Revue • Idées
De Wereld Morgen, au-delà des limites du débat « respectable »
01.09.2022
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cette réponse fait partie d’un tout avec celles d‘Alter Échos, de La Revue nouvelle, d’axelle, d‘Imagine Demain le monde, de Wilfried et de Sampol.
www.dewereldmorgen.be
Le site web DeWereldMorgen.be[1. De wereld morgen, « le monde de demain ». Ce site a contribué au dossier de Politique « La résistible ascension de l’extrême droite » (n°111, mars 2020).] est né sur base d’un simple constat : le débat public n’est mené ni correctement ni de manière équilibrée dans les grands médias. Les luttes sociales et la société civile sont de plus en plus marginalisées. La complexité, la nuance, le contexte, l’histoire, doivent s’effacer au profit d’une approche commerciale.
Cela conduit à la superficialité, la sélectivité, au cadrage, au parti-pris, et contribue au maintien du statu quo existant. Tout ce qui provient de la dynamique collective des gens et des organisations est nié, rendu suspect ou présenté de manière erronée.
C’est une présentation des choses un peu simpliste. Il y a bien entendu des articles, des analyses, des opinions de qualité dans nos grands médias qui produisent encore des documentaires pertinents. Mais tout cela devient marginal, tel un oasis isolé qui se noie dans un désert de désinformation. L’information est filtrée idéologiquement, ce qui empêche de se forger sa propre opinion. C’est pour cette raison que DeWereldMorgen.be offre un forum pour que s’expriment les mouvements sociaux, les organisations culturelles, le tiers et le quart-monde, le mouvement pour le climat, et plus récemment (bien qu’ils n’aient jamais vraiment été absents) les mouvements de la paix. À côté de cela, il veut présenter un autre récit de ce qui se passe à l’étranger, des conflits qui sont passés sous silence et des guerres qui sont menées avec nos bombes.
Notre questionnement n’est pas « que se passe-t-il ? » mais « pourquoi cela se passe ? » Pas « comment se présente la pauvreté ? » mais « pourquoi des personnes sont-elles pauvres ? ». Par cette présentation différente de l’information, nous élargissons le débat, parce que nous mettons sur la table des questions qui ne sont pas posées par les grands médias.
Nous fonctionnons avec une petite rédaction qui ne fait pas que du travail rédactionnel. En effet, même si nous produisons bien entendu nos articles, nos analyses et nos opinions propres, nous offrons aussi une large place au journalisme citoyen, aux citoyens, et aux organisations qui veulent s’exprimer.
Nous traitons les faits de manière objective tout en étant transparents quant à l’explication, la critique, l’analyse, et le commentaire que nous faisons à leur propos. La solution des problèmes sociaux ne se limite en effet pas à de petites mesures ad hoc qui ne changent rien aux causes. Cela signifie que c’est le système économique lui-même qui doit devenir le point central du débat.
Nos centaines de collaborateurs bénévoles réalisent leur travail avec la rédaction, en mettant à mal les évidences auto-proclamées des grands médias. Ainsi, par exemple, nous montrons que s’il est évidemment tout à fait légitime de condamner vigoureusement l’invasion inacceptable de l’Ukraine par la Russie, il s’agit aussi, selon nous, de désigner les États-Unis, l’Union européenne et l’Otan comme acteurs des évènements qui ont précédé cette guerre. L’agression russe et l’extension de l’Otan vers l’Est ne sont pas deux pôles opposés ; elles se présentent comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.
Il est à la fois nécessaire de critiquer le gouvernement ukrainien pour sa corruption de longue date et sa collaboration avec l’extrême droite, et, en même temps, de s’impliquer pour un accueil maximal des réfugiés ukrainiens.
Le débat public dans les grands médias est basé sur de simples dichotomies, et nous le montrons. C’est là que nous situons notre participation au débat public : dénoncer les cadres biaisés du débat soi-disant contradictoire dans les talkshows et à la Une des journaux.
Lorsque nos lecteurs découvrent que le enième débat sur l’indexation des salaires repose sur un panel composé d’experts qui en fait disent chacun la même chose, même si c’est parfois avec des mots légèrement différents, c’est alors que le débat public devient vraiment démocratique.
Un exemple caricatural : dans certains pays européens, il est encore possible d’assister à des débats sur les droits des femmes avec un panel composé exclusivement d’hommes. Ce fil rouge peut se trouver dans pratiquement tout ce qui nous est servi dans l’information dominante.
Le philosophe américain Noam Chomsky l’a exprimé comme ceci : « La manière intelligente de maintenir les gens dans la passivité et l’obéissance, c’est de limiter de manière stricte l’éventail des opinions acceptables et d’autoriser un débat très animé à l’intérieur de cet éventail. »
DeWereldMorgen.be veut mener le débat public sur ces « limites », en premier lieu pour montrer aux gens qu’elles existent, et ensuite pour les amener à les mettre en question et à exiger un débat sur la grande variété d’opinions qui ne figurent pas dans cet éventail « respectable ».
Multiplier les points de vue
Dans les grands médias, on veut restreindre le débat « respectable » aux points de vue sur la manière dont nous devons nous comporter face à l’attaque russe. Par contre, attirer l’attention sur d’autres crimes de guerre qui sont perpétrés pendant ce temps avec l’assentiment tacite de nos gouvernements en Palestine et au Yemen (pour ne citer que deux exemples), c’est plus compliqué.
DeWereldMorgen.be montre qu’il est au contraire très pertinent aujourd’hui de dénoncer cette ambiguïté. Cela signifie que les réfugiés ukrainiens doivent recevoir tout notre soutien, que nous devons saluer les mesures prises en ce sens par les autorités, et en même temps critiquer ces mêmes autorités pour ne pas enclencher les mêmes moyens pour les autres réfugiés de guerre. Voilà ce que devraient être les « limites » du débat public.
Ainsi nous montrons dans nos publications que le débat entre les partisans et les opposants à l’indexation des salaires ou à de meilleures pensions n’est pas complet, aussi longtemps que les bonus élevés des CEO et les dividendes des actionnaires n’en font pas partie.
Même si nous ne sommes qu’un acteur de petite taille dans le paysage médiatique, nous montrons, avec nos pics allant jusqu’à 30 000 visites quotidiennes, que nous répondons à de réelles attentes d’une autre information, d’une autre explication, d’une autre analyse, d’autres opinions, et surtout d’un autre débat public.
Autant notre critique du débat « limité » est grande, autant nous constatons qu’il y a également beaucoup de choses inexactes qui circulent sur le web. C’est précisément pour cette raison qu’il est important d’offrir un contenu de qualité qui invite les gens à mieux s’informer : pour que les citoyens et citoyennes puissent participer au débat public, ils/elles doivent être informé·es. Pour paraphraser un diction bien connu : un·e citoyen·ne informé·e en vaut deux.
Au cours de nos onze années d’existence, nous avons remarqué à plusieurs reprises que des sujets que nous avions traités apparaissaient ensuite dans les grands médias. Des journalistes débutants avec une bonne plume peuvent s’exercer et acquérir de l’expérience chez nous. Et, même si les grandes rédactions ne le reconnaitront jamais, nous savons que nous sommes très régulièrement lus et commentés en leur sein.
Choisir son camp ?
Il y a quelque temps, il m’est arrivé de participer à un débat sur l’information à propos de la Palestine et d’Israël. Un modérateur, lui-même journaliste dans un grand quotidien, crut me mettre sur la défensive en déclarant que nos articles sur la Palestine n’étaient « pas neutres », que nous avions « choisi un camp ». Il s’attendait à ce que j’essaie de le démentir, ce qui lui aurait donné l’occasion de contredire les arguments qu‘il s’attendait à me voir exprimer. Étonnement maximal de sa part lorsque je confirmai spontanément sa remarque. « Bien sûr que nous ne sommes pas neutres à propos de la Palestine. Nous sommes de manière radicale aux côtés des opprimés, au côté du droit international, au côté du droit à la résistance face à un oppresseur colonial, comme c’est prévu dans la Charte des Nations-Unies. Votre soi-disant neutralité dans ce conflit, dans le contexte d’un rapport de forces aussi caricaturalement inégal, signifie que vous choisissez de facto le camp du plus fort. Votre “neutralité” est tout sauf “neutre”. »
Le deuxième reproche était que nous agissions comme des « journalistes engagés », ce qui ne serait pas une forme correcte de journalisme. Là aussi notre réponse est très simple. « Un journalisme neutre, sans filtre idéologique, est une fiction. Chacun des médias a un agenda politique. Ce n’est pas parce que vous niez avoir un agenda politique que celui-ci n’existe pas. C’est d’ailleurs votre droit le plus strict. Ce que nous vous reprochons, ce n’est pas d’avoir un agenda politique, mais de le cacher à vos lecteurs, spectateurs, auditeurs, et de faire comme si vous donniez une simple information. »
Seul le journalisme engagé, s’il est objectif à propos des faits et complètement transparent quant à leur explication, est du vrai journalisme. Le lecteur, spectateur, auditeur est assez intelligent pour faire ses propres choix et ne doit pas être contraint à rester dans un cadre de réflexion prédéfini dans le débat public.
C’est, entre autres, en mettant en cause les limites du débat « respectable », en condamnant de la même façon l’invasion russe en Ukraine et les bombardements de l’Arabie Saoudite au Yemen avec déjà 337 000 morts, comme aussi la colonisation et l’occupation de la Palestine, que nous élargissons le débat public vers une réelle dimension qui soit pertinente socialement.
Nous pouvons aussi étendre cette logique aux luttes sociales ici. Le faux débat vise les « dégâts » que causeraient les grèves et les « ennuis » pour la population. Le vrai débat qui doit être mené concerne les raisons des grèves, les évènements qui les ont précédées, la durée des négociations infructueuses menées par les syndicats et le personnel, les véritables conditions de travail des travailleurs et la raison pour laquelle ils se sont résolus finalement à utiliser l’arme ultime de la grève. Voilà le débat public que nous voulons mener avec notre site.
Pour répondre à la question de savoir si les revues (de toute nature) sont un lieu de débat, je pense qu’elles ne sont pas simplement un « lieu » de débat mais bien qu’elles forment une partie importante de la démocratie. Ce n’est qu’en appelant les véritables contradictions par leur nom que le débat démocratique est possible et les revues sont un moyen idéal pour y parvenir.
Traduction du néerlandais : Jean-Paul Gailly
(Image de la vignette et dans l’article sous copyright de De Wereld Morgen.)