Politique
Bruxelles : le dilemme du gestionnaire
30.11.2020
Dans la Région bruxelloise , contrairement aux idées reçues, les réformes ont commencé tôt, bien avant Copernic (1999). La Charte sociale, simple circulaire visant à uniformiser les statuts régissant la situation du personnel dans les différents pouvoirs locaux bruxellois, a vu le jour dès 1994.
Basée à la fois sur des principes de « bonne gouvernance » et d’économie dans la gestion communale, la charte comprend plusieurs caractéristiques qu’on remarquera dans les réformes régionales ultérieures: diminution des degrés hiérarchiques, revalorisation barémique (et jusqu’à un certain point simplification de celle-ci), introduction des mandats[1.Postes situés à un niveau élevé de la hiérarchie, attribués, pour un temps limité, à certains lauréats.].
L’accent y est mis, entre autres, sur le droit à la formation du personnel. Un exemple parmi d’autres : la création de l’Erap, école d’administration qui offre des formations aux fonctionnaires communaux (et parfois régionaux) sans aller néanmoins vers une véritable école de management public dont l’ambition consisterait à former les cadres et à constituer, via la délivrance de diplômes, un élément objectif permettant de sélectionner les candidats à des postes de direction.
Insatisfactions
Est-ce à dire que ce bilan est satisfaisant ? Sans doute, compte tenu des faibles moyens financiers et légaux dont disposait la Région pour imposer ses réformes aux pouvoirs locaux. Les deux entités fondamentales à modifier pour réformer une organisation quelle qu’elle soit, le personnel et le budget, l’ont été[2.Par ailleurs, la comptabilité communale a été revue de fond en comble. Tenue en partie double dans un système inspiré du secteur privé, sa réforme devait permettre une évaluation plus aisée des coûts de gestion, du patrimoine et de l’endettement des pouvoirs locaux.].
Néanmoins, plusieurs aspects de ces réformes laissent un goût d’inachevé.
La précarité du personnel des pouvoirs locaux reste une réalité depuis des décennies et ce malgré la réaffirmation, comme un mantra, par chaque gouvernement régional de la priorité accordée au principe de la nomination. La raison est économique sans que les tâches confiées justifient en soi une occupation « temporaire ». Cette contractualisation a touché, en priorité, les « nouveaux venus » : les femmes, les jeunes, les Belges issus de l’immigration. Ainsi, certains permanents syndicaux considèrent qu’une véritable discrimination s’exerce à leur encontre notamment dans le secteur du nettoyage et des hôpitaux publics[3.Rappelons que d’aucuns à la CGSP soupçonnent le gouvernement régional de ne pas nommer plusieurs agents qui se trouvent être dans des filières, majoritairement féminines, comme les infirmières, de façon à ne pas devoir prendre à sa charge, comme doit le faire tout employeur public, certaines périodes de maladie, ou assimilées, comme les périodes d’écartement des travailleuses enceintes. Ainsi, la non-nomination permettrait de rejeter à charge de l’assurance maladie invalidité fédérale, plutôt qu’à charge de l’employeur public. Le coût pour ces travailleuses se mesure par la perte de la sécurité d’emploi et des avantages, notamment en matière de pension, liés au statut de fonctionnaire.]. Quant à la diversité, elle fait triste mine. Seule l’ordonnance dite «Madrane »[4.Du nom du parlementaire bruxellois à l’initiative de cette ordonnance du 4 septembre 2008. Rachid Madrane vient par ailleurs d’intégrer le gouvernement bruxellois en remplacement d’Emir Kir.] l’encourage sans ambiguïté, sans pour autant offrir toutes les garanties de lutte contre les discriminations, notamment en matière juridictionnelle, qui seraient nécessaires tant au regard de nos obligations internationales, européennes que du respect de l’état de droit.
Méfiance
À peu de chose près, on pourrait tirer un bilan similaire de la fonction publique régionale. Si ce n’est qu’en l’espèce, le gouvernement régional a les mains plus libres. Fin des années 90, l’accent fut mis sur la refonte de la gestion du personnel et de la comptabilité publique : les comptes régionaux sont les seuls certifiés par la Cour des comptes[5.La comptabilité telle qu’on la tient au niveau régional est quasiment sans équivalent au niveau fédéral. Les services centraux de l’État ne s’y mettent que lentement.].
Néanmoins, on peut discuter l’utilité et les dangers de cette réforme. Considérer avec défiance l’évaluation dans une comptabilité d’un patrimoine car le risque existe, comme on l’a abordé précédemment[6.Voir le n°70 de Politique (mai-juin 2011) consacré à la politique muséale.], de sauter le pas et de glisser sans bruit vers une «privatisation» de ce patrimoine sans se limiter à la prévisibilité de ses coûts de gestion. On ne peut nier la volonté de modernisation.
Même méfiance dès lors qu’il est question d’évaluer le coût en personnel et l’efficacité des services rendus. Dans un tel raisonnement l’externalisation des services, d’une façon ou d’une autre, n’est souvent pas loin avec ses conséquences en matière de manque d’indépendance par rapport au pouvoir, de perte d’expertise, de précarisation des agents, d’absence d’égalité à l’embauche, d’évaluation des tâches de façon quantitative au détriment de l’aspect qualitatif et de recentrage sur des fonctions jugées essentielles conduisant par là même à un amaigrissement du rôle du service public.
Diverses techniques sont employées : recours aux marchés publics pour effectuer des missions dévolues auparavant aux fonctionnaires, notamment pour l’écriture de textes légaux, externalisation et contractualisation de services supports, par exemple informatiques, lent glissement du statut public au statut non marchand.
Le service est-il meilleur pour autant ? Pas forcément : le marché public terminé, on reste avec un contenu plus ou moins satisfaisant, qu’il faudra souvent encore perfectionner… en interne, chaque nouvelle intervention extérieure obligeant à payer un service complémentaire et donc entraînant un surcoût.
Quand toute une structure est externalisée, c’est tout un personnel qui pouvait espérer une grande sécurité d’emploi qui la voit s’éloigner, pour lui ou pour ses successeurs dans la fonction. Avec la perte de solidarité entre travailleurs effectuant le même métier que cela crée, et ce d’autant plus que l’évaluation du travail a tendance à être individualisée.
De plus en plus de fonctions de haut niveau sont accordées à des personnes sous mandat ou sous contrat, qui dirigent des agents ayant le même niveau de diplôme mais qui, pour s’être pliés à l’obligation de passer un examen pour entrer dans la fonction, bénéficient, eux, de la nomination définitive. L’incohérence d’une telle situation ne peut qu’augmenter le stress, les dysfonctionnements, les tensions et pousser à un raisonnement où l’uniformisation du statut par le bas tous précaires – serait une solution tentante.
Plus insidieusement, c’est aussi l’opportunité, pour quiconque en a la compétence, indépendamment de son origine sociale, d’avoir accès à un bon emploi qui s’amenuise, lorsque l’obtention de celui-ci n’est pas liée à une évaluation uniforme et obligatoire ; ce qui était le grand mérite du concours de recrutement.
Enfin, la sécurité d’emploi permet, sans jamais la garantir, une indépendance par rapport au pouvoir politique, non pas pour se refuser à appliquer une politique mais pour se donner la liberté de respecter l’état de droit. De ce point de vue, on ne peut opposer le juriste et le manager.
Diversité: le bât blesse
La question qui se pose en filigrane dans le dilemme du gestionnaire trouve son point de tension dans les politiques de diversité. Le ministère régional a depuis plusieurs années une politique, sans doute la plus ambitieuse de la région, qui reste néanmoins très insuffisante au vu de ses objectifs et de ses résultats. Au public cible initial (les femmes) se sont ajoutés : les jeunes, les plus de 55 ans, les moins-valides, avec une attention particulière accordée à l’orientation sexuelle et à l’origine des agents.
Fondamentalement, on redoute, par l’effet de cette multiplication des cibles, une perte d’égalité au profit d’une diversité de surface. Ainsi si les femmes sont à présent bien représentées dans l’effectif global du personnel, elles restent sous représentées dans les fonctions d’encadrement, on ne peut que redouter que, à défaut d’opportunités de carrières plus nombreuses, elles le restent ainsi que l’immense majorité des agents de niveau A (universitaires) dont l’effectif au recrutement a été fortement augmenté par le nouveau statut de 1999, alors même que le nombre de postes de promotion s’est fortement réduit[7.Voir l’article de Brigitte Chapellier. (NDLR)].
Pour tous ses agents, le risque est grand de devoir assumer des tâches jusque-là dévolues à des directeurs sans en avoir le titre. Pire, la multiplication des gratifications flexibles menace l’égalité entre agents, la transparence des rémunérations et, si elle n’est pas surveillée, elle est potentiellement génératrice d’écart salarial discriminatoire.
La fonction publique joue aussi un rôle social. De ce point de vue, la perte d’emplois dans les niveaux ne demandant que peu de diplômes est, en Région bruxelloise, en contradiction profonde avec l’objectif affiché d’encouragement à la diversité. De même, le raidissement des mesures destinées à permettre, sous condition, aux agents malades d’avoir accès aux mesures de travail à temps partiel pour des raisons médicales est de nature à battre en brèche l’objectif consistant à favoriser le maintien harmonieux au travail des plus de 55 ans. Loin d’être immobile, la fonction publique bruxelloise subit des réformes permanentes et les relève vaille que vaille. Mal gérée ? Pas autant qu’on se prête à le dire. Mais la gestion actuelle, prise entre l’étau de la bonne gouvernance et la vision éthique d’une plus grande diversité, manque de cohérence. Tant il est vrai que la diversité ne se réalise jamais au détriment de l’égalité mais en est un approfondissement, et que cela suppose, à côté d’objectifs d’économie, de prendre en compte l’importance du qualitatif dans la fonction publique, tant pour les fonctionnaires, que pour les usagers.