active. L’un appartient à l’establishment et entre facilement en résonance avec les institutions, les médias et l’argent. L’autre doit se construire d’en bas et se frayer un chemin avec et au sein de la population et surtout en dépit des institutions. Paradoxalement, l’institutionnel et le politique s’accommodent mieux du premier que du second. Il est plus que temps d’investir dans le camp démocratique et interculturel et d’arrêter nos propres jeux communautaires sectaires. Eux, ils ont commencé à tuer. Heureusement nous avons pu, toutes ces années, leur barrer la route du pouvoir. Maintenant il va falloir faire nettement mieux dans notre propre camp. 27 mai 2006