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Borgerhout & Zelzate. Bienvenue en territoires de convergence des gauches

Couverture du livre « Ik was nog nooit  in Zelzate geweest » (EPO, 2010) [détail].
Couverture du livre « Ik was nog nooit in Zelzate geweest » (EPO, 2010) [détail].

Située à deux pas de la gare centrale d’Anvers, Borgerhout, 46 000 habitants, est le district le plus jeune et multiculturel de la métropole. Sise sur le canal Gand-Terneuzen, en Flandre-Orientale, Zelzate, 13 000 habitants, est quant à elle un bastion ouvrier qui résiste encore et toujours à la désindustrialisation. Depuis 2012 et 2018, toutes deux ont pour point commun d’être les premières communes codirigées par le PTB. Une première expérience du pouvoir plutôt positive, érigée par le parti marxiste en contre-modèle de la tendance libérale-conservatrice dominante au nord du pays.

Pour en savoir plus sur les conditions qui ont permis ces expériences atypiques et les leçons qui peuvent en être tirées, nous nous sommes entretenus avec Thomas Blommaert, des éditions EPO. Il est l’auteur de Ik was nog nooit in Zelzate geweest1 (EPO, 2010), consacré à la montée du PTB dans la ville, et d’Asterix aan de Schelde. Een reportage uit Borgerhout2 (EPO, 2018), livres-enquête sur la première conquête communale du PTB.

L’arrivée du PTB à Borgerhout en 2012 dans une coalition avec les socialistes et écologistes est intervenue au moment même où la ville d’Anvers basculait à droite. Comment expliquer cette dynamique à contre-courant ?

THOMAS BLOMMAERT

Pour commencer, il faut souligner qu’un peu comme Anvers, Borgerhout est une sorte de laboratoire politique de la Flandre. C’est ici qu’est né dans les années 1970 le mouvement écologiste flamand qui allait conduire à la fondation d’Agalev. C’est également là que, dix ans plus tard, le Vlaams Belang a réalisé ses premières percées (30 % en 1988 à Borgerhout, trois ans avant le « dimanche noir »). Ce qui a rendu cette participation possible est avant tout l’arithmétique électorale. En 2012, la tête de liste du PTB, Zohra Othman, est arrivée en tête du district, rendant son parti difficilement contournable.

Le deuxième facteur explicatif tient en la proximité politique et personnelle des acteurs locaux. Stéphanie Vanhoutven, jeune mandataire socialiste décédée il y a deux ans, était à gauche et ancrée sur le terrain, très loin de la figure d’un Conner Rousseau avec ses sneakers à 1000 euros et son activisme Instagram… Luc Moerkerke, élu CD&V issu du mouvement ouvrier chrétien et actif dans l’équipe de basket local, dont le soutien comme indépendant sera déterminant pour l’émergence de la première majorité entre PTB, SP.A (futur Vooruit) et Groen, était un proche de Peter Mertens (président du PTB de 2008 à 2021).

Les relations avec Groen étaient également bonnes, en raison d’un travail commun sur le terrain social et associatif. L’attelage pouvait donc sembler remarquable vu depuis la rue de la Loi, mais pas sur place. Ce choix n’allait pas de soi pour tout le monde. Des neuf districts d’Anvers, seul Borgerhout n’est pas gouverné par la N-VA. De fait, une relation conflictuelle a rapidement émergé entre le district et le « Schoon Verdiep » (le « bel étage » de l’hôtel de ville d’Anvers, où siège la majorité communale).3

Comment expliquer qu’un bastion historique de l’extrême droite soit le premier à être gouverné par toutes les composantes de la gauche ?

La sociologie électorale s’est, d’une part, rapidement modifiée, en raison d’un rajeunissement et d’un afflux de population d’origine étrangère. Mais la démographie n’explique pas tout. Si un bastion de l’extrême droite marqué par la colère, la fatigue, et le mécontentement, que décrit Rudi Rotthier dans son livre « Hotel Fabiola » (2000), a pu évoluer de la sorte, c’est aussi grâce au travail acharné de militants de terrain, qui ont contribué à revitaliser le district.

On peut citer l’exemple de la mutation du centre culturel De Roma, un vieux cinéma qui était en ruine pendant des années, mais qui a été réhabilité par des citoyens – la plupart sans affiliations partisanes – pour en faire une maison de quartier. C’est aujourd’hui l’une des plus belles salles de Flandre, disposant de 1500 places et d’un lien très fort avec le quartier, invitant à la participation culturelle.

Le PTB oppose le « modèle Borgerhout », qui se veut généreux et social, au « modèle De Wever », supposément dédié aux plus fortunés et aux projets de prestige. Quelles politiques concrètes permettent au district d’incarner cette alternative ?

Le projet pour la ville est en effet différent. On voit s’affronter deux visions idéologiques antagonistes : on peut penser au débat autour de la rénovation de la Turnhout, la route centrale de Borgherout, que la majorité du district voulait élargir pour donner davantage de place aux piétons et aux cyclistes, projet auquel De Wever était farouchement opposé.

Des initiatives locales en faveur de nouvelles bibliothèques ou salles de sport ont également été torpillées par le Stadsbestuur conseil municipal. Citons également la manifestation du NSA, groupuscule fasciste, qui avait été autorisée le 1er mai 2013 à Borgerhout avant d’être refusée par le bourgmestre d’Anvers sous la pression…Annulation qui aura conduit à une véritable célébration populaire… Borgerhout fait vraiment figure de village gaulois, pour citer le titre de mon livre !

À mon estime, rien ne symbolise plus cet antagonisme entre l’alliance de gauche à Borgerhout et la majorité anversoise dirigée par la N-VA que le rapport à la jeunesse. Depuis l’arrivée de De Wever, le nombre de caméras de sécurité a été multiplié de façon spectaculaire. On voit également une militarisation assumée de la police, qui dispose désormais de véritables machines de guerre, telles que les Bearcats. La ville économise sur tous les plans, mais pas sur la police, et plutôt la police du style « botinnekes », pas celle de proximité. À l’opposé, Borgerhout a développé une approche de la jeunesse fondée sur la confiance et l’investissement dans l’humain.

Un exemple qui m’a beaucoup frappé est celui des « Pleinpatrons ». Borgerhout a peu de parcs et d’espaces verts, ce qui génère de temps en temps des tensions, notamment sur les terrains de foot et terrains de basket de quartiers. Pour y remédier, les autorités du district ont décidé de former, en collaboration avec des organisations de jeunesse, des jeunes issus du quartier qui servent d’intermédiaire entre les autorités et les jeunes des places de Borgerhout. Aujourd’hui, il y a donc une dizaine de « Pleinpatrons », qui sont respectés par les jeunes du quartier et font un travail remarquable.

6 ans plus tard, en 2018, le PTB entrait en majorité avec le Sp.a (futur Vooruit) à Zelzate. Là encore, quelles sont les conditions particulières qui ont permis cette alliance ?

Comme à Borgerhout, l’interpersonnel a joué un rôle important. Mais les conditions étaient aussi liées au contexte politique. Alors que la ville a longtemps été une forteresse des socialistes, ceux-ci avaient été exclus du pouvoir pour la première fois de puis la Deuxième Guerre mondiale en 2012. Des mesures très impopulaires avaient alors été prises par John Schenkels et plus tard par Freddy De Vilder, sans doute un des bourg mestres les plus impopulaires en un siècle. C’était le temps d’une véritable rage populaire, contre par exemple la « gezinsbelasting » (« impôt sur la famille »), une taxe de 150 euros sur tous les foyers. La majorité suivante associant les libéraux et la N-VA fut aussi une catastrophe : Ils ont démantelé le CPAS, privatisé le service de nettoyage et le service vert, économisé dans les affaires sociales.

L’alliance Vooruit-PVDA a donc pris les clés d’une ville laissée à l’état de ruines. Le PTB est impliqué de longue date dans la commune, où le parti dont il est le successeur, AMADA-TPO, a ou vert une maison médicale en 1977, qui dispose aujourd’hui d’une énorme patientèle à Zelzate (environ 3 000 sur 13 000 habitants). Steven De Vuyst, la tête de liste, qui était aussi au parlement, est né là-bas. Geert Asman, premier échevin, est sur place depuis vingt-cinq ans, et son collègue Dirk Goemaere depuis quarante ans. Ajoutons qu’après la défaite du sp.a en 2012, il y a eu un grand conflit interne. La vieille garde est partie et une nouvelle génération, plus jeune et plus à gauche, plutôt favorable à un rapprochement avec le PTB, a pris les commandes.

Contrairement à Borgerhout, le PTB gouverne ici sans les écologistes, pratiquement absents de la commune. Est-ce lié à la sociologie de Zelzate ?

Cette absence des écologistes m’a toujours frappé, car pendant des années, Zelzate était littéralement la « poubelle de la Flandre ». La qualité de l’air y était médiocre, et les enfants y développaient des pathologies que les médecins nommaient la « maladie de Zelzate »… Mon hypothèse est que le PTB a toujours été actif à sa manière sur le terrain écologique, en mettant à l’ordre du jour les questions liées à la pollution industrielle, comme les dépôts clandestins, la montagne de gypse blanc ou encore le rejet de dioxines par les hauts fourneaux de l’entreprise sidérurgique Sidmar. Les Verts n’ont jamais obtenu un élu dans la commune. C’est remarquable, quand on sait que Gand, dix kilomètres plus loin, est un bastion des Verts.

Si les militants du PTB sont en première ligne sur la pollution, ils insistent aussi sur le fait que le maintien des emplois est un impératif central. Sans vouloir faire de caricature, les écologistes auraient plutôt le réflexe d’avoir d’abord un environnement sain, quelles qu’en soient les conséquences sur l’économie et l’emploi. Le PTB, lui, va plutôt refuser le chantage « poumons propres VS boulot ». Il ne pense pas l’écologie de façon isolée, même si la pollution dans l’air est une question omniprésente, ne serait-ce que par l’importance de la question sur le plan sanitaire pour sa maison médicale.

Cette législature à Zelzate a été marquée par une réorientation des priorités, avec notamment la suppression de deux postes d’échevin, ce qui a permis des économies dans la lutte contre la pauvreté infantile. L’un de ses succès majeurs est ce que le PTB a présenté comme un « tax shift équitable ». La taxation des surfaces a été ajustée, de manière à augmenter de 487 000 euros la contribution des 30 plus grandes entreprises, ce qui a permis de diminuer les impôts locaux de 500 PME et indépendants et de réduire de moitié la taxe environnementale. Malgré un bras de fer (remporté par Zelzate) avec le Voka devant le Conseil d’État, le bourgmestre socialiste qui dirige l’attelage, Brent Meuleman, conteste l’idée que Zelzate soit un laboratoire pour une alternative politique, insistant sur le fait que la majorité « apporte des réponses à des problèmes locaux »…

Avec le tax shift équitable, on a pourtant eu affaire à un pur affrontement idéologique. Le 4 juin 2022, au plus fort du bras de fer entre le Voka et la commune, De Tijd, le journal économique de Flandre, a titré : « À Zelzate, où le transfert d’impôt donne lieu à un débat idéologique ». La hausse de l’imposition n’était que de 0.09 %. Dans une édition régionale de Het Laatste Nieuws, le CEO de Rain Carbon concédait qu’il s’agirait d’une hausse indolore : « Quelques milliers d’euros d’impôts en plus ou en moins, c’est tout un monde pour un petit indépendant. Mais nous, nous pouvons le supporter. » Pourtant, son entreprise se joindra ensuite à la plainte au Conseil d’État… Ce que craignait le patronat n’était pas la perte financière, mais bien le risque d’un précédent, avec en toile de fond cette question centrale : est-ce à la population de payer ou aux épaules les plus larges ? De fait, l’avis du Conseil d’État ouvre la porte à d’autres mesures fiscales de ce type ailleurs, alors que les précédentes majorités socialistes avaient plutôt misé sur d’autres mécanismes telle que l’initiative industrielle publique.

Dans le contexte politique de 2024, et compte tenu de la plus grande implantation locale du PTB qu’il y a six ans et des volontés exprimées en ce sens par la présidence du PTB, le modèle Borgerhout/Zelzate a-t-il vocation à s’exporter à large échelle dans d’autres communes ?

Pour ce qui concerne la Flandre, le modèle Borgerhout/Zelzate exerce une forte pression sur la romance entre Conner Rousseau et Bart De Wever. L’espoir est conforté par les résultats historiques du PTB en juin dernier, notamment à Anvers, où Jos d’Haese a véritablement instauré un match avec le bourgmestre sortant, ce qui soulève une dynamique qui dépasse le PTB et Anvers. On se dit enfin que le « Thatcher flamand » n’est plus indéboulonnable ! Pour ce qui est des niveaux de pouvoirs supérieurs dans cinq ans, le débat est ouvert, pour ce que j’en sais. Ce qui est certain, c’est que l’expérience de gestion au niveau local à Zelzate et à Borgerhout est un apprentissage du pouvoir pour le PTB.

Propos recueillis par Gregory Mauzé.