Processus démocratique • Politique
International. Censure en France, destitution en Corée… le grand retour des parlements ?
06.12.2024
Ce mercredi 4 décembre 2024, le premier ministre français Michel Barnier a été forcé de présenter sa démission après seulement trois mois de mandat – le gouvernement le plus bref de l’histoire française. Le même jour, en Corée du Sud, c’est le Président Yoon Suk Yeol qui était menacé de destitution. Ce qui unit ces deux cas, ce sont des tentatives de passage en force et de court-circuit des parlements, sur fond de désaccords budgétaires. Ils nous rappellent toute l’importance et la valeur démocratique de ces assemblées, fréquemment mises sous tutelle au profit des exécutifs ces dernières décennies.
Rappelons brièvement les faits. Michel Barnier a été nommé Premier ministre par le président Macron il y a trois mois en dépit du score très faible de son parti – les Républicains (LR) – aux élections législatives anticipées de juillet 2024. Emmanuel Macron voyait vraisemblablement en lui le point d’équilibre d’une grande coalition des droites, puisque sa formation (LR) est située un peu plus à droite que celle de Macron (Ensemble), un peu moins que le parti d’extrême droite du Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen.
Certes, ce choix a beaucoup frustré la gauche qui, avec l’arrivée en tête du Nouveau front populaire (NFP) aux dernières élections législatives de juillet 2024, aurait pu revendiquer le poste de Premier ministre. Cette coalition des droites (un gouvernement Ensemble-LR soutenu de l’extérieur par le centre-droit et l’extrême-droite) était cependant une coalition beaucoup plus évidente, d’un point de vue idéologique (et en l’absence de cordon sanitaire), que toute autre association qui aurait vu la gauche se mélanger à la droite. La frontière entre la droite traditionnelle et l’extrême droite étant devenue très poreuse au cours des dernières années, il ne semblait pas difficile de trouver des compromis, en demeurant de ce côté de l’échiquier.
Malgré le chantage de l’exécutif, qui promettait les sept plaies d’Égypte, les parlementaires ne se sont pas laissés impressionner et ont voté la censure avec une très nette majorité.
Malgré tout, les partenaires se sont écharpés sur la question centrale du budget (et donc des impôts et des dépenses publiques). Le Premier ministre a tenté de passer en force avec le désormais fameux 49-3, qui permet de faire adopter des projets de loi sans les soumettre au vote du parlement. Ce faisant, il s’exposait à une motion de censure, qui permet à une majorité de parlementaires de forcer le gouvernement à démissionner. Malgré le chantage de l’exécutif, qui promettait les sept plaies d’Égypte (ou au moins un « scénario à la grecque »1), les parlementaires ne se sont pas laissés impressionner et ont voté la censure avec une très nette majorité (331 députés sur 577), l’opposition de gauche ayant pour l’occasion été rejointe par l’extrême droite.
Cette motion de censure n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la gauche. Elle aurait pu fourbir ses armes et développer ses forces dans l’opposition pour se préparer confortablement à la prochaine élection présidentielle de 2027. À la place, elle pourrait se retrouver dans une position très inconfortable : être à la tête d’un gouvernement minoritaire devant passer des compromis avec le centre et la droite « modérée » pour tenter de réaliser une partie de ses objectifs. Autrement dit, une situation bien éloignée du « tout le programme, rien que le programme » du NFP, promis par Jean-Luc Mélenchon au soir des législatives. Il s’agirait certes d’une victoire à court-terme, au vu de ce que mitonnait dans ses casseroles de réformes le gouvernement Barnier, mais pas nécessairement à long-terme. En effet, dans pareil scénario, la gauche s’exposerait à des dissensions internes fortes et risquerait de perdre des plumes dans des compromis difficiles à avaler.
S’il faut néanmoins se réjouir de cette censure, c’est plutôt du point de vue de la démocratie. En effet, elle marque un cran d’arrêt – temporaire, sans doute, mais symboliquement important – dans le grand basculement du pouvoir, depuis quelques décennies, des parlements vers les exécutifs2. Aujourd’hui, bien souvent, les parlements ne sont plus que la caisse de résonance des volontés du pouvoir exécutif (partagé dans certains pays entre le président et le Premier ministre), qui supporte souvent mal l’incertitude et la lenteur du travail parlementaire et qui prétend incarner un pouvoir fort et efficace.
Dans le contexte français, le recours fréquent au 49.3, par la droite comme par la gauche, est la meilleure illustration de cette domination de l’exécutif. Cependant, depuis les dernières législatives de 2024, qui ont, pour la première fois depuis longtemps, échoué à désigner un vainqueur unique, le parlement a retrouvé un pouvoir de blocage significatif.
S’il faut se réjouir de cette censure, c’est du point de vue de la démocratie. Elle marque un cran d’arrêt dans le basculement du pouvoir des parlements vers les exécutifs.
En l’absence d’une majorité garantie au parlement, on ne passe plus en force. Et tant pis si cela rend le travail sur le budget plus laborieux (on peut toujours reconduire l’ancien budget en attente d’un nouvel accord). La France va devoir se faire à une situation bien connue en Belgique : la nécessité de faire des compromis véritables, plutôt que de concéder quelques bouchées de pain à l’opposition. C’est la règle quand on est minoritaire et Michel Barnier l’a appris à ses dépens.
Le désaveu du président coréen
Au même moment, en Corée du Sud, c’est le Président conservateur Yoon Suk Yeol qui tentait un passage en force, en décrétant de façon impulsive et non concertée la loi martiale, sorte d’état d’urgence. Lui aussi frustré de ne pas parvenir à faire passer son budget sans compromis, ennuyé par ailleurs par les velléités de l’opposition d’enquêter sur des pratiques suspectes de la Première dame, et dénonçant sans vergogne la « dictature » du pouvoir législatif, il a décrété ce mardi 3 décembre en soirée la loi martiale, qui renforce les pouvoirs de l’armée et suspend certains droits civils. Ce qui permet notamment d’arrêter sans mandat toute personne suspectée de violer la loi martiale. En somme, tout ce qu’il y a de plus autoritaire et anti-démocratique.
C’est la tête bien basse que le Président a dû renoncer publiquement à son projet, pendant que les manifestations dénonçant sa tentative de coup d’État se multipliaient dans le pays.
La réplique du parlement n’a pas tardé : malgré que l’accès au bâtiment ait été bloqué par l’armée (certains députés ont dû escalader la clôture pour aller voter3), la déclaration de loi martiale a été invalidée par les 190 députés sur 300 qui étaient parvenus à l’intérieur, certains membres du parti du Président (PPP) unissant leurs voix à celles du principal parti d’opposition (le Parti démocrate). C’est donc la tête bien basse que le Président sud-coréen a dû, le lendemain matin, renoncer publiquement à son projet, pendant que les manifestations dénonçant sa tentative de coup d’État se multipliaient dans le pays.
Le président Yoon Suk Yeol s’expose désormais à une motion de destitution, initiée par l’opposition et largement soutenue par l’opinion publique à plus de 73,6 %4. Il ne faudrait que quelques députés indisciplinés de son parti pour obtenir une majorité des deux tiers au parlement (qui est unicaméral en Corée) et le destituer. Dans un premier temps, la direction du parti présidentiel avait donné pour consigne à ses membres de s’opposer à cette destitution, mais elle semble avoir changé d’avis, jugeant trop dangereux de garder à la tête du pays un président si peu respectueux de la démocratie. S’il ne démissionne pas avant, il risque donc bien d’être destitué.
Le président Yoon Suk Yeol s’expose désormais à une motion de destitution, initiée par l’opposition et largement soutenue par l’opinion publique à plus de 73,6%.
Quoi qu’il en soit, le plus important est que des députés de son parti se soient opposés à lui au moment-clé, en invalidant la loi martiale. Même si c’est l’opposition qui était majoritaire au parlement, cet épisode d’union démocratique transpartisane contre un président autoritaire montre, lui aussi, toute l’importance d’un parlement qui ne soit pas soumis à l’exécutif.
Les parlements, cœur battant de la démocratie
Ce que nous rappellent ces deux épisodes récents, c’est que l’institution démocratique par excellence, dans les démocraties modernes, c’est bien le parlement. Ce sont les parlementaires, bien plus que le premier ministre ou le président, qui possèdent une légitimité démocratique forte5, par le biais de l’élection. C’est sans doute assez évident dans les pays où ni le Premier ministre, ni l’éventuel président ne sont élus directement par le peuple, comme en Belgique. Mais c’est vrai également dans des pays comme la France ou la Corée du Sud, où le président est directement élu par le peuple.
La prise de décision par un président ou un Premier ministre ressemble encore beaucoup trop à la logique monarchique d’ancien régime.
Un parlement, pris dans sa globalité, est un peu plus représentatif de la diversité sociale et beaucoup plus représentatif de la diversité idéologique de la population qu’un président. Les élections présidentielles au scrutin uninominal (c’est-à-dire, quand on ne peut voter que pour une seule personne) amènent au pouvoir des candidats peu consensuels, qui peuvent ne jouir du soutien réel que d’un quart de la population (songeons au président Macron). Une décision prise par un parlement est souvent enrichie d’un travail parlementaire d’information et de conciliation des points de vue6. Par contraste, la prise de décision par un président ou un Premier ministre (quand il n’est pas tenu par un accord de gouvernement prénégocié) ressemble encore beaucoup trop à la logique monarchique d’ancien régime. Enfin, confier trop de pouvoir à une seule personne, c’est s’exposer dangereusement à un glissement autoritaire, comme l’illustrent à des degrés divers l’usage récurrent du 49.3 en France et la tentation permanente d’installer l’état d’urgence, comme en Corée du Sud. Un régime parlementaire fort est beaucoup plus résistant à l’autoritarisme qu’un régime présidentiel7.
Défendre la démocratie, à l’heure actuelle, c’est sans doute penser à des compléments aux élections, qui ne produisent qu’une légitimité limitée. Mais c’est aussi défendre les parlements, institution la plus démocratique existant actuellement, face au glissement de pouvoir vers l’exécutif en cours dans de nombreux pays.