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Berlusconi ou la fiction du réel

«  Berlusconi fictionne le réel. Il joue de cette confusion lorsqu’il se présente comme un personnage de roman, se met en scène et en images à la télévision et dans ses albums photos ou même en musique, en publiant un disque de chansonnettes. (…) Berlusconi est un représentant, au sens commercial et au sens symbolique, c’est-à-dire un messager des rêves qu’il promeut[1.P. Musso, Le sarko-berlusconisme, L’Aube, La Tour d’Aigues, 2008.]». L’analyse du philosophe et politologue Pierre Musso date de 2008 : elle demeure étonnement d’actualité. La pièce rejouée par Silvio Berlusconi qui, une fois encore, a mis l’image – son image – au cœur du processus politique aura marqué la campagne des élections législatives qui se sont déroulées les 24 et 25 février dernier. Et pourtant, cette fois, on pensait le spectacle ringardisé et son principal acteur rangé au placard des divas vieillissantes. Chassé du pouvoir en 2011 sous les quolibets et les huées, candidat douteux et hésitant et vilipendé par toutes les chancelleries européennes et moqué par la presse mondiale, Il Cavaliere n’en a eu cure et s’est jeté dans la bataille médiatique, celle où il excelle. En trois semaines et une centaine de prestations télévisées, il avait doublé son capital dans les sondages et redevenait une menace pour ses adversaires. Une de ses prestations restera dans l’histoire de la télévision politique : elle aura marqué la vanité des hommes qui la font et la perversion de ses effets sur ceux qui la regardent. Le 10 janvier 2013, Silvio Berlusconi accepte d’affronter son vieil – et meilleur – ennemi médiatique : le journaliste Michele Santoro, homme de gauche qui ne dédaigne pas le populisme – qu’il a fait chasser de la RAI en 2010 – et qui a fait de Berlusconi sa cible permanente. Santoro est secondé par un autre journaliste, Marc Travaglio – homme de droite – sorte de Savonarole contemporain, redoutable investigateur et pourfendeur de toutes les affaires transalpines, en particuliers celles qui concernent l’ancien président du conseil. Le bateleur et le procureur sont des hommes de talent mais ils sont victimes de ce que l’on appelle en Italie le « protagonisme » : il faut que le monde tourne autour d’eux jusqu’à en perdre le sens des réalités, surtout celles qui sont fictionnalisées par un artiste de la manipulation. « Servizio Pubblico » – c’est le titre de l’émission très populaire – est diffusé par « La 7 », chaîne privée indépendante. Le studio est construit comme une arène : le public dans la pénombre est installé sur des gradins qui surplombent une grande scène circulaire où les acteurs baignent dans leurs habits de lumière. Santoro et Travaglio sont convaincus qu’ils vont enfin mettre à mort (médiatique) l’homme qui a modelé l’Italie depuis vingt ans… et qu’ils réaliseront aussi une audience record. Bingo pour ce dernier point : près de dix millions de téléspectateurs et 35 % de part de marché, mais l’issue de près de trois heures d’émission ne sera pas celle escomptée. Tout au contraire, Berlusconi sortira grand vainqueur de l’affrontement. Comme d’habitude il ment, il invente, il promet tout et n’importe quoi, il esquive mais avec une ironie permanente et un talent de showman qui fera même rire plus d’une fois un public a priori totalement hostile. Conscient de la complicité paradoxale unissant les deux hommes qui ont chacun besoin de l’autre pour la réussite de leur émission (sinon, chacun à sa manière, pour exister), Berlusconi parvient habilement à entrainer Santoro dans une sorte de paso doble qui ne se terminera pas comme dans la corrida par l’estocade mais par un baiser qui tue. Plus que jamais, il se met en image, utilisant toutes les ficelles du spectacle télévisé qui anesthésie la politique et réussit à faire de son adversaire un complice à sa merci. Le piège s’est refermé… sur le chasseur. Berlusconi sortira donc grand triomphateur de cette scène télévisée qui devait le terrasser. Les armes de l’image se sont retournées contre ceux qui prétendaient les maîtriser mieux que quiconque. Les journalistes ont été renvoyés à leurs vaines prétentions et le spectacle télévisé en politique a démontré une fois encore la force de sa perversité. Le lendemain, l’Unita pouvait titrer : « Santoro relance Berlusconi »…