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Autopsie post-présidentielle de la gauche française

Jean-Yves Pranchère est membre du Centre de théorie politique de l’Université libre de Bruxelles, où il enseigne. Il est l’auteur de travaux sur la pensée contre-révolutionnaire (L’Autorité contre les Lumières : la philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004) et une édition commentée d’un manuscrit de Bonald (Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison, Cerf, 2012). Ses recherches en cours portent sur l’histoire du nationalisme et sur les critiques des droits de l’homme.

Cet entretien et sa retranscription ont été réalisés par Hamza BELAKBIR (animateur à Radio Campus Bruxelles, apprenti économiste à l’ULB et ex-président du Cercle du libre examen.)


« Cet échec est une profonde meurtrissure », « une sanction historique légitime envers le Parti socialiste » : ce sont les mots de Benoit Hamon après l’annonce de ses résultats à l’élection présidentielle française.
La victoire de Benoit Hamon lors de la primaire socialiste (l’ex-ministre de l’Education nationale y avait obtenu 36% au premier tour) n’a-t-elle pas été, comme la majorité des votes lors de ces présidentielles, le résultat d’un vote de rejet plutôt qu’un vote d’adhésion ? Les adhérent-e-s du parti de la rue de Solferino ont-ils désigné Benoit Hamon sur base d’une volonté claire de démarcation à gauche ou était-ce un vote contre Manuel Valls et son bilan quinquennal ?

Jean-Yves Pranchère : La réponse à ces questions demanderait des enquêtes d’opinion extrêmement précises. Je m’en tiendrai à quelques remarques générales. D’abord, il est frappant que Benoit Hamon ait parlé de « sanction historique légitime ». Chose étrange de la part de quelqu’un qui s’est porté candidat, cette expression suggère que les électeurs ont eu raison de ne pas voter pour lui afin de sanctionner le parti. Ce paradoxe est un peu à l’image de sa campagne, au cours de laquelle il a été en froid avec son propre parti, qu’il représentait tout en se désolidarisant des choix faits sous Manuel Valls. Il était pour ainsi dire le candidat des socialistes mécontents du Parti socialiste.

Ensuite, il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui dans un vote relève de l’adhésion à un projet et ce qui relève du rejet de l’autre projet – en l’occurrence, un rejet du tournant libéral-sécuritaire pris par Manuel Valls. Ce qui s’est exprimé dans le vote pour Hamon lors des primaires était plus qu’un rejet de Valls, mais moins qu’une adhésion à Hamon : c’était une demande, une demande de ré-ancrage à gauche, de retour à des positions social-démocrates au sens authentique, non dilué, de ce mot. Hamon a gagné les primaires parce qu’il est apparu comme le candidat le plus susceptible de répondre à cette demande, mais il n’a pas été capable d’y répondre de façon assez convaincante pour convertir l’attente en adhésion.

Pourquoi Hamon plutôt que Montebourg ?

Jean-Yves Pranchère : Sans doute parce que Hamon exprimait davantage la sensibilité spécifiquement social-démocrate, tandis que Montebourg apparaissait comme une sorte de doublet de Mélenchon, dont il partageait les accents protectionnistes et le style agressif, mais dont il n’avait pas la cohérence, puisqu’il n’avait pas eu le courage de rompre avec le PS. Hamon représentait bien mieux cette partie de la gauche sociale qui avait pu se sentir trahie par Valls, mais qui ne se reconnaissait pas complètement dans le populisme de Mélenchon.

Est-ce qu’on peut affirmer que la triste scène que vient de vivre le parti de Jean Jaurès a acté la mort du PS français ? Ou bien sommes-nous en train d’assister à l’achèvement d’une transformation certes lente mais profonde de la social-démocratie française qui se met sur les rails du voisin allemand, le SPD ?

Jean-Yves Pranchère : La politique est cet espace étrange où il arrive que des morts continuent à déambuler tant qu’ils ne savent pas qu’ils sont morts, aussi est-il difficile d’y diagnostiquer les décès avec certitude. La référence au « parti de Jaurès » invite en tout cas à distinguer différentes temporalités. Car le parti socialiste d’aujourd’hui n’est certainement pas le parti de Jean Jaurès. C’est le parti de la synthèse mitterrandienne. Le parti de Jaurès, quant à lui, a éclaté lors de la scission du congrès de Tours (la SFIO), mais il a été définitivement trahi par Guy Mollet lors de la guerre d’Algérie. Le génie tactique de François Mitterrand – qui fut ministre de la Justice sous Guy Mollet et a mis en œuvre, en 1982, la réhabilitation des généraux putschistes d’Alger – a été de faire resurgir une force politique dans l’espace des ruines de la SFIO. C’est cette force qui vient d’arriver à épuisement, incapable qu’elle a été de penser sa rénovation possible, préférant accompagner la vague néolibérale en la modulant, en gérant ses clientèles électorales et en dissimulant la série de ses démissions sous la rhétorique d’une fausse conscience morale. Reste à savoir dans quelle mesure cette temporalité des restes du parti mitterrandien engage la temporalité longue de la tradition du socialisme. Cette part de la gauche sociale, incarnée par des figures politiques comme Jean Jaurès ou Léon Blum et par des figures intellectuelles comme Emile Durkheim ou Marcel Mauss, qui a préféré la modération de la démocratie libérale aux aventures catastrophiques et sanglantes du léninisme.

Si le socialisme désigne le projet de « réencastrer » la dynamique inégalitaire du Capital dans la solidarité sociale (…), on peut considérer que l’état présent de nos sociétés requiert une réactivation de ce projet.

Si le socialisme désigne le projet de « réencastrer » la dynamique inégalitaire du Capital dans la solidarité sociale – selon la définition de Polanyi récemment reprise par Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dans Socialisme et sociologie –, on peut considérer que l’état présent de nos sociétés requiert une réactivation de ce projet. Mais quelles sont les forces susceptibles d’en porter l’effort ? On aurait pu espérer que Jean-Luc Mélenchon joue ici un rôle décisif, mais son choix d’une stratégie populiste l’éloigne du souci des médiations, des corps intermédiaires et des autorités sociales qui caractérisent le socialisme dans sa pluralité – et non comme unité du peuple conçu sous le registre ambigu de l’opposition des « gens ordinaires » aux « élites ». Quant à Emmanuel Macron, il est clair que son choix politique est celui d’un libéralisme large, susceptible d’attirer à lui aussi bien les partisans d’un libéralisme modérément social que les héritiers du libéralisme giscardien. Cela fait longtemps que les dirigeants du PS sont, en réalité, des giscardiens de gauche.

La fin des équivoques qui avaient fait la fortune du cynisme mitterrandien, dont François Hollande fut l’héritier et le liquidateur ironique, pourrait ouvrir un espace pour un redressement de ce qui reste de pensée et de pratique sociales-démocrates (et pas seulement sociales-libérales) sur la gauche du PS. Mais, pour le moment, cet espace est vide. De ce point de vue, je ne dirais pas qu’on assiste à une transformation lente et profonde de la social-démocratie française : on assiste plutôt à la confirmation de sa difficulté à exister comme telle, comme une force ferme, capable de ne pas céder sur les exigences de la justice sociale et de la régulation du capitalisme. Le PS, en ce sens, n’a jamais constitué une véritable social-démocratie (qui suppose un fort appui syndical) : il est passé en très peu de temps de la rhétorique révolutionnaire de l’union de la gauche des années 70 à un libéralisme assez indifférent au sort de ses anciennes bases électorales, populaires aussi bien qu’enseignantes. La dernière tentative social-démocrate fut sans doute celle du gouvernement de Michel Rocard, qui a créé le RMI et la CSG (Cotisation sociale généralisée) — mesures sans équivalent sous le quinquennat de Hollande, qui semble ne même pas avoir pris note de l’existence des propositions de réforme fiscale avancées par Thomas Piketty en 2011.

Est-ce parallèle à l’évolution du SPD allemand ?

Jean-Yves Pranchère : Ce dernier a connu lui aussi, notamment avec Gerhard Schröder, un virage dans le sens d’un libéralisme de plus en plus prononcé. On peut voir dans ce parallélisme l’effet de la contrainte exercée par les traités européens et par la mise en concurrence des nations qu’ils ont organisée selon un logiciel ordo-libéral couronné par l’euro. Dans les règles d’une telle concurrence, l’État social apparaît facilement comme un bagage encombrant dont il faut se délester. Le fait est que, à l’échelle européenne, les partis dits « sociaux-démocrates » (et qu’il vaudrait mieux nommer, tout au plus, « sociaux-libéraux ») n’ont jamais cherché à agir unitairement pour compléter la construction européenne par un volet social contraignant. En ce sens, ils ont été fort peu européens, et bien trop nationaux.

Le mouvement France Insoumise fondé par Jean-Luc Mélenchon a été, avec 19,5% des suffrages, la première force de gauche lors de ces présidentielles. Malgré l’engouement populaire, surtout des jeunes, pour le projet des Insoumis-e-s, comment a-t-il été possible que leur candidat ait été seulement le quatrième choix des français-e-s, derrière trois projets de société qui se déclinent du centre-droit jusqu’à l’extrême droite en passant par la droite décomplexée ?

Jean-Yves Pranchère : Le vrai sujet d’étonnement, ou d’admiration, devrait être que Jean-Luc Mélenchon ait presque réussi son pari : on oublie que les sondages lui étaient peu favorables au moment où Hamon a remporté les primaires. Certes, Hamon lui a facilité la tâche : la façon dont il a très vite reculé sur la version initiale de son projet de revenu universel a donné le sentiment qu’il trahissait ses promesses avant même d’arriver à l’élection. Dans de telles conditions, le souhait d’une gauche véritablement sociale et écologique devait se reporter sur Mélenchon. Les plaintes déplacées de celui-ci, sur le thème « la victoire nous a été volée », oublient qu’il a bénéficié d’un phénomène de vote utile en même temps que d’une conjoncture assez exceptionnelle : Hamon a accepté d’être abandonné par l’appareil de son parti, Marine Le Pen n’a pas fait une très bonne campagne, Fillon a été discrédité par la révélation des affaires le concernant. Les fillonistes estiment d’ailleurs, eux aussi, que la victoire leur a été volée par une campagne médiatique sans laquelle leur candidat aurait été au second tour. La preuve, disent-ils, est le résultat qu’il a obtenu dans des conditions si défavorables. Ce type de discours assimile un peu vite à un « complot » du « système » ce qui est d’abord un effet spontané de la structuration du champ médiatique (bien analysé par Pierre Bourdieu) : le succès d’audience des informations scandaleuses.

Au passage, il faut dénoncer l’aberration de l’usage complotiste du mot « système » pour désigner, non pas des effets systémiques (les contraintes d’une structure dont le fonctionnement dépasse la volonté des individus), mais une coalition d’intérêts en partie hétérogènes et représentés par des acteurs identifiables. Il y a dans cette aberration un symptôme inquiétant : ne pas distinguer problèmes systémiques, convergences d’intérêts et stratégies des différents groupes sociaux conduit à noyer l’analyse des différents intérêts sociaux (et des stratégies politiques qui les représentent) dans le fantasme de l’existence d’une grande « caste » qui manipulerait l’opinion. Ce fantasme doit être récusé comme un des pires obstacles qui soient à l’intelligence des contradictions sociales et des possibilités de lutte qu’elles offrent.

Les éditorialistes d’un certain nombre de grands médias ont semblé alors avoir pour devise : « Tout Sauf Mélenchon ». Ce tir de barrage, avec ses amalgames honteux (…) a rendu peu crédibles, pendant l’entre-deux-tours, les injonctions à voter contre Le Pen venant de ceux qui n’avaient guère semblé inquiets de la prévisible qualification de celle-ci.

Aussi me semble-t-il qu’il ne convient pas de faire de la campagne médiatique contre Mélenchon un principe d’explication de son absence au second tour. Certes, il est indéniable qu’il y a eu une campagne de ce genre à partir du moment où la présence de Mélenchon au second tour est apparue possible. Les éditorialistes d’un certain nombre de grands médias ont semblé alors avoir pour devise : « Tout Sauf Mélenchon ». Ce tir de barrage, avec ses amalgames honteux (la présentation d’un programme écologique et keynésien, plus modéré que celui de Mitterrand en 1981, comme un « robespierrisme » !), a rendu peu crédibles, pendant l’entre-deux-tours, les injonctions à voter contre Le Pen venant de ceux qui n’avaient guère semblé inquiets de la prévisible qualification de celle-ci. Cela étant, si le tir de barrage a fonctionné, c’est qu’il a su pointer des faiblesses effectives de Mélenchon, comme son incapacité à critiquer clairement la dictature de Castro et à articuler une analyse valable des raisons de l’échec de l’expérience lancée par Chavez, ou sa légèreté en matière de politique étrangère : la seule hostilité aux États-Unis (confondus hâtivement avec l’Otan) et l’indifférence au sort des pays baltes ne composent pas une position suffisante, ni même sérieuse. Cette légèreté était d’autant plus dommageable que certaines des propositions de Mélenchon, pour le coup, étaient assez radicales (sortie de l’Otan, épreuve de force avec l’Allemagne dans le cadre de l’UE) et requéraient donc, de la part de celui qui souhaitait les mettre en œuvre, la démonstration d’une attitude responsable, et non d’un aventurisme romantique. Le moins qu’on puisse dire est que cette démonstration n’a pas été faite par sa proposition d’ouvrir une boite de Pandore en convoquant une conférence internationale sur les frontières de la Russie et de ses voisins.

Par de là ces considérations conjoncturelles, il faut sans doute constater que le résultat de Mélenchon traduit à la fois une limite sociologique de son mouvement (reflétée dans le fait que la majeure partie de l’électorat ne se reconnaît pas dans le programme de France Insoumise et que le centre de gravité de l’opinion française se situe bel et bien au centre-droit) et une limite de sa stratégie populiste. Ces deux limites sont liées : la stratégie populiste a beau faire appel au « peuple » (c’est-à-dire, en réalité, à une image du peuple tel que le populiste le désire et veut le produire), elle vise moins à rassembler qu’à opérer une sécession au sein de la gauche. Au lieu que « le peuple » renvoie à un sentiment d’égalité partagée par-delà les différences sociales (ce qui est le sens valable du moment populiste : la fraternité), il se définit dans l’hostilité d’une opposition entre « eux » et « nous », qui risque de glisser dans une opposition entre « nous, les purs » et « eux, les impurs ». Ce qui expliquerait le retour inattendu, dans le discours « insoumis », de quelques bribes d’un lexique maurrassien radicalement étranger à la tradition socialiste : le « pays réel » contre le « pays légal », les « braves gens » contre les voleurs et les menteurs, la « main avisée du sage qui connaît de quel côté est le bonheur du peuple » contre « la caste ». Le populisme tend de ce fait à rebuter un électorat de classe moyenne qui est sensible aux thématiques de la justice sociale et de l’urgence écologique, mais ne peut pas se reconnaître dans la rhétorique« dégagiste » qui oppose massivement « ceux d’en bas » à des élites assez indéterminées, où certains militants semblent prêts à ranger quiconque exprime un désaccord avec leur chef.

Cette limite est le revers de la force d’un constat peu contestable : celui de la dérive oligarchique des démocraties libérales dans le contexte de la la globalisation (qu’on ne pourra nommer « mondialisation » que le jour où elle produira un monde commun et pas seulement une tendance à supprimer la pluralité des modes de socialité dans la forme unique du marché global). Il reste remarquable que Mélenchon soit parvenu à remobiliser, au profit d’un programme de justice sociale et de défense des services publics, un électorat populaire en déshérence, résigné de ce fait à l’abstention ou tenté par le FN. Que le vote des jeunes soit allé à Mélenchon plutôt qu’à Le Pen, qu’un vote protestataire qui, sinon, aurait pu se mêler au vote identitaire et xénophobe qui reste le principal ressort du vote FN, aient pu trouver le débouché d’une conscience sociale et écologique, c’est une bonne nouvelle.

Malheureusement, Mélenchon n’avait pas de plan B. Il n’avait qu’une stratégie « one shot » qui l’a conduit à ce que nous voyons maintenant : un souci d’assurer à FI la rente d’un monopole de l’opposition à gauche(…)

Beaucoup de déceptions voire de surprises dans le chef des soutiens de la France Insoumise lors de l’annonce des résultats, où même leur leader n’a pas su cacher ses émotions lors de son message post premier tour en pointant qu’à 600 000 voix près, la FI pouvait se retrouver au second tour. Peut-on parler ici d’un aveuglement post-traumatique ? Où bien omet-on le fait que même en comptabilisant les voix pour le PS, FI, NPA et LO, on n’arrive même pas à 28% des suffrages obtenus en faveur de la Gauche dans toute ses composantes.

Jean-Yves Pranchère : Beaucoup de celles et ceux dont je fais partie qui éprouvent le besoin d’une gauche qui soit radicalement sociale mais non populiste, ou plutôt qui n’accordent aux affects populistes qu’une vertu subordonnée (être les vecteurs du sentiment d’égalité et de la prise de conscience de la communauté d’intérêts de ceux qui sont privés de pouvoir) ont été déçus par sa réaction mesquine et les contorsions jésuitiques dans lesquelles elle s’est exprimée. Ayant exposé dans une tribune de Libération les motifs de mon indignation face à la posture de Mélenchon après le premier tour, je n’y reviendrai pas. Surtout, je regrette profondément que, de ce fait, Mélenchon ait transformé en défaite ce qui était objectivement une réussite. Un résultat qui aurait dû être saisi comme une chance de recomposition de la gauche a donné lieu à une attitude victimaire doublée d’une agressivité dirigée contre toutes les composantes de la gauche sociale qui ne souhaitaient pas se fondre dans la nébuleuse « France Insoumise ». Certains commentateurs ont donné une explication psychologisante de cette attitude, qu’ils ont attribuée tantôt à une blessure narcissique, tantôt au désir de revanche d’un ancien apparatchik du PS contre son propre appareil. De telles explications sont tentantes lorsqu’on est confronté aux aspects incongrus du discours de Mélenchon, à savoir la façon dont sa dénonciation de la trahison néolibérale du PS s’est accompagnée d’une admiration sans cesse réaffirmée pour le premier responsable de cette trahison, à savoir l’opportuniste Mitterrand, l’ennemi le plus insidieux des traditions républicaines. De même, il était sidérant d’entendre Mélenchon, dans son discours du 13 mai, faire un éloge démesuré des succès du gouvernement Jospin, qui ne fit pourtant que parachever le tournant libéral-giscardien du PS avec le succès que l’on sait : la débâcle du 21 avril 2002. Passons. L’essentiel est ailleurs : Le dépit de Mélenchon au soir du premier tour avait d’abord des raisons politiques qui tenaient à ce que sa stratégie générale avait pour condition sine qua non de réussite la présence au second tour. Cette présence aurait inévitablement enclenché une recomposition à gauche puisque les différents dirigeants du PS auraient dû choisir entre un soutien au candidat de France Insoumise et un soutien au candidat d’En Marche. Cette clarification aurait changé la donne et fourni une base pour des alliances possibles. Malheureusement, Mélenchon n’avait pas de plan B. Il n’avait qu’une stratégie « one shot » qui l’a conduit à ce que nous voyons maintenant : un souci d’assurer à FI la rente d’un monopole de l’opposition à gauche, sans se préoccuper de mettre en place une dynamique de réorganisation des forces qui pourrait permettre à la gauche sociale de devenir une force majeure.

« Le temps a passé, les gens n’ont aucune difficulté à chanter La Marseillaise pas forcément par patriotisme, mais parce qu’ils la connaissent. L’internationale, les gens se regardent et se demandent « Qu’est-ce que ça peut bien être ? » Il faut permettre à tout le monde d’être à l’aise, cette campagne appartient à ceux qui participent » a déclaré Jean-Luc Mélenchon aux confrères et consœurs de TF1. Ayant assisté au meeting de la France Insoumise à Lille, j’avais remarqué que les militants du PCF étaient restés à l’extérieur car aucun drapeau autre que le tricolore n’était admis à l’intérieur. Au-delà de la volonté d’inclure les non-initié-e-s à l’Internationale, n’y voyez-vous pas ici un détachement clair de l’internationalisme qui est accompagné d’un abandon assumé de la communication politique structurant la société française en classes sociales – deux constantes historiquement intrinsèques à la gauche – au profit d’un compromis symbolique vers une conception plus « peuple » au sens mouffien du terme ?

Jean-Yves Pranchère : L’explication donnée par Mélenchon est d’une mauvaise foi évidente, mais cette mauvaise foi est intéressante parce qu’elle est l’indice d’une ambiguïté structurante et peut-être même calculée : alors qu’en 2012 Mélenchon avait adopté des accents clairement internationalistes et alter-européistes, il s’est efforcé cette fois-ci de tenir un discours qui puisse admettre une double interprétation, nationaliste en un sens « allégé » de ce mot et internationaliste. Le « plan B », c’est-à-dire la sortie des traités européens, a séduit les souverainistes militante de FI qui y ont vu le véritable projet de Mélenchon. Mais quand on lisait les explications de Jacques Généreux, inspirateur du programme économique de FI, il semblait clair que le plan B était une arme de négociation pour la révision des traités, comparable à l’arme atomique : une arme qui n’a d’utilité que si on est prêt à s’en servir, mais dont on doit souhaiter ne jamais se servir, car on sait que les dégâts qu’elle fera auront des conséquences incalculables. On pourrait d’ailleurs ajouter que des politiques keynésiennes, si elles doivent réussir, ont désormais besoin de s’exercer à l’échelle européenne. Mais toujours est-il que Mélenchon, pour sa part, a cultivé une sorte d’ambiguïté souverainiste qui lui a permis de fédérer nationalistes (car soyons honnêtes : en l’état actuel, le prétendu « souverainisme de gauche » n’est qu’un nationalisme qui n’ose pas s’assumer comme tel et qui recule devant ses conséquences pratiques) et partisans d’une transformation des traités européens. Compte tenu du fait que Mélenchon ne semble pas intéressé par l’idée d’une synergie transnationale en vue de la création d’un « populisme européen » (qui serait pourtant un projet possible, le populisme et le souverainisme étant deux choses différentes), il est à craindre que le pôle nationaliste ne vienne à l’emporter.

Comment expliquer la décision de Benoit Hamon de ne pas vouloir se retirer en faveur de la candidature de Jean-Luc Mélenchon quelques semaines avant le premier tour ? Il a publiquement préféré soutenir le candidat de la France Insoumise contre Marine Le Pen plutôt que François Fillon ou Emmanuel Macron.

Jean-Yves Pranchère : On pourrait là aussi produire des explications psychologisantes et voir en Hamon un homme d’appareil auquel manquait le sens du risque à prendre qui caractérise l’animal politique. De fait, il y avait une opportunité, puisque les primaires étaient délégitimées, Hamon était autorisé à mettre le parti devant ses responsabilités. Il aurait pu « acter » la crise. En se retirant au profit de Mélenchon, il aurait retiré à celui-ci le droit moral de faire cavalier seul dans la suite et se serait mis dans la position d’un acteur majeur de la recomposition de la gauche aux législatives. Cela étant, la considération budgétaire était déterminante et le saut dans l’inconnu aurait probablement été un saut dans le vide : rien n’indique que Mélenchon aurait accepté la main tendue. Hamon était sans doute trop seul pour qu’un tel geste exposé au double rejet du PS et de FI, ait un sens et une utilité quelconques.

On peut considérer qu’une des dimensions de la crise actuelle que connaît la France tient au déficit de représentation et de délibération qu’y produisent les institutions. Mélenchon a voulu y remédier par une Constituante : ce n’est pas par cette proposition qu’il a séduit, mais par ce que son style avait de gaullien.

En analysant comparativement les programmes de la FI et du PS lors de ces présidentielles, il est clair que des similitudes existent, comme par exemple l’abrogation de la loi El Khomri. Que ces accointances programmatiques auraient pu conduire à une alliance à gauche, à la réserve de leurs différends au sujet de la question européenne – à savoir le fameux plan B de Mélenchon d’un côté et la contestation assez timide des traités dans le programme de Benoit Hamon. Est-ce qu’un compromis aurait pu être trouvé sur la question de l’UE malgré leurs approches dissimilaires ?

Jean-Yves Pranchère : À s’en tenir au point de vue de Sirius, celui de la logique des programmes, un compromis aurait pu et du être trouvé : il suffisait d’écouter la discussion entre Généreux et Piketty organisée par Politis pour constater qu’un accord était à portée de main. Cela aurait obligé, du côté de Hamon, à accepter le fait qu’une réforme de l’UE suppose la reconnaissance de l’existence d’un rapport de force à bousculer. Et, Mélenchon, lui, aurait dû réduire l’ambiguïté souverainiste et avouer que le plan B n’était qu’un dernier recours dont on sait que, contrairement aux contes de fées d’un Asselineau, il induirait une paupérisation que la population française n’est certainement pas prête à supporter pour le seul plaisir imaginaire d’une souveraineté purement juridique. Maintenant, du point de vue de la plate réalité terrestre, ni Mélenchon ni Hamon ne souhaitaient un compromis : les logiques d’appareils et les intérêts personnels étaient les plus forts. Je sais bien que les Insoumis rétorqueront que FI n’est pas un appareil, mais la réalité est que le fonctionnement de FI, dans la mesure où il s’enroule autour d’un leader, est l’équivalent d’un appareil assez opaque. Que le pouvoir y soit diffus n’a rien de spécialement démocratique. La transformation du programme en credo à professer, l’existence de phénomènes de meute issus de la plateforme Discord insoumis témoignent plutôt d’une impuissance à trouver des modes opératoires de formation d’une autorité démocratique autre que celle de l’aura charismatique d’un chef talentueux. Il y a donc eu logique d’appareils au sens où ni le PS ni FI ne voulaient d’une recomposition de la gauche qui aurait pu nuire à leurs rentes supposément acquises ou futures. Ne parlons pas du PCF, devenu l’ombre de l’ombre de lui-même, et dont la décrépitude montre où conduit la pure logique d’appareil. Le fait que Mélenchon ait choisi, pour les législatives, de faire campagne contre un baron de la gauche du PS, plutôt que contre une figure de proue d’En Marche, a ici valeur de symbole : l’enjeu n’est pas d’obliger Macron à composer avec une gauche sociale forte en nombre, mais de faire place nette à gauche pour être le seul à y régner. Macron ne pouvait rêver d’un meilleur opposant.

On se souvient que la formule de la stabilité gaulliste avait été donnée par l’exclamation de Malraux : « entre les communistes et nous, il n’y a rien »[1. Autour de cette citation dans ce même contexte voir notamment ce billet d’Hugues Le Paige. (NDLR). On peut considérer qu’une des dimensions de la crise actuelle que connaît la France tient au déficit de représentation et de délibération qu’y produisent les institutions. Mélenchon a voulu y remédier par une Constituante : ce n’est pas par cette proposition qu’il a séduit, mais par ce que son style avait de gaullien. Macron, qui a une réelle conscience de ce problème auquel il a consacré autrefois des articles, veut y remédier en réanimant l’esprit originel de la Ve République, celui d’une fonction présidentielle fortement incarnée en un homme au-dessus des partis. Je ne serais pas surpris que son arrière-pensée soit la suivante : « Il faut qu’il n’y ait rien entre les souverainistes et nous ». Aussi tente-t-il de priver de son assise la droite pro-européenne qui ne s’est pas ralliée à lui, en la mettant dans la situation inconfortable d’une opposition sans raison compréhensible. Quant à la gauche sociale, il n’a pas besoin de se préoccuper de la marginaliser : elle s’en charge elle-même. Lui fera-t-elle le cadeau suprême, celui d’une conversion plate au souverainisme ? L’avenir le dira.

Cet entretien a été réalisé le 31 mai.