Politique
Catalogne : l’indépendance vue de gauche (2)
29.10.2017
(Ce billet fait suite à un billet précédent publié le 9 octobre.)
1 | Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » doit-il s’appliquer à la Catalogne ?
Logiquement, oui. Car il y a bien un peuple catalan, produit par une histoire séculaire. D’ailleurs, la constitution espagnole, ratifiée par référendum en 1978, après la mort de Franco, réorganisait l’État espagnol en 17 « communautés autonomes », dont 3 nationalités – catalane, basque et galicienne. La reconnaissance de ce droit implique naturellement la possibilité de tout peuple de sortir d’une construction politique plurinationale s’il n’y trouve plus son compte.
2 | Le droit formel reconnaît-il ce droit ?
Non. Ni le droit international, qui protège l’intégrité territoriale des États actuels et proclame l’intangibilité des frontières, ni la constitution espagnole, qui fait dépendre toute modification de l’équilibre institutionnel en vigueur de l’adhésion d’une majorité de citoyens espagnols, ce qui revient à vider de sa substance le droit des peuples inclus dans l’État espagnol. Quant aux Nations Unies, elles n’évoquent ce droit que dans le contexte de la décolonisation, ce qui n’est pas le cas ici. Le droit international protège bien les minorités, mais ne leur confère pas de droit de sécession.
Il ne faut jamais perdre de vue que le « droit formel » n’est que la traduction imparfaite d’un droit démocratique et politique qui lui est antérieur et qui l’inspire. Il n’est que la codification d’un rapport de forces, pour le meilleur et le pire. La règle qui a prévalu protège les États contre les tendances centrifuges. En Catalogne, il y a donc un conflit entre le droit formel et un droit politique qui lui est antérieur et éthiquement supérieur. Mais, alors que le premier est codifié et donc suffisamment précis – et cette codification est indispensable –, le second n’est qu’un principe sujet à interprétation. Ce qui rend son évocation plus périlleuse et sa traduction en acte sujette à controverse.
3 | La majorité des Catalans est-elle en faveur de l’indépendance ?
Probablement non. Le dernier test démocratique s’est tenu lors des élections pour le Parlement catalan le 27 septembre 2015. Les partis indépendantistes y ont obtenu une courte majorité parlementaire (72 sur 135) tout en ne récoltant que 47,8% des suffrages émis (sans tenir compte des abstentions). C’est plus que le camp clairement unioniste (39,5%) et c’est donc suffisant pour légitimer le gouvernement de Carles Puigdemont, mais toute l’expérience historique dans l’espace démocratique (Québec, Écosse, où des référendums d’indépendance ont été perdus) montre qu’une fraction de l’opinion, mise au pied du mur, renonce à franchir un pas irréversible. S’il avait pu être organisé dans des conditions correctes, le référendum du 1er octobre aurait pu répondre à cette question. Le résultat obtenu – 90% de oui à l’indépendance pour une participation de 42,3% – ne suggère aucune réponse définitive. Dans ces conditions, il est pour le moins aventureux d’affirmer que « le peuple catalan aspire à l’indépendance ». Les élections annoncées pour le 21 décembre donneront-elles plus de garanties ?
En Belgique, seuls le Vlaams Belang et la N-VA soutiennent l’indépendance catalane sans restriction.
4 | D’un point de vue de gauche, l’indépendance catalane doit-elle être soutenue ?
Question préalable : le peuple catalan est-il opprimé dans le cadre de l’État espagnol ? J’ai beau chercher, je ne vois pas comment. La langue et la culture catalanes sont protégées et valorisées. La Catalogne est une des régions les plus prospères d’Espagne. Quant à la majorité indépendantiste, elle est dirigée à 80% par des représentants historiques de la bourgeoisie catalane qui rêve de valoriser ses avantages concurrentiels dans la compétition internationale en tirant parti de sa bonne insertion géographique et culturelle dans l’Europe. Il y a bien dans cette majorité une minorité de gauche radicale (la CUP), dont l’attitude face à l’Union européenne est aux antipodes de celle d’une droite indépendantiste très européiste, mais elle n’a pas plus de poids au niveau catalan que la gauche radicale (Podemos, Izquierda Unida) n’en a au niveau espagnol. Il ne sera pas plus facile de combattre les ravages du néolibéralisme dans une Catalogne indépendante que ce ne l’est aujourd’hui en Espagne. Et ce sera même probablement plus difficile à cause des effets de concurrence qui ne seront plus régulés.
Par de nombreux côtés, l’indépendantisme catalan s’apparente à un « nationalisme de riches » (comme en Croatie et en Flandre), même si la tradition républicaine y reste vivace et si la présence active en son sein d’une minorité de gauche radicale brouille les cartes et alimente hors des frontières un certain romantisme révolutionnaire. C’est ce qui explique sans doute l’absence d’un quelconque soutien dans les autres régions d’Espagne, y compris auprès des autres communautés autonomes de culture catalane (Valence, Baléares), même si, dans les franges progressistes de la société, beaucoup se sont heureusement distancés de l’autoritarisme irresponsable du gouvernement Rajoy qui n’a jamais cherché à négocier avec la Catalogne un cadre qui puisse convenir à chacun [1]. Mais cet autoritarisme rencontre l’impréparation totale de la direction catalane, incapable de tracer un chemin réaliste pour faire triompher son point de vue et de se ménager des alliés ailleurs – en dehors de l’extrême droite… –, à commencer par le reste de l’Espagne.
L’escalade actuelle réduit les possibilités d’une solution « raisonnable » qui est indispensable, car aucune des deux parties ne mérite un soutien inconditionnel. Mais même étroit, il reste un chemin : celui que trace Ada Colau, maire de Barcelone à la tête d’une coalition de gauche alternative, qui s’est opposée à la fois à la déclaration unilatérale d’indépendance et au recours par Madrid à l’article 155 de la constitution. Il faudra bien un jour ou l’autre remettre en chantier l’architecture institutionnelle de l’État espagnol, chantier interrompu en 2010. Mais rien de bon ne sortira de cet affrontement sur fond d’une profonde division des forces progressistes, en Catalogne et dans toute l’Espagne.
[1] Mutatis mutandis, le face à face entre Rajoy et Puigdemont ressemble à celui qui, dans la crise qui fit exploser la Yougoslavie, opposait le serbe Milosevic au croate Tudjman, par ailleurs tous deux criminels de guerre. Le premier avait pour lui la légitimité constitutionnelle, le second le dynamisme économique et son ouverture européenne. À cette occasion, l’Union européenne si soucieuse aujourd’hui de l’État de droit dans la question catalane n’avait pas hésité à s’asseoir sur ses principes au nom de ses intérêts stratégiques pour encourager la sécession croate. Bis repetita avec le Kosovo.