Politique
Bientôt des rues pour tous ?
31.01.2018
Si Le Corbusier et la Charte d’Athènes ont voulu réduire la voirie à un espace fonctionnel destiné au seul déplacement et si depuis l’après-guerre, on a assisté à une appropriation démesurée de la rue par l’automobile, l’importance de retrouver «des rues pour tous» apparaît aujourd’hui clairement. C’était d’ailleurs le thème des Rencontres organisées par l’association Rue de l‘Avenir en septembre dernier.
On en parle aujourd’hui et pourtant déjà en 1961, en parallèle au développement des infrastructures routières dans les villes et à la perte d’efficacité des transports publics, la journaliste Jane Jacobs développe une théorie audacieuse illustrée par son expérience à New York.
Dans son remarquable ouvrage Déclin et survie des grandes villes américaines, elle décrit l’érosion que subit la ville de façon insidieuse par tous les changements réalisés pour augmenter l’efficacité de l’automobile. Elle se base sur ce constat pour décrire le principe inverse : l’attrition de l’automobile par la ville ou comment, par une réduction de l’espace dédié à la circulation privée, modifier les habitudes de déplacement des habitants ; plus de confort pour les piétons et une plus grande attractivité des transports publics. Très critiquée par les urbanistes, elle a néanmoins eu une influence, parfois tardive, aux États-Unis et au-delà.
Une rue n’est pas une route
L’action d’associations comme l’Arau, comité d’habitants fondé en 1969 à Bruxelles, s’inscrit dans cette approche de l’espace public. Actuellement, les réalisations de Jan Gehl, d’Alexander Stahle ou de Janette Sadik-Kahn se revendiquent de ce courant.
Un des obstacles à cette nouvelle approche était sans conteste le Code de la route, ce qui a poussé l’Arau à organiser en mars 1988 sa 19ème Ecole urbaine sur le thème «Du code de la route au code de la rue». En effet, la rue n’est pas une route et le législateur n’a manifestement pas tenu compte de cette importante nuance ! En ville, en rue, il importe de garantir «la coexistence de l’homme et de la machine et la mixité des usages sédentaires et de déplacement tout en veillant à la sécurité des plus vulnérables».
Une quinzaine d’années plus tard, la législation a été adaptée dans ce sens suite aux États généraux de la Sécurité routière organisés à l’initiative de la ministre de la Mobilité Isabelle Durant. Cette préoccupation est internationale : l’introduction du récent ouvrage de J. Sadik-Kahn s’intitule «A New Street Code» !
Certains ont voulu aller plus loin. C’est le cas du commissaire européen Carlo Ripa Di Meana qui, en 1990, commande une «Recherche pour une ville sans voiture». L’idée est de développer un modèle de ville où il est possible de vivre et de se déplacer sans posséder d’automobile. Les transports en commun y jouent bien entendu un rôle de premier plan, de même tout ce qui peut favoriser les déplacements non motorisés dans une ville mixte et des courtes distances (ascenseurs, passerelles…).
Dans cette même veine, Greenpeace publie en 1994 l’étude de Luc Lebrun «Vers une ville sans voitures» quantifiant pour Bruxelles ce qu’impliquerait la mise en œuvre de ce concept et montrant sa faisabilité. Pour René Schoonbrodt, «les analyses portant sur le devenir de la vie urbaine et la sauvegarde de la vie naturelle au plan mondial mettent en question non l’usage de la voiture, la légitimité de sa présence en ville, mais son existence même».
Viser le bien-être des citadins
Pendant ce temps des urbanistes sont sur le terrain et, inlassablement, parviennent à convaincre des responsables de villes de changer de paradigme. C’est entre autres le cas de Jan Gehl qui, depuis plusieurs décennies, conçoit des aménagements visant avant tout «le bien-être des citadins, un élément essentiel de toute action visant à rendre les villes plus animées, plus sûres, plus durables et plus saines, des objectifs d’une importance cruciale en ce XXIème siècle».
Ses principes sont simples et pourtant ceux qu’il nomme les ingénieurs de la circulation routière les ont totalement ignorés : prendre en compte «la dimension humaine, la ville comme lieu de rencontre, tenir compte de l’échelle, y compris du bâti, concevoir des villes où il fait bon marcher, où l’on prend le temps de s’arrêter, où il est possible de s’exprimer, de jouer, de faire de l’exercice, des villes propices aux rencontres, des villes cyclables, des villes pour les enfants, pour les moins valides, etc.».
C’est sur cette base qu’il a travaillé à Copenhague pour commencer, mais aussi à Moscou, Melbourne, Sidney, New York, Londres et de nombreuses autres villes. Sa ville, Copenhague, a eu un premier piétonnier en 1962. Pour lui, de même que les ingénieurs connaissent les statistiques du trafic et dès lors s’en soucient, il faut étudier en détail comment les gens utilisent la ville de manière à identifier ce qui doit être fait pour la rendre meilleure, plus agréable, y compris dans une stratégie à 20 ans.
Tandis qu’en 1961, Jane Jacobs choque les urbanistes en préconisant que les enfants jouent sur les trottoirs sous le contrôle social des adultes plutôt que dans des plaines de jeux clôturées, isolées du monde des adultes, Gehl aménage la rue pour inviter les habitants à y être présents, à marcher davantage et à utiliser plus le vélo : l’aménagement doit être conçu de telle manière que les enfants, les personnes âgées, les adultes transportant des enfants à vélo… se sentent bien. Tous ces usages rendent la ville plus vivable et moins « roulée ». L’ouvrage de Jan Gehl, publié en 32 langues, est abondamment illustré et permet de saisir toutes les nuances de l’approche humaine qu’il défend.
Très concret, le Manuel des espaces publics bruxellois publié par la Région de Bruxelles en 1995 développe une approche multifonctionnelle de la rue, de la place, du boulevard : une rue accessible à tous, lisible par l’évidence de son aménagement, et donc équipée d’un minimum de signalisation, pourvue d’un éclairage doux et de plantations nombreuses et adaptées au contexte, pavée de matériaux naturels et durables ; voilà quelques-unes des idées développées tout au long de ces 160 pages. Il s’agit de principes, plus que de normes, qui ambitionnent de définir pour les administrations communales et régionales une approche en lien direct avec le contexte bruxellois et en décalage avec les pratiques antérieures. Reste à avoir le courage d’opter pour une ville apaisée en termes de trafic.
La croissance du vélo
Et pour cela, la première action doit viser la vitesse. Son danger provient des trois facteurs suivants, comme l’a expliqué Frédéric Héran aux Rencontres de Rue de l’Avenir : avec la vitesse, le champ de vision du conducteur se réduit, l’énergie cinétique en cas de choc augmente et la distance d’arrêt du véhicule s’allonge, trois raisons pour accroître le danger. Pour des raisons culturelles, les pays européens ont adopté des politiques très différentes. Les Pays-Bas et l’Italie ayant des traditions urbaines plus anciennes ont été les pays les plus prompts à prendre des mesures dans ce domaine. Que ce soient les rues résidentielles, les quartiers à trafic limité ou les zones 30, chaque pays, chaque ville a
avancé à des rythmes différents. Grenoble, par exemple, a été déclarée Métropole apaisée et 45 des 49 communes de l’agglomération sont «Zone 30» depuis le début de 2016. Quant à Karlsruhe, elle a adopté une Zone 30 de 22h à 6h afin de réduire le bruit nocturne du trafic. Même New York a mis en œuvre une réduction drastique du trafic à Times square après des années de débat. Les exemples sont innombrables.
La croissance de l’usage du vélo, après une chute généralisée depuis 1945 est un bon indicateur du confort et de la sécurité retrouvés dans les villes volontaristes en ces domaines. Après avoir vu son nombre de cyclistes divisé par 8, la ville de Copenhague, un modèle en la matière, a atteint 35% d’usage du vélo et vise 50% d’ici 2020 ! Comparé aux 5% bruxellois, il y a de quoi réfléchir, même si l’on vient de 0,8% d’usage du vélo ! Certains objecteront qu’une ville où les cyclistes sont nombreux peut poser des problèmes aux piétons. Cela met en évidence que deux principes doivent être adoptés par tous : chacun doit adapter sa vitesse au contexte et le plus vulnérable doit être prioritaire. Et comme l’indiquent les affichettes placées sur certains vélos «Un vélo en plus, c’est une voiture en moins» !
Les intéressantes journées des Rencontres nationales consacrées à la rue pour tous ont également abordé le thème des coupures en villes (les infrastructures routières, ferroviaires ou navigables qui imposent des trajets pénalisants les piétons et les cyclistes), les conditions à remplir pour progresser dans le sens d’une Ville 30, à savoir un réaménagement, une suppression des feux de signalisation, des passages piétons, des aménagements cyclables et des équipements de contrôle des vitesses (à commencer par des radars pédagogiques).
Comme l’a dit Sylvie Banoun, Déléguée interministérielle française pour le développement de la marche et du vélo, la mobilité doit faire l’arbitrage entre trois ressources rares : le temps, l’espace et le coût. L’urbanisme est une manière d’écrire les arbitrages dans l’espace. Pour elle, il y a quatre principes à retenir pour favoriser la marche et le vélo : la priorité au plus vulnérable, la continuité des itinéraires, l’usage collectif des espaces publics (le stationnement étant une forme de privatisation) et la lutte contre les inégalités sociales et de santé.
Mixité et densité
Bien entendu, mobilité et aménagement du territoire ne peuvent être dissociés. La mixité des activités et la densité de la ville restent des principes de base. Alexander Stahle dans son ouvrage Closer together fait l’éloge de la proximité et énonce les principes-clés à prendre en considération : «Réaménager les voies express en boulevards urbains ; aménager les rues en tenant compte de la vitesse du piéton ; élargir les trottoirs au maximum ; réaliser un réseau cyclable sûr ; abaisser les limitations de vitesse ; organiser des événements sans voiture ; accueillir les occupations alternatives sur les places de stationnement ; dégager les rues du stationnement ; développer toutes les formes de transport public, la mobilité autonome et partagée, le péage urbain ; densifier pour assurer la diversité ; maximiser l’animation des rez-de-chaussée ; rendre les centre-ville accueillants pour les enfants». Un vaste programme, vital pour la ville du futur.
A Bruxelles, un panel citoyen s’est réuni l’automne passé dans le cadre de la préparation du nouveau Plan régional de mobilité. Plusieurs de ses demandes rejoignent les concepts énoncés plus haut : aménager les trottoirs au profit de tous, notamment les personnes à mobilité réduite, créer un réseau continu de pistes cyclables sécurisées, réduire la largeur dédiée à l’automobile pour ralentir la vitesse du trafic, réduire l’espace dédié au stationnement et, en-dehors des grands axes limités à 50km/h, limiter la vitesse à 30km/h (principe développé dans Le Code de la rue) en vue de réduire la pollution et d’améliorer la sécurité. Par contre le principe de l’espace partagé ne fait pas partie des demandes citoyennes à ce jour. Ceux-ci demandent au contraire de développer des sites dédiés à chaque mode de déplacement séparés physiquement.
La question qui reste posée est moins de savoir ce qui sera inscrit dans le 3ème Plan régional de mobilité de Bruxelles que constater si les politiques des nombreux acteurs en charge de l’espace public et de la mobilité changeront de paradigme. A suivre.