Politique
Avant la Constitution, une Constituante !
01.04.2004
L’Europe autoritaire maître d’école donnant des leçons à ses élèves les États : l’image est presque devenue un lieu commun. Mais pour être écoutée, l’Europe ne doit-elle pas (re)devenir légitime aux yeux de ses peuples? Le débat sur la future Constitution n’est-il pas une occasion rêvée de signer un nouveau contrat politique entre le vieux continent et ses citoyens?
La façon dont s’est clos le dernier sommet de l’Union européenne à Bruxelles en décembre dernier, la présidence italienne constatant l’impossibilité d’un accord à 25 sur le projet de texte constitutionnel préparé par plus d’un an de travaux de la Convention et renvoyant sine die la finalisation de ce projet, a créé un choc et dégonflé d’un coup le «soufflé» né de l’effervescence de la participation citoyenne qu’avait activé l’Union européenne dès 1999, autour du projet de Charte des droits fondamentaux. Pour ceux qui avaient cru que dorénavant un vent neuf soufflait sur la construction européenne, que d’enthousiasme soudainement refroidi! C’est que l’effort de «public relations» que l’Union avait déployé ces dernières années pour rendre son processus de décision plus populaire avait réussi à atteindre son objectif : faire oublier qu’il s’agissait essentiellement de « vendre » une meilleure image de l’Europe. Le débat sur la nécessité d’une Constitution, son mode d’élaboration et son contenu est un débat essentiel, fondamental: l’existence de la démocratie en est l’enjeu. Il faut dès lors saisir avec joie la «trêve» que nous offre l’UE pour se donner les moyens de se réapproprier ce débat, en commençant par abandonner une lecture naïve de la construction européenne: chaque événement récent doit être replacé dans une histoire qui s’étend sur plus de cinquante ans.
Le choc de Maastricht
Ce fut l’état de choc pour la technocratie européenne en 1992 lorsque la « masse de sans opinion » qui avait l’habitude de représenter la majorité des répondants dans les sondages réguliers effectués par l’euro-baromètre s’était muée, pour une part importante, en citoyens désapprouvant les orientations du Traité de Maastricht. La construction européenne, à l’occasion de la publicité liée aux referendums français et danois, était soudainement devenue une question en débat et non plus une affaire d’initiés. L’enjeu pour le pouvoir européen fut dès lors de partir à la conquête de ces citoyens soudainement inquiétés par l’Europe et de les transformer en militants de la cause. Le mot magique pour opérer cette transmutation fut celui de «transparence». S’il y avait contestation, c’est qu’il y avait incompréhension: les structures politiques européennes, le contenu du Traité lui-même avaient trop longtemps été l’affaire de spécialistes, il fallait dorénavant rendre le processus compréhensible pour cette masse en éveil. Campagnes publicitaires, amélioration des outils et des documents de vulgarisation, instauration de forums d’information et à cette occasion «réactivation» d’un vieux concept libéral oublié, celui de la «société civile», livres verts soumis à la réaction en «direct» de chacun grâce à Internet, invention du dialogue civil, association de parlementaires européens à l’élaboration de textes fondamentaux dont la négociation était auparavant l’apanage de la seule élite diplomatique (les processus de «Convention»), mobilisation régulière de cette «société civile européenne» pour entendre ses doléances… Toute cette dépense d’énergie a pu donner l’illusion d’un changement profond dans la façon de concevoir ce qu’est le politique et de répondre enfin au défaut principal de la construction européenne, inadéquatement désignée par l’expression de «déficit démocratique». Mais changement de méthode ne signifie pas qu’il y a simultanément changement d’orientation et de valeur. Dans ce cas, au contraire, l’Union européenne ne fit que renforcer un des traits les plus caractéristiques de sa nature antidémocratique: l’obsession du consensus. Il n’y a pas, dans ce modèle, de place pour la contestation politique, un seul projet de société n’est possible, celui fondé sur le libre échange, la libre concurrence et le contrôle aristocratique du pouvoir. La «transparence», c’est expliquer pour convaincre, non pour débattre et changer démocratiquement les orientations.
1958, début du «sociéticide» libéral
La CEE de 1958 se construit sur une rupture profonde par rapport aux structures antérieures de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA). On la décrit habituellement comme un tournant libéral qui se fait contre la démarche planiste de 1952. La rupture est en fait beaucoup plus profonde: il s’agit de légitimer un fonctionnement du pouvoir politique qui s’oppose aux outils de contrôle démocratique. La CEE, et l’UE ensuite, n’est pas en « déficit démocratique ». Elle a produit un imaginaire politique qui dévalue et détruit ce qui, depuis le siècle des Lumières, a permis peu à peu de contrôler au moins partiellement le pouvoir des puissants et des nantis et d’œuvrer à une redistribution plus égalitaire des richesses: l’indépendance et la séparation des pouvoirs, et donc la possibilité pour les élus du suffrage universel de contrôler et sanctionner le pouvoir exécutif, la publicité des débats, la création de l’État social libre d’augmenter les dépenses collectives dans le domaine social et culturel, la socialisation des ressources collectives via la Sécurité sociale, l’instauration de services publics, le contrôle public sur le crédit et la monnaie, le souci du maintien d’un compromis équilibré entre le patronat et les organisations syndicales…soit la nécessaire limitation de «l’initiative privée» au nom d’un ordre supérieur, l’instauration d’un ordre public social qui pose le principe de «liberté-égalité-fraternité» comme noyau de la société. Après de nombreuses péripéties, le lancement du projet de Marché intérieur en 1985, puis celui de l’Union économique et monétaire dès 1988, renforcent l’orientation antidémocratique des débuts. L’objectif comme le déclara la Commission européenne est de changer de régime : tant sur le plan économique (imposer comme seul modèle possible la folie sociéticide du libéralisme économique dont la défense de la propriété des grands actionnaires redevient la principale ligne politique) que sur le plan politique (troquer des dispositifs réels de contrôle démocratique contre une « théâtralisation » de la « participation citoyenne » qui n’est pas sans rappeler la consultation des « États généraux » sous l’Ancien régime). Faire entériner par le Conseil européen une « Constitution » dans ce cadre relève du symbole : figer des valeurs politiques en principes « immuables », « naturalisés », soit constitutionnaliser le capitalisme et par-là même jeter aux oubliettes une des plus importantes conquêtes démocratiques, le suffrage universel (et donc la liberté d’opter pour des projets de société multiples) tout en donnant l’impression que l’on se « démocratise » (récupération d’une revendication légitime, mise en publicité de tout le processus). L’adoption de cette Constitution aurait permis de verrouiller le régime défini par l’Union économique et monétaire mais l’Union peut aussi faire sans : les valeurs technocratiques et néolibérales sont solidement ancrées dans les textes existants.
Repolitiser l’Europe
La construction européenne dès 1958 s’est coulée dans un processus plus général, qui a permis de replacer progressivement la prise de décision dans le «no man’s land» international, toujours régi par les vieux principes de la souveraineté quasi absolue de l’État avant celle des Peuples, univers marqué par le secret feutré de la négociation diplomatique et « technicienne ». Ce processus est réactionnaire car il vide le suffrage universel de son sens et de son contenu ; il a réduit à une peau de chagrin tant le pouvoir détenu par le Parlement européen (qui ne possède même pas l’initiative législative) que celui des parlements nationaux. Tant le texte de l’actuel projet que le processus diplomatique de sa négociation (la conférence inter-gouvernementale – CIG) sont inacceptables car ils sont profondément imprégnés de cet état d’esprit antidémocratique. Adopter en Belgique un texte «constitutionnel» issu de la CIG, c’est accepter que le gouvernement organise un coup d’État : le Parlement ratifierait à la majorité simple un texte qui a une valeur supérieure à notre Constitution alors que toute transformation de celle-ci nécessite des majorités et procédures spéciales. Construire une Union européenne sur des bases démocratiques oblige dès lors d’imposer un changement radical tant de méthode que de contenu. Une Constitution européenne est devenue en fait essentielle: l’Europe s’est construite à partir d’un «coup d’État juridique» qui a permis d’imposer l’ordre juridique communautaire de 1958 comme supérieur à l’ensemble des lois nationales, y compris les constitutions nationales. Ce qui paraissait anodin lorsque les compétences européennes étaient limitées est devenu intolérable à l’heure où l’Europe intervient dans tous les éléments de la vie démocratique et sociale. Un ordre pensé comme juridico-technique et élaboré en vase clos est ainsi proclamé supérieur aux contrats politiques constitutionnels nés de siècles d’affrontements socio-politiques. Il faut repolitiser l’Europe, soit imposer à nouveau l’idée qu’une démocratie est nécessairement un espace de confrontations et de conflits entre projets de société distincts organisés autour de valeurs et de procédures qui permettent le pluralisme politique. Il faut donc un contrat politique engendré politiquement… par un pouvoir constituant qui remettrait le suffrage universel et la symbolique des élus au cœur du nouveau dispositif institutionnel. Des élus mandatés par les peuples: une pétition circule pour l’instant au sein des mouvements sociaux proches des forums sociaux pour réclamer que l’enjeu des élections européennes de juin soit de donner un mandat de constituant au Parlement européen. Il faudrait faire un pas de plus : obtenir un million de signatures au minimum et les remettre, non à la Commission comme le prévoit le nouvel article du projet de Constitution, mais à la COSAC , l’institution qui réunit tous les parlementaires en Europe, européens et nationaux. Une pétition accompagnée d’un socle de dix à quinze principes fondamentaux adoptés par le Forum social européen; base à partir de laquelle les élus sont invités à travailler. Cela devrait permettre de renverser la régression de la dite «Charte des droits fondamentaux» dans laquelle, notamment, ni le droit au salaire ni les droits de prestation sociale (retraite, chômage,…) assimilés à de véritables revenus de remplacement ne sont consacrés.