Politique
Belgique : une mémoire coloniale sélective
02.06.2020
Les Belges connaissent-ils vraiment l’histoire coloniale de leur pays ? Ne sont-ils toujours pas aveuglés par les images d’Epinal : la colonisation du Congo vue comme une entreprise civilisatrice à l’égard d’un peuple de sauvages. Il y a l’Histoire vue par le colonisateur… et puis celle vécue par le colonisé.
Article paru dans le dossier « Le Congo dans nos têtes » (Politique, n°65, juin 2010).
Au seuil du XXIe siècle, la mémoire coloniale des Belges demeure tributaire de nombre de paradigmes de la mission civilisatrice avec ses représentations axées sur le caractère supposé humanitaire de l’entreprise coloniale dont le rôle positif est exalté au prix du révisionnisme et à grands renforts de clichés. Par ailleurs, les difficultés économiques, sociales et politiques de l’Afrique contemporaine, en l’occurrence des pays qui furent les maillons de l’empire belge en Afrique centrale, ont trop souvent porté les Belges à diviser la trajectoire des pays susmentionnés en deux périodes distinctes, celle de la tutelle belge étant débitée en pages roses, la période post-coloniale étant tout simplement réduite au chaos et à l’échec. La période ante-coloniale, qui a pourtant des résonances indéniables sur le long terme, passe le plus souvent par pertes et profits.
Ces représentations à la fois mythifiées et caricaturales qui servent de grilles de lecture des réalités africaines démontrent que la lecture historique du passé colonial, loin des clichés, dans la rupture avec les injonctions idéologiques d’antan, constituent un chantier à venir mais semé d’embûches.
Quant à la période post-coloniale du Congo, pays anciennement placé sous tutelle belge, l’interprétation des faits est trop souvent tributaire de la doxa coloniale avec son paternalisme, sa mémoire sélective, ses « troncations » et ses occultations.
Au moment où le Congo fête les 50 ans de son indépendance, la remise à plat de l’histoire coloniale ainsi que celle de l’ère post-coloniale auraient dû être à l’ordre du jour. L’on en est d’autant plus éloigné que les intérêts des États à travers leur establishment politique respectif les incline à une normalisation où la mémoire et l’histoire n’auront qu’un rôle ancillaire, l’économie et les affaires sans parler de la géostratégie ayant le premier pas.
Raccourcis mémoriels
La mémoire coloniale des Belges en 2010 est encore toute imprégnée des mythes et des représentations complaisantes héritées de l’idéologie coloniale d’antan et de ses organes de propagande. Ainsi la société belge n’a-t-elle pas remis à plat ses repères en raison de toute une série de facteurs.
Cette imprégnation colonialiste se traduit par une chronologie de type bipolaire : un avant la colonisation et un après.
La table rase de l’histoire des peuples du Congo fut le levier de la légitimation du fait colonial.
L’aveuglement était tel que le Congo fut décrété territoire sans monument, sans écriture, sans connaissance, sans histoire.
Le Belge se mit en scène sur un « royaume des ténèbres » comme un véritable Prométhée moderne dont la volonté et le génie auraient propulsé des populations primitives, de l’ère du fétiche à celle de l’uranium[1.C. d’Ydewalle, Le Congo du fétiche à l’uranium, Bruxelles, L. Cuypers, 1953.]. Et d’invoquer les routes construites, les chemins de fer, les infrastructures médicales, les réalisations sociales sans jamais mentionner le prix payé par les indigènes, ni laisser deviner les chocs subis, les résistances, les limites de ces réalisations au service de l’exploitation des Congolais. On ira jusqu’à invoquer le devoir de coloniser par droit de bienfait. À ce compte, la voix, le regard ainsi que l’expérience des indigènes resteront longtemps ignorés.
L’heure venue de la décolonisation, les intellectuels africains insisteront sur la nécessité de relire l’histoire écrite par les colonisateurs afin d’en dénoncer les falsifications et de restituer à l’histoire des peuples noirs ses faits et sa cohésion sur la longue échelle des siècles.
En d’autres termes, ils s’emploieront à réhabiliter le passé africain et entreprendront d’en extirper les relents idéologiques, et les mensonges fabriqués de toute pièce dans le but d’infantiliser les Noirs, de justifier leur conquête et leur exploitation.
En préface aux injonctions des leaders de l’époque des indépendances, Paul Panda Farnana fit de la relecture de l’histoire africaine la pierre de touche du nationalisme congolais et le ferment de sa libération culturelle et politique[2.A. Tshitungu Kongolo, La présence belge dans les lettres congolaises. Modèles culturels et littéraires, L’Harmattan, 2009.].
Cette volonté de se débarrasser des boulets du colonialisme a caractérisé les plus éminents des intellectuels africains[3.Nous pensons à Joseph Ki-Zerbo et à Cheik Anta Diop.].
Déconstruire le savoir colonial
Pourtant ces apports scientifiques sont loin d’avoir modifié la donne en Belgique où la période coloniale demeure l’objet de fantasmes et de délires.
Les guerres du Congo furent et sont interprétées comme des résultantes d’un pays sans cohésion ; une « poussière de tribus » réunit par la seule volonté de Léopold II en 1885, voilà le Congo pour l’historiographie en vigueur dans le royaume où journalistes, coloniaux et scientifiques sont sur la même longueur d’ondes.
L’histoire congolaise et africaine porte pourtant un démenti à de telles allégations ; pour ne prendre que cet exemple le royaume de Kongo en tant qu’entité politique organisée bien avant l’indépendance de la Belgique.
Le Congo, « poussière de tribus » sans cohésion, est une escroquerie intellectuelle, un outil de domination et certainement pas une réalité historique. Sur le chapitre des tribus et des représentations qui les accompagnent, il faut dire que leur intégration par les Congolais a eu des conséquences lourdes tout au long des ères coloniale et post-coloniale.
En effet, la réalité des tribus comme armes de combat politiques et de partage de pouvoir montre à quel point le Congolais peine à se démarquer de son colonisateur dont il a assimilé les leçons les plus douteuses.
La colonisation constitue un héritage lourd : l’essayiste congolais auguste Mabika Kalanda[4.Mabika Kalanda (1932-1995), essayiste et théoricien du nationalisme congolais à travers son ouvrage La remise en question. Base de la décolonisation mentale (1968).] tacle l’intellectuel congolais prompt à réfléchir par procuration et enclin à la haine du protestant : des tares emblématiques et porteuses du sceau de la colonisation belge[5.L’ostracisme à l’égard des protestants par l’Église catholique est un exemple parmi d’autres des formes de ségrégation héritées de l’époque coloniale.].
Cet héritage concerne tous les secteurs de la vie sociale et intellectuelle et religieuse.
Il se cristallise dans un corps de références que le Congolais a tendance à considérer comme intangible : « la bibliothèque coloniale », dont le Belge tire sa légitimité de spécialiste attitré et infaillible du Congo.
Certes, la Belgique est le lieu d’archivages et d’élaboration des savoirs qui ont contribué à l’efficacité coloniale. Ce patrimoine n’est pas à brûler mais à déconstruire, à corriger, à compléter et à contester dans la rigueur et la foulée des savoirs renouvelés.
Cette tâche à été entreprise par des Congolais en commençant par le domaine de l’histoire et des sciences humaines[6.C’est le propos de V.Y. Mudimbe dans The Invention of Africa.] : les travaux de l’historien Ndaywel publiés en Belgique en sont un jalon important.
Sur la question de la périodisation et sur le Congo ante-colonial ses observations valent leur pesant d’or.
Débat inexistant
Cependant, ce renouveau épistémologique n’a pas touché la société belge où les intellectuels congolais sont considérés comme des pupilles, toute contestation de la doxa les fait assimiler à des « affreux communistes » ; une façon d’échapper à bon compte au débat.
L’enseignement de l’histoire dans les universités n’a pas modifié la donne dans l’ensemble de la société.
Les historiens « dissidents » ont été traités en pestiférés et tenus en marge[7.Guy de Boeck à propos de Léopold II : Les Héritiers de Léopold II, Editions Dialogue des peuples, 3 tomes, 1500 pages.].
Les institutions à caractère scientifique qui auraient pu en leur sein favoriser le renouvellement de l’histoire n’ont pas pu jouer le rôle de moteur, en raison d’une lourde tradition muséographique coloniale.
Le renouvellement du chantier historique est obéré en raison de leur marge de manœuvre très étroite.
Le Musée de Tervuren est encore et toujours un temple du colonialisme, au service des desseins politiques et soumis à la nécessité d’exalter le génie de son fondateur notamment.
La censure et les polémiques sont courantes sur les questions coloniales. La société belge est incapable d’admettre que ses rois aient pu être des criminels. Les coloniaux s’en servent pour se protéger eux-mêmes de toute critique. Ils sont la dupe des mirages.
L’histoire du kimbanguisme[8.C’est la doctrine de l’église fondée en 1959, axée sur les enseignements du prophète congolais Simon Kimbangu, condamné à mort en 1921, gracié et mort en détention après trente années de captivité.], du prophète, de son émergence est un exemple parmi d’autres de cette mémoire duelle, de ce conflit mémoriel occulté voire étouffé par une historiographie officielle.
Le kimbanguisme adossé à l’évangélisation de la période des contacts avec les Portugais appartient à une longue chaîne de figures messianiques. Cette compréhension, les Belges ne l’avaient pas, leur aveuglement et les amalgames s’expliquant par des enjeux idéologiques et politiques. La falsification de l’histoire s’en est donné à cœur joie.
La « troncation » des faits, la brutalité d’un système qui condamna Kimbangu avant même son procès, permet pourtant de méditer sur l’injustice des pratiques coloniales comme la relégation dans des régions lointaines, sur les statistiques coloniales, sur l’existence des camps de travail forcé.
Ces mêmes pratiques reprises par des dictateurs congolais à l’égard de leurs opposants utilisant les mêmes lieux donnent matière à réflexions sur l’homme congolais sorti du moule colonial directement ou indirectement.
Révisionnisme caricatural
L’histoire relative à l’ère post-coloniale pèche également par des occultations, des manipulations, des trous noirs volontaires et d’autres errements.
La responsabilité historique des Belges qui au nom du principe « pas d’élite pas d’ennui » se refusèrent à former des cadres et à initier les Congolais aux arcanes de la démocratie ont lourdement pesé dans la balance à l’heure d’une souveraineté problématique concédée au Congo. Il est coutumier en Belgique de stigmatiser Lumumba, sans doute pour gommer à bon compte ce que d’aucuns ont nommé un chef-d’œuvre de décolonisation ratée.
Le bilan de l’ère Mobutu tel qu’établi par des journalistes en mal de culture historique tend à faire table rase du fait que le régime dictatorial zaïrois entretenait des relations iréniques avec la Belgique. Que Mobutu avait droit à un traitement de faveur de la part du roi des Belges.
Que des journalistes stipendiés furent les inventeurs du mythe de l’« homme seul », pilier de la dictature mobutienne[9.Christian Monheim, auteur de Mobutu, l’homme seul (1962).].
L’histoire du Congo ou de l’Afrique ne pourrait se réduire au récit des exploits des Blancs en terre africaine, qu’ils sont censés avoir fait passer de l’ère du fétiche à celle de l’uranium selon un titre célèbre.
Des recherches rigoureuses sur les traditions orales ont pu démontrer l’importance de celles-ci et la nécessité de les interroger pour faire bon droit à la vision des Congolais et à leur voix.
Le conflit mémoriel est une réalité qu’il faudrait prendre en compte. Mémoire congolaise et mémoire belge constituent l’une et l’autre des miroirs déformants d’une réalité historique plus complexe.
La périodisation consistant à assimiler la trajectoire historique congolaise d’avant les Belges à une succession de siècles obscurs est une injonction de la doxa coloniale. Les faits marquants de la société congolaise doivent s’inscrire dans le long terme sauf à cautionner les interprétations parcellaires et tronquées.
La période léopoldienne n’est pas seule à poser problème : l’ère coloniale et post-coloniale sont jalonnées d’événements majeurs dont l’interprétation bute sur les idées reçues. Les associations des anciens coloniaux prétendent écrire l’histoire du Congo colonial en s’adonnant à un révisionnisme caricatural qui freine le chantier historique en Belgique. Les 50 années d’indépendance du Congo devraient donner lieu à des interprétations plus rigoureuses sans donner le flanc à la complaisance.