Politique
Ben & Bolt
15.10.2009
La question du dopage est insaisissable. La façon la plus simple de la traiter est de l’ignorer. Cette manière est largement partagée par les gens qui vivent du sport, comme compétiteurs, dirigeants, investisseurs ou journalistes et par ceux qui s’en contrefoutent ou qui considèrent le sport comme une tare de l’humanité. «Tous dopés», disent ceux-ci ; «dopage, connais pas» disent ceux-là. Je simplifie à mon tour, il faudrait un peu nuancer mais en gros c’est bien de cela qu’il s’agit : les uns et les autres traitent le sport en bloc, en bien ou en mal, avec pour seule concession chez ceux qui le voient en bien de s’acharner sur les «brebis galeuses». Les athlètes pris en flagrant délit de dopage remplissent à cet égard la même fonction que les «mauvais supporters», ceux qui «salissent le sport» et qui «gâchent la fête», selon l’expression à la mode. Le sport de compétition se purifie épisodiquement par le sacrifice d’une brebis galeuse. La plus célèbre de ces victimes expiatoires restera sans doute Ben Johnson, recordman du monde et vainqueur du 100m aux JO de Séoul, passé en 48h de la gloire universelle à la damnation éternelle. En immolant Johnson, le CIO a peut-être sauvé l’olympisme. Mais pour peu qu’on essaie de la poser en des termes moins sommaires, la question du dopage devient inextricable. D’abord parce que la drogue est vieille comme le monde, associée depuis toujours à la recherche du plaisir et de la performance, à la création artistique, aux progrès de la médecine. Or le sport ne vit pas en dehors du monde, il exige au contraire des performances, c’est une des conditions de son succès, comme spectacle et comme business. Cela dit tous les sportifs ne se dopent pas, certains champions triomphent encore grâce à leurs qualités naturelles, à un entraînement forcené et un train de vie ascétique, mais on ne sait plus qui est dopé et qui ne l’est pas. Le dopage précède l’antidopage, il est devenu une science, ceux qui y recourent ont une longueur d’avance sur ceux qui les traquent. C’est pourquoi les méthodes policières traditionnelles sont finalement plus efficaces pour coincer les dopés : une bonne perquisition vaut mieux qu’une analyse de laboratoire. Et le contrôle inopiné des athlètes pratiqué par certaines fédérations s’apparente à ce genre de méthodes, avec moins de garanties juridiques. C’est le système du coup de filet, les prises se font un peu au hasard. La lutte antidopage est une sorte de loterie ambiguë : elle sanctionne quelques dopés mais elle ne supprime pas le dopage, elle risque même de le préserver en faisant croire à sa disparition prochaine. En somme, la lutte antidopage participe étroitement de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie sportive. Le sport est censé porter des valeurs (harmonie, perfection du mouvement, sublimation des instincts) qui renverraient à une sorte d’état de nature, de «bonne sauvagerie». Mais il est aussi et d’abord un spectacle, il produit des shows planétaires. Son chiffre d’affaire est colossal et ne connaît pas la crise, ses traders sont les champions qui doivent, eux aussi, faire du chiffre. Le dopage est presque une nécessité pour beaucoup d’entre eux, qu’ils soient en méforme ou pas assez surdoués. Mais il doit être nié, ostracisé, hautement réprouvé et sévèrement combattu pour que l’idéologie puisse continuer à faire tranquillement son office. Rien ne peut lui résister. Ainsi cet été, rien n’a pu empêcher le retour d’Armstrong au Tour de France : la puissance de l’idéologie sportive a tout écrasé sur son passage. La presse a trempé sa plume dans sa plus belle encre mythologique pour raconter ce Tour, avec Armstrong et Contador dans les rôles d’Abel et Caïn ou d’Atrée et Thyeste. Peu importait qu’ils fussent tous deux dopés, pourvu qu’ils échappent aux contrôles et nous offrent l’âpre spectacle de leur duel fratricide… Et puis, ce même été, Usain Bolt a jailli comme l’éclair. Si l’expression «dieu du stade» a un sens, c’est pour lui qu’elle a été créée. Usain Bolt est l’anti Ben Johnson : lévrier contre bouledogue, ange contre démon, Bolt est tellement exceptionnel qu’il se retrouve investi d’une mission sacrée. Il incarne et légitime soudain toutes les valeurs du sport. Son avènement change la donne du dopage, il ébranle tout l’édifice idéologique. Si Johnson a sauvé l’athlétisme en se faisant chasser du temple olympique, Bolt risquerait de le perdre, s’il devait se faire prendre à son tour la main dans le sac de produits interdits.