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Bruxelles : combien de divisions ?

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Diviser la Belgique ? C’est bien l’objectif des deux principaux partis flamands. En Wallonie, tout le monde ne serait pas forcément contre. Mais il y a Bruxelles, que personne ne veut abandonner. Et qui, de plus en plus, affirme une identité singulière et irréductible.

Cet article a paru dans le n°113 de Politique (septembre 2020).

Pendant des années et des années, une querelle récurrente a agité le landerneau politique bruxellois : combien de Flamands, combien de francophones à Bruxelles ? Combien de permis de conduire, combien de cartes d’identité dans l’une ou l’autre langue ? C’était le temps de l’llusion 85/15, comme l’écrivait Henri Goldman parlant ironiquement à ce propos d’un « chiffre rituel[1. La Libre Belgique, 20 avril 2007.] ». Sauf quelques combats d’arrière-garde qui ressurgissent encore de temps à autre, l’affaire semble aujourd’hui entendue : ce Bruxelles-là n’existe plus. Sous la réalité administrative, il y a une réalité linguistique que cherche notamment à cerner Rudi Janssens dans ses Taalbarometers[2. Le dernier de ces « baromètres linguistiques » a été publié en décembre 2018. Voir https://www.briobrussel.be/
.] : si, en 2018, près de 90 % des Bruxellois utilisent effectivement le français comme langue véhiculaire (lingua franca), ils sont seulement 52 % à l’utiliser comme langue usuelle unique au sein de leur ménage.

Les querelles statistiques d’antan sont-elles pour autant totalement dépourvues d’intérêt ? Oui et non, car la construction de la région bruxelloise et, partant, de son identité repose en grande partie sur ces chiffres d’une époque révolue. Elle s’articule sur les relations complexes et évolutives que Bruxelles entretient à la fois avec la Flandre et la Wallonie, et donc sur des données très belgo-belges.

Une identité soustractive

Si identité bruxelloise il y a, c’est – au départ ‒ une  identité par soustraction. Cette thèse, je la défendais déjà dans Politique en 2007[3. «Bruxelles, ce fichu noyau…», Politique, n° 49, avril 2007.]. C’est parce qu’il était difficile, sinon impossible, de trouver une place convenable à cette région bilingue dans un pays dont les lignes de fracture étaient essentiellement linguistiques que s’est créée une troisième Région, avec des structures politiques bien à elle. Elle s’est d’ailleurs créée par phases, d’abord inscrite un peu théoriquement dans la Constitution puis dotée à partir de 1989 d’organes politiques bien à elle. C’est seulement ensuite, et paradoxalement, que cette troisième Région a vu sa population changer progressivement et son identité muer, devenant celle d’une cité cosmopolite.

Une chose, cependant, n’a pas changé : Bruxelles semble être demeurée, en Belgique, plus un problème qu’une solution. Que ce soit en termes d’alliance pour les uns, d’intégration pour les autres. Dans l’entre-deux-guerres, pour Jules Destrée, Bruxelles était « la cité des métis », toujours prompts, quand ils s’adressent aux Wallons, à « prêcher la résignation aux pires injustices et aux plus vexantes humiliations[4. Jules Destrée, Wallons et Flamands. La querelle linguistique en Belgique, Paris, Plon, 1923, p. 126.] ». Arille Carlier, une autre grande figure du mouvement wallon, pose en 1953 la question rhétorique : « Croyez-vous que les gens de Bruxelles s’intéressent au sort de la Wallonie ? Ne me dites pas cela [5. Intervention à la tribune du Congrès national wallon de 1953. Cité dans un Courrier hebdomadaire du Crisp consacré à ce sujet : V. Vagman, Le mouvement wallon et la question bruxelloise, 1994, n° 1434-1435, p. 66].»

On n’est pas en reste côté flamand. L’essayiste anversois Jos Van Alsenoy, mieux connu sous le pseudonyme Dirk Wilmars, note en 1971 que « le Bruxellois francophone est toujours du côté du plus fort. […] Même s’il prétend être un grand patriote, il sait d’où souffle le vent. Bruxelles est probablement la seule capitale au monde où l’on méprise à ce point la langue parlée par la majorité de la population du pays[6. D. Wilmars, Diagnose Brussel, Bruxelles, Standaard Uitgeverij 1971, p. 71. Ma traduction.].» Pourquoi donc, dès lors, les uns combattent-ils aux côtés de compatriotes avec qui ils ne partagent rien d’autre qu’une langue, et pourquoi les autres s’obstinent-ils à vouloir conserver dans leur giron une ville-région dont la majorité des habitants ne parlent justement plus leur langue ?

La question reste posée. Les partis nationalistes flamands font mine de croire qu’en effet, Bruxelles choisira la Flandre si le pays devait se scinder; mais des voix flamandes se sont élevées ces dernières années pour suggérer qu’après tout, la scission de l’État belge serait plus facile si la Flandre abandonnait Bruxelles. Frans Crols, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Trends de 1979 à 2007, invitait ainsi, le 24 août 2009, les participants à l’Ijzerwake (le pèlerinage alternatif à la tour de l’Yser), à « lâcher Bruxelles pour ôter de cette façon un des verrous bloquant la porte de l’indépendance ». Bien que minoritaire, cette opinion n’est pas isolée.

Elle refait périodiquement surface : dans un de ses tweets compulsifs, l’ex-secrétaire d’État Theo Francken (N-VA) réagissait récemment à la création d’une bande supplémentaire réservée aux cyclistes rue de la Loi en proclamant : « Les écolos de gauche [Groenlinks, écrit-il plus sobrement] sont bien décidés à restituer Bruxelles aux Bruxellois, c’est leur bon droit. Qu’il en soit ainsi : le télétravail et une décentralisation plus poussée le permettront, et laissons-les faire. Bye bye Belgium[7. https://t.co/LL2JBaTE2T (ma traduction).]. » L’idée d’une communauté de destin entre la Wallonie et les Bruxellois francophones ne fait pas davantage l’unanimité côté wallon, où les régionalistes dénoncent régulièrement l’impéritie de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ex-Communauté française (Jean-Claude Marcourt et d’autres au PS, Thierry Bodson à la FGTB, des éditorialistes comme José Fontaine ou les signataires en 1983 du Manifeste pour la culture wallonne).

Peut-on envisager l’avenir de Bruxelles en dehors de ces balises héritées du passé ?

Cosmopolite, vous dites ?

Une première question vient à l’esprit : l’identité bruxelloise est-elle différente de celle d’autres métropoles européennes ou mondiales ? A-t-elle des traits spécifiques ? Difficile de comparer, bien sûr, Bruxelles à des villes qui sont souvent de plus grande taille comme Londres, Berlin ou Paris. Certaines données sont ce pendant incontestables : d’abord, un nombre plus élevé d’habitants étrangers ou d’origine étrangère. Un tiers à peine des Bruxellois sont nés en Belgique de parents belges. C’est fort peu, sensiblement moins que dans n’importe quelle grande ville d’Europe – voire du monde, sauf apparemment Dubaï. Surtout, le processus historique qui a conduit à cette identité est fondamentalement différent. Qu’ils le veuillent ou non, les habitants de cette ville-région cosmopolite qu’est Bruxelles, avec une histoire bien à elle dont le lit s’est creusé dans l’argile des conflits communautaires belges, vivent au quotidien avec cette histoire. Toutes les inscriptions publiques sont bilingues comme les annonces dans les transports en commun; une partie des fonctionnaires communaux et régionaux doivent connaître les deux grandes langues nationales.

Il n’y a certes plus grand-monde (sauf chez les nationalistes flamands les plus radicaux) pour défendre l’idée que tous les Bruxellois devraient relever d’une sous-nationalité soit flamande soit francophone ‒ qui permettrait du même coup de diviser sans difficulté le pays entier en deux puisque les Bruxellois appartiendraient selon le cas à l’une ou l’autre des deux grandes communautés linguistiques. Mais les Bruxellois se rattachent d’ores et déjà, de façon modulable il est vrai, à des institutions flamandes ou francophones : quand ils choisissent, par exemple, l’école de leurs enfants. Les procédures électorales bruxelloises sont, elles aussi, relativement rigides. Les listes de candidats au scrutin régional sont soit flamandes, soit francophones et l’on ne peut, une fois qu’on a été candidat dans un régime linguistique, en changer. Les électeurs, eux, ont le choix de voter pour des listes flamandes ou pour des listes francophones et de modifier ce choix à chaque scrutin.

Le vote bruxellois

Or, que constate-t-on? Les listes francophones, qui recueillaient à ce scrutin 88,5% des suffrages en 2014, n’en obtiennent plus que 84,7% en 2019; les listes flamandes passent, elles, de 11,5 % à 15,3 %. Pourquoi cette hausse, d’autant plus spectaculaire que depuis la création de la Région en 1989, le nombre de votes en faveur des listes flamandes n’a cessé de diminuer ? Sans doute des électeurs francophones ont-ils voté pour une liste flamande afin d’éviter qu’ensemble, les listes de la N-VA et du Vlaams Belang n’obtiennent une majorité des 17 sièges réservés, au parlement bruxellois, au groupe linguistique néerlandais[8. Analyse que confirme le fort taux de votes blancs enregistrés pour l’élection des membres bruxellois du parlement flamand, car quiconque vote pour une liste flamande à Bruxelles est ensuite invité à émettre un vote pour le parlement flamand. L’enjeu est évidemment différent à ce niveau. Voir à ce sujet le Courrier hebdomadaire du Crisp consacré aux résultats des élections régionales et communautaires du 26 mai 2019, n° 2414-2415, p. 51.]. En d’autres termes, un certain nombre d’électeurs bruxellois ont émis un vote d’autant plus spécifique qu’il s’inscrivait dans des procédures électorales corsetées. Ou pour le dire encore autrement : ils ont voté non en fonction de leur appartenance linguistique, mais en fonction d’un enjeu concernant à la fois l’autre communauté linguistique et l’ensemble de la Région.

Un autre élément doit être pris en compte : à Bruxelles, l’électeur flamand d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier. Il vote différemment de l’électeur flamand de Flandre. En 1995, première année où cette comparaison est possible, les résultats des partis flamands à Bruxelles sont les suivants : CVP 23,9%, Vlaams Blok 22 %, VLD 19,4 %, Volksunie 10,1 %. Les Verts et les socialistes font figure de parents pauvres avec respectivement 6,9 et 17,6 %. Pour le parlement flamand (c’est-à-dire les seules circonscriptions flamandes), les pourcentages sont assez comparables : CVP 26,8 %; Vlaams Blok 12,3 %, VLD 20,2 % et VU 9 % alors qu’Agalev (ancêtre de Groen) obtient 7,1 % et le SP 19,4 %. La seule différence marquante est le score du Vlaams Blok qui, à cette époque, attire sans doute aussi des électeurs francophones à Bruxelles. Total des voix à gauche, en additionnant les Verts, les socialistes et le PVDA (PTB) : 27,1% en Flandre, 24,5 % à Bruxelles. En 2019, le même exercice donne 25,4 % pour les listes de gauche en Flandre, contre 40% à Bruxelles.

On m’objectera que ces 40% incluent des votes francophones. Comment expliquer, dans ce cas, que
les listes de gauche au sens entendu plus haut recueillaient pour l’élection des membres bruxellois du parlement flamand – vote sans enjeu réel pour l’électeur bruxellois francophone – 28,4% des suffrages en 2004 pour 47,8% en 2019 ? La scission de la circonscription électorale de Bruxelles-Hal-Vilvorde, intervenue en 2012, a probablement renforcé et renforcera encore la distanciation entre électeur flamand de Bruxelles et électeur flamand de Flandre, car elle a distendu le lien politique et électoral entre Bruxelles et sa périphérie flamande. Mais ce n’est pas le seul élément à prendre en compte.

Un électeur nouveau…

La composition de l’électorat bruxellois a changé en trente ans. Dans les deux collèges électoraux[9. C’est le terme légal pour désigner les électeurs votant pour des listes francophones d’une part, flamandes de l’autre.], mais de façon différente sans doute. L’électorat francophone s’est coloré, différencié, prolétarisé. De cela, on peut être à peu près sûr : le nombre d’électeurs bruxellois d’origine étrangère n’a jamais été aussi élevé. Ces origines sont de plus en plus variées et l’implantation de ces populations correspond à la carte des quartiers défavorisés de la Région-capitale. Avec d’autres, Eric Corijn a largement évoqué ces mutations dans diverses publications. Dans une interview récente, ce sociologue parle de la transformation démographique qu’a subie une ville « blanche, libérale et petite-bourgeoise » : plusieurs centaines de milliers de ses habitants ont quitté la Région dans les années 1990 et ont été remplacés par des personnes venues d’ailleurs, plus jeunes et présentant un taux de natalité plus élevé. Il y voit le résultat de l’exode urbain qui va de pair avec l’essor de l’État-providence, lequel a lui-même contribué à urbaniser la périphérie de la capitale[10. Voir son interview dans l’hebdomadaire Bruzz, 18 janvier 2020.]. Et l’électeur flamand ? Intuitivement, on ne peut s’empêcher de penser qu’il a, à tout le moins, rajeuni. Mais qu’en est-il dans les faits ?

Il n’existe pas, à ma connaissance, d’enquête de type exit-poll (sortie des urnes) sur le comportement électoral des Flamands de Bruxelles. Sans doute ces électeurs, en toute hypothèse, ne se définissent-ils pas en premier lieu comme Flamands : les études de Rudi Janssens tendent à le démontrer. Les listes électorales permettent toutefois de distinguer, à tout le moins, la langue dans laquelle l’électeur a choisi de notifier son adresse.

Dans son édition du 11 octobre 2018, l’hebdomadaire Bruzz (dont je dirai encore un mot par la suite) a tiré de ces listes quelques conclusions qui ne manquent pas d’intérêt. Si le nombre d’adresses formulées en néerlandais ne diminue pas en chiffres absolus (elles représentent actuellement 7,3% du total, contre 7,6% en 2009), on voit que certaines communes connaissent des hausses spectaculaires. Par exemple Saint-Gilles, où on note entre 2009 et 2018 une augmentation de près de 28 %, ou encore Ixelles, Etterbeek, Forest et Schaerbeek. Dans les communes où habitaient traditionnellement davantage de Flamands (Berchem-Sainte-Agathe, Ganshoren, Anderlecht), le nombre d’adresses en néerlandais est, par contre, en recul.

Consulté par Bruzz, le démographe Patrick Deboosere (VUB) en déduit que les jeunes Flamands qui viennent s’installer à Bruxelles se domicilient le plus souvent dans les communes « branchées » du centre, ou dans les communes proches des universités. Au début des années 2000, ces « nouveaux Flamands » de Bruxelles étaient parfois appelés en Flandre – c’était le plus souvent péjoratif, car ils étaient perçus comme des bobos déracinés – des Dansaert-Vlamingen, des Flamands de la rue Dansaert. Ils s’étaient en effet installés en assez grand nombre dans ce quartier (en 2013, l’échevine responsable de la ville indiquait que sur les 319 adresses de la rue, 109 figuraient sur les listes en néerlandais et 210 en français)[11. Voir https://radio1.be/hoeveel-dansaert-vlamingen-zijn-er-echt.].

… conduit-il à un élu nouveau ?

Ce n’est pas d’hier que les élus flamands de Bruxelles veillent à se démarquer de leurs coreligionnaires du Nord du pays. Parfois à la marge, c’est vrai, comme quand le Vlaams Belang ou la N-VA s’adressent en français à leurs électeurs potentiels sans changer un iota à leur programme institutionnel. Dès 1992, Jos Chabert – indéboulonnable ministre dans plusieurs gouvernements nationaux puis bruxellois, élu social-chrétien flamand de Bruxelles depuis 1968 – répondait à un parlementaire qu’il était un « Flamand de Bruxelles et, en plus, un bon Bruxellois[12. Je cite cette phrase dans ma contribution à l’ouvrage collectif sur les identités belges édité par Kas Deprez et Louis Vos, Nationalism in Belgium, Shifting Identities 1780-1995, MacMillan, Londres/New York, 1995, en p. 231.] ». En 2003, dans les colonnes du Standaard, le député libéral flamand Sven Gatz (ex-Volksunie) disait se revendiquer de couches successives et multiples d’identités, parfaitement combinables selon les circonstances : Flamand, Bruxellois, Belge, Européen[13. De Standaard, 11 juillet 2003.].

Cette distanciation semble se creuser encore depuis quelques années. On l’a vu, notamment, lors
de la formation du gouvernement bruxellois à l’automne 2019. Comme en 2014, les formations gouvernementales se sont – à un moment donné – imbriquées les unes dans les autres. En 2014, l’OpenVLD avait ainsi réussi à intégrer le gouvernement flamand en se rendant indispensable pour la constitution d’une majorité fédérale de centre-droit. En 2019, engagé cette fois directement dans les négociations flamandes, la direction du parti a vu d’un très mauvais œil se former rapidement une coalition bruxelloise dont étaient exclus, côté flamand, tant la N-VA que le CD&V, possibles partenaires flamands. Elle s’est donc efforcée de convaincre ses affiliés bruxellois de ne pas aller trop vite en besogne. Efforts qui n’ont pas été couronnés de succès : les libéraux flamands de Bruxelles ont tenu bon. Au dernier scrutin fédéral par ailleurs, conscients sans doute que la probabilité de décrocher un siège à la Chambre en se présentant seuls était extrêmement mince, les candidats bruxellois de Groen et du SP.A se sont retrouvés sur les listes de leurs partis frères francophones. Situation que l’on n’avait plus connue depuis belle lurette : les socialistes flamands avaient renoncé aux listes socialistes uniques dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde dès 1968, les libéraux et les sociaux-chrétiens à partir de 1974. Ecolo et Groen se sont toujours quant à eux présentés séparément à ce scrutin, jusqu’en 2014.

La boucle serait-elle bouclée ? Non, car les listes bilingues d’il y a cinquante ans englobaient des communes de la périphérie et s’adressaient à des électeurs confrontés à des enjeux politiques fondamentalement différents. Mais c’est une savoureuse piqûre de rappel.

There’s a crack in everything…

(… that’s how the light gets in)

Le décalage entre la réalité bruxelloise et les institutions empêche-t-il, comme on le dit souvent, de mener – par exemple – une vraie politique de socialisation des nouveaux arrivants, ou de mettre en place un enseignement ancré dans le quotidien des élèves ? Jusqu’à un certain point, sans doute. Dans l’hypothèse où se dessinerait dans le monde politique flamand une aspiration majoritaire à abandonner Bruxelles à son sort (parce qu’obstacle à une séparation), il faudra bien, de toute façon, réfléchir au devenir de la Région-capitale. Si, de surcroît, l’électeur wallon en venait à cautionner la suppression d’une fédération avec Bruxelles jugée artificielle et contraire à ses intérêts, la réflexion devra forcément être menée, a priori, en dehors du carcan institutionnel d’aujourd’hui. Faisons un moment abstraction des problèmes que suscite ce scénario sur le plan économique et fiscal.

Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Ne peut-on se demander si les institutions bruxelloises, nées d’une situation qui a très certainement changé, ne peuvent être utilisées de façon créative pour faire de la ville-région un laboratoire qui transcende les combinaisons politiques forgées depuis cinquante ans ? Ne peut-on garder quelque chose de ce qui, somme toute, ne fonctionne pas si mal ? Les Dansaert-Vlamingen sont – si j’ose dire – la tête de Turc de la droite flamande. Ce sont ces Flamands de Bruxelles qui publient Bruzz, un hebdomadaire en trois langues riche de plus d’informations sur une vie culturelle pétillante que n’importe quelle feuille en français sur le même sujet. Ce sont eux qui cultivent, avec leurs salles de théâtre pas bégueules (le Kaaitheater, le KVS), des activités accessibles à tous les publics, même non flamands, qui nouent des liens étroits avec leurs consœurs francophones et fédérales (le Théâtre National ou la Monnaie). Ce sont leurs compagnies théâtrales, leurs chorales, qui accueillent dans leurs rangs francophones, lusophones, germanophones et diffusent et exportent leurs productions – jusqu’en France, où elles connaissent un franc succès. J’en passe et des meilleures : Anna-Teresa de Keersmaeker, cette Malinoise venue s’installer à Bruxelles où elle a fondé Rosas et P.A.R.T.S., portée aux nues en France et jusqu’aux États-Unis où elle assurait il y a peu la chorégraphie d’une nouvelle version de West Side Story mise en scène par cet autre flamand, Ivo Van Hove[14. Le confinement décidé par le maire de New York a malheureusement interrompu les représentations à Broadway.].

Un député bruxellois du Vlaams Belang s’était inquiété, en janvier 1997, de lire dans un document officiel émanant du cabinet d’un secrétaire d’État bruxellois flamand que « la plupart des organisations néerlandophones [de Bruxelles, dans le cadre de l’octroi de subsides sociaux] sont contraintes, en raison de leur terrain d’action, d’avoir un fonctionnement francophone ». Ce à quoi l’intéressé (Vic Anciaux, Volksunie) avait sèchement répondu « Demander si je trouve la chose justifiée et si j’envisage d’y changer quelque chose, serait aussi absurde que me demander si je trouve justifié que la terre est ronde et si j’envisage d’y changer quoi que ce soit[15. Raad van de Vlaamse Geneenschapscommissie, Bulletin des questions et réponses, n°1, 16 octobre 1997, p. 8 (question du député Dominiek Lootens-Stael du 15 janvier 1997) – ma traduction.]. »

Évidemment, toutes ces initiatives flamandes sont soutenues par les budgets flamands[16. Voir notamment A. Romainville, « Une “flamandisation” de Bruxelles ? » sur le site de l’Igeat/ULB.]. Elles ne pourront probablement subsister que si la Flandre ne lâche pas Bruxelles[17. « Vlaanderen laat Brussel niet los ! », avait proclamé en 1966 le député socialiste flamand et bourgmestre d’Anvers Lode Craeybeckx.], c’est-à-dire aussi longtemps qu’une majorité d’élus flamands verront un intérêt à conserver Bruxelles et donc à maintenir la Belgique plus ou moins en état. Elles se nourrissent aussi de la vitalité culturelle que connaît la Flandre dans son ensemble – mais cette vitalité elle-même a besoin de Bruxelles, en particulier pour s’exporter.Telles sont les données du problème. S’il devait y avoir, pour Bruxelles, un « après-Belgique » et s’il fallait donc réfléchir à des institutions bruxelloises détachées du modèle belge, ces divisions doivent toutes être prises en compte. L’identité bruxelloise est à la fois officiellement bilingue et effectivement multilingue. Irréductible aux seules communautés linguistiques nationales, elle ne saurait se confondre avec une seule d’entre elles, même sous les espèces du cosmopolitisme.

Pas sûr que l’interpolation – Bruxelles n’entend-elle pas jouer un rôle de passeur, de pont ? ‒ puisse germer sur l’homogénéité, y compris de façade.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0 ; photo de la place Rogier, prise en janvier 2016, par Luc Mercelis.)