Politique
Bruxelles, l’ultime chance de l’Europe
18.01.2021
« On ne renonce pas à sauver le navire dans la tempête parce qu’on ne saurait empêcher le vent de souffler », L’Utopie
Un lundi du mois d’avril 2020, Jean-Claude Juncker se réveilla au début de son ultime mandat en tant que président de la Commission européenne. Las, se disait-il, on ne pouvait décidément rien tirer des États membres, sans cesse déchirés par leurs intérêts picrocholins [1.Intérêts mesquins et obscurs. D’après Gargantua, de Rabelais. (NDLR)] et le penchant souverainiste de leurs opinions publiques, taraudées en ces temps de crise par l’illusion qu’on s’en tirerait mieux tout seul… Depuis la crise grecque et le Brexit, l’Union n’était plus sortie du marasme politique dans lequel elle s’était irrémédiablement enfoncée et l’austérité épuisait les Européens. Ce n’était pas à ce grand, lâche et opaque marché que se résumait le rêve européen. À Bruxelles même, le poids des lobbys économiques sur la législation européenne, les privilèges des eurocrates, qui disposaient de leurs propres écoles barricadées, de leurs crèches, de leurs quartiers réservés, de leur immunité fiscale, étaient de moins en moins défendables.
Belgique : la désunion, tombeau de la force
Dans le même temps, Jean-Claude observait que la Belgique était allée, sous la pression des nationalistes flamands, jusqu’au bout de sa lancinante logique évaporatoire. Régionalistes flamands et wallons s’étaient retirés chacun sous leur tente, exaltés sur leur tout petit pays unilingue, sur leur territoireke, avec leurs incitants économiques et fiscaux puissamment contradictoires et leurs intérêts divergents. La polarisation était achevée : gauche rigide toute-puissante au sud, droite réactionnaire au nord. Le terrain avait été soigneusement préparé par le démantèlement de feue l’administration fédérale : Justice, Police, Armée, Finances, services de renseignement… et enfin le rail : tous avaient été sommés de répondre à l’aide de besoins dérisoires à des problèmes aigus.
La N-VA s’était attaquée en premier lieu aux symboles et au patrimoine commun d’une Belgique qu’elle voulait voir disparaître : ruine du palais de justice, du conservatoire royal de musique, transfert et démantèlement, sur le modèle de l’université de Louvain, des collections des musées fédéraux, du musée de l’armée, du jardin botanique national devenu plantentuin de Meise… Depuis qu’on avait tout régionalisé, les usagers changeaient de train à la frontière. Jean-Claude se rappela le commentaire qu’il avait formulé, en 2006, lors de la diffusion du docufiction prémonitoire de la RTBF Bye bye Belgium : « J’ai trouvé le programme tout à fait à côté de la plaque ». Mais la fiction avait rattrapé la réalité, ou presque !
La ville-région, Gulliver à la merci des communes
La petite Région de Bruxelles-Capitale avec son gouvernement, ses huit ministres à la merci des dix-neuf bourgmestres, quasi tous parlementaires, ses vingt sociétés de logement social, ses quatre sociétés de transport munies chacune de leur grille tarifaire, ses trente-six modèles de poubelles, ses dix-neuf plans de stationnement, ses dix-neuf CPAS au bord de la crise de nerfs, ses six zones de police dépassées par les événements, ses quarante noyaux commerciaux, placés sous respiration artificielle par les gestionnaires des huit centres commerciaux de la périphérie, sa population de plus en plus pauvre, ses 110 000 chômeurs, ses enfants dont un quart vivait sous le seuil de pauvreté… Grèves et manifestations se succédaient. Les écoles, surpeuplées, étaient en ruine, aussi bien sur le plan matériel que pédagogique, les crèches refusaient les inscriptions, des quartiers entiers étaient asphyxiés par l’omniprésente voiture : 400 000 par jour !
Alors que le chantier de l’Eurostadium avait été interrompu suite aux constats de travail au noir et de corruption, l’hyper-centre, reconverti par Inbev en espace festif qui ne dort jamais, était le théâtre d’incessants et débilitants événements, la plupart générant des droits de retransmission télévisée. Des foules de jeunes, assourdis par les décibels, abrutis par l’alcool, dansaient, hurlaient et parfois tombaient en catalepsie devant un Palais royal transformé, à l’instar de la Bourse, en Palais de la bière puisque vide lui aussi. La téléréalité semblait substituée à la réalité, Guy Debord l’avait pressenti. Chaque matin, entre la météo et les files vers Bruxelles, les journaux parlés égrenaient machinalement le nombre de voitures brûlées et de comas éthyliques. L’effondrement moral du pays diagnostiqué par l’économiste Bruno Colmant était achevé !
La ville-région, une dernière chance pour l’Europe
Depuis le dernier étage du Berlaymont, Jean-Claude contemplait les files ininterrompues de voitures, quand il se dit soudainement que ce qu’il n’avait pu réaliser à l’échelle des 28 États membres, il lui restait une chance de le tenter à l’échelle de la Région de Bruxelles-Capitale. Faire de l’expression « Bruxelles » non plus un repoussoir mais un aimant. La ville, même petite, voilà la solution aux problèmes d’environnement et de climat ! Il ne pouvait se résoudre à voir la mer du Nord submerger son court de tennis. Voilà sa dernière chance de sauver l’Union et, accessoirement, de passer à la postérité pour d’autres motifs que d’incarner les paradis fiscaux. Le Parlement européen accepta de voter des mesures d’urgence ciblées pour, au moins, sauver la vitrine des institutions et calmer Jean Quatremer, dont le bestseller Brucsella : Infernus mundi, traduit en cent douze langues, défrayait la chronique.
En réorientant certains programmes d’aide européenne sur un territoire restreint, en appliquant, enfin, les bonnes pratiques récoltées dans chaque État membre, un effet de levier serait suffisamment visible pour apaiser les innombrables eurodétracteurs. Les intentions les plus élevées des directives européennes pourraient se traduire dans les faits sur ce fameux « laboratoire bruxellois ». Toutefois, pour que cela ait un impact, il importait de commencer par le plus urgent : la question sociale et la vie urbaine. Il fallait des fantassins !
Sous couvert de formation tout au long de la vie, Jean-Claude fit réaliser un bilan des compétences sociales des fonctionnaires de la bureaucratie européenne : 25 000 personnes ! Les questionnaires incitaient les forçats de la Commission à déclarer leurs talents les plus divers, avec un tropisme pour la transmission de savoirs oubliés : toutes les langues parlées dans l’Union, bien évidemment, mais aussi la civilité, la poésie, le dessin, l’orthographe, le piano, les échecs, l’ensemble des disciplines du bien-être, du massage au yoga, le jardinage et le maraîchage dénués de pesticides, la gestion des inondations, la puériculture, etc. Certaines compétences parfaitement inutiles, voire suspectes dans le monde du travail, à l’instar de l’épistémologie, de la philosophie et du droit à la sieste, avaient été secrètement cultivées par de vénérables fonctionnaires dans l’atmosphère climatisée des immeubles du rond-point Schuman. Ils ne demandaient pas mieux que de les essaimer. On le disait depuis des décennies, la formation était la priorité n°1. Il fallait édifier les générations futures et former une élite à la transition du vieux monde industriel à l’économie digitale, économe en ressources naturelles, qui nécessitait moins de bras que de cerveaux critiques…
Agora, central park, fusion des communes…
Jean-Claude planifia la création d’une cinquantaine d’écoles, réparties sur tout le territoire bruxellois, organisa un concours d’idées sur la formation idéale, histoire de susciter vocations et adhésion, lut Rabelais et Jean-Jacques Rousseau, engagea des pédagogues finlandais et envoya un corps expéditionnaire européen y enseigner. Depuis que l’enseignement avait été régionalisé, de nombreux enseignants étaient en effet retournés dans leur Wallonie d’origine. On enseignait les mathématiques en néerlandais à des enfants qui maîtrisaient, au mieux, l’arabe dialectal et un français de tribune de football et dont le foot, justement, était l’horizon intellectuel, culturel, voire professionnel.
Les fonctionnaires se montrèrent enthousiastes à la perspective d’entrer de plain-pied dans le monde réel et de plaquer des dossiers dont ils ne percevaient ni les tenants ni les aboutissants. Du coup, près de deux millions de m2 de bureaux se vidèrent autour de la rue de la Loi. Pour démolir tous les immeubles construits depuis 1958, la Commission lança un appel d’offres aux démolisseurs. Ceux-ci, avec leur savoir-faire pluridécennal, répondirent en un temps record et opérèrent même gratuitement, alléchés par les promesses d’augmentation de densité que le Règlement régional d’urbanisme zoné du quartier dit européen leur avait fait miroiter. Enfin, Bruxelles allait se doter de tours résolument contemporaines dignes de la capitale de l’Europe ! Promoteurs de tous les pays, unissez-vous (le retour).
Un vaste terrain vague s’étendait donc entre le parc du Cinquantenaire et le parc de Bruxelles, entre la place Saint-Josse et la rue du Trône. Au prétexte de prendre le temps de la réflexion et de ne pas répéter les erreurs du passé, Bruxelles-Environnement y planta un parc « provisoire » bordé de logements passifs accessibles. Construits dans l’alignement des anciens immeubles inscrits à l’inventaire du patrimoine (qui trouvait enfin son utilité), places et rues furent conservées et la Stib accepta d’y faire passer des véhicules non polluants.
Ce nouveau Central Park était semé de plaines de jeux et de parcours santé. Il fallait s’occuper puisque, dans la nouvelle société pilote, les journées étaient consacrées à six heures de travail, sur base volontaire, huit heures de repos et le reste à la culture. Ce qui entraîna ipso facto la faillite des lobbies et mafias de la nuit ainsi que l’effondrement du taux de burn-out. L’allocation universelle permettait à chacun d’exercer ses talents, entre autres par l’engagement dans les associations (l’Arau en particulier était très prisé) et dans l’Agora permanente, ou tout simplement d’aller au ciné-club, de lire ou de ne rien faire. Des adultes retournaient à l’université.
Sous prétexte de pollution de l’air, devenu irrespirable à Bruxelles, Jean-Claude proposa à la Conférence des bourgmestres et à l’ensemble des conseillers communaux de se mettre à l’abri à Ostende et de s’appliquer, au sein de groupes de travail et de commissions d’enquête entrecoupées d’auditions d’experts de plus en plus désabusés, à élaborer les scenarii prospectifs des dix-neuf PCDTD (Plans communaux de développement très durable). En l’absence des mandataires communaux, le territoire régional fut soumis à une seule autorité, celle de la Région. Afin de garantir l’égalité de traitement entre tous les Bruxellois, le gouvernement fusionna les territoires communaux, les zones de police, les anciens Centres publics d’aide sociale et l’ensemble des services. Économies et rationalisation s’imposaient, faute de quoi le gouvernement de la Région n’aurait pas les moyens de faire ramasser les poubelles, de construire les 44 000 logements sociaux manquants, de payer les allocations familiales et encore moins les pensions…
Des chicons dans les tunnels
L’administration régionale fut priée de rédiger, non plus des constats rebattus, plans et programmes kilométriques que personne ne lisait, mais des feuilles de route programmatiques dotées d’indicateurs, d’objectifs, d’obligations de résultat, de planning de mise en œuvre et de procédures d’évaluation. Du jamais vu ! De plus, ces résolutions étaient soumises à débat public et concertées, en amont et publiquement, avec la population et les partenaires sociaux au sein d’une Agora permanente. La Région s’inspira également des Memoranda et revendications de la société civile, des multiples initiatives des villes en transition et du cahier de doléances des Nuits debout, qui ne désemplissaient pas, place de la Bourse.
Par un juste retour des choses, les femmes furent appelées au gouvernement de la cité et s’attachèrent à promouvoir concrètement la sécurité d’existence et la solidarité, en particulier en modulant le temps de travail selon les cycles de vie. Le programme d’aide européenne Feder fut orienté sur la production massive de logements. Pour libérer des espaces, la Région appliqua enfin sa propre législation sur la préemption et la réquisition des immeubles à l’abandon, des étages vides au-dessus des commerces, des hangars inexploités, des terrains de feue la SNCB, de feu les régies foncières communales et les CPAS… Des dizaines de milliers de logements furent ainsi attribués gratuitement et sans condition à tous ceux qui choisirent la ville plutôt que la campagne. Du reste, celle-ci était décrétée inconstructible puisqu’il fallait récupérer des terres pour l’agriculture urbaine, source indispensable de la souveraineté alimentaire.
Par souci d’équité, et puisque les espaces verts au sud de Bruxelles étaient sanctuarisés, la famille royale accepta d’ouvrir le domaine de Laeken au public et le Fonds du logement construisit un front de marinas destinées aux migrants tout le long du canal jusqu’au pont Van Praet. La Région mit en œuvre les itinéraires cyclables conçus dès 1993 et, pour 150 millions d’euros, fit réaliser les itinéraires du RER vélo à l’échelle de la zone métropolitaine. Chose trop sérieuse pour être gouvernée par les cent onze communes, c’est-à-dire les anciens partis politiques belges, la Communauté métropolitaine était gérée par l’Agence d’urbanisme agissant sous le contrôle de l’Agora permanente. D’ailleurs, les deux Brabants demandèrent d’initiative leur rattachement à Bruxelles afin d’éviter de payer l’octroi qui s’annonçait indispensable depuis 2003…
Les lubies de métroïsation et la rénovation des tunnels furent abandonnées : trop chères et nuisibles. La Région délivra des concessions souterraines à des maraîchers qui dépolluèrent les tunnels routiers et du métro et y plantèrent des chicons, salades et autres champignons. Bio, cela va de soi. Pour faire place aux nouveaux trams dans les rues, il fallait enlever les voitures, que les Bruxellois considéraient « plutôt comme une charge et un encombrement ». Comme les deux autres régions avaient, en quelque sorte décidé unilatéralement de la régionalisation des compétences, Bruxelles décida à son tour d’appliquer, non seulement les zones de basse émission décidées en 2016 mais aussi, puisque les caméras destinées à contrôler les véhicules étaient placées, une taxation par zone. Chacun comprit qu’il fallait améliorer la qualité de l’air. La Commission l’avait assez répété. On y était arrivé…
Lorsqu’il prit sa retraite en novembre 2024, Jean-Claude fut fort ému de recevoir l’hommage des Bruxellois. La statue érigée, par souscription publique, à l’angle des rues Joseph II et Le Taciturne portait la dédicace : « L’Europe fut un mirage, Bruxelles son oasis » ! n