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Architecture. Comment déloger les inégalités de genre ?

Illustration © Simpacid
Illustration © Simpacid

« Que sait-on d’une société tant qu’on n’a pas vu ce qui se passe derrière les portes et les volets ? » ; c’est la question que pose le géographe français Jean-François Staszak en 2001, prônant ainsi une « géographie de l’intérieur »1.

Mathias Rollot, architecte et auteur du récent ouvrage Décoloniser l’architecture, explique que « les logements modernes uniformisent nos comportements et les modes de vie selon une idéologie de productivité typiquement occidentale, qu’ils favorisent des structures sociales genrées, voire patriarcales »2. Il dénonce dans ses travaux le mythe autonomiste de l’architecture, qui se pense comme une discipline indépendante des enjeux et maux de sa société, qui n’aurait pas de prise sur les problématiques sociétales. Or, il est possible d’imaginer une architecture du logement qui participe à mettre fin à ces rapports de genre et de force.

Aujourd’hui encore, le logement belge est conçu pour accueillir la famille nucléaire type : papa, maman et un ou deux enfants. Un parc immobilier qui laisse peu de place à l’aménagement de nouveaux imaginaires et de nouvelles façons de vivre : les familles nombreuses (souvent recomposées), les logements intergénérationnels, les colocations d’adultes, la co-parentalité, les célibataires souhaitant vivre seuls sont rarement les bienvenus et trouvent difficilement un logement correspondant à leurs envies et besoins. Le logement perpétue ainsi une vision conservatrice de la famille : cet espace dédié au travail reproductif (en opposition au travail productif, à l’extérieur) se conjugue majoritairement au féminin, en particulier depuis l’avènement du capitalisme, qui a déplacé le travail à l’extérieur du foyer.

Le logement, producteur de rapports de pouvoir

Concernant les rapports genrés, la sphère domestique est aussi le terreau fertile des violences intra-familiales. À l’abri des regards, le foyer est le premier lieu de violences pour les femmes et les enfants. On estime qu’au minimum 10% de la population belge a subi de l’inceste. Chaque année, les parquets belges enregistrent plus de 45000 dossiers en lien avec des violences conjugales. En 2010 déjà, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes avançait le chiffre d’une femme belge sur sept victime de violences conjugales. Concernant les viols, 20% des femmes belges en sont victimes; comme le rappelle Amnesty International, l’immense majorité des viols sont commis par un proche, voire le conjoint dans près de la moitié des cas.

La structure du logement influence et continue de diffuser une certaine manière de vivre, mais aussi de faire famille, et d’organiser les activités familiales.

Cet habitat est également un « creuset d’appauvrissement pour les femmes », comme c’était déjà montré dans Le temps du choix. En Belgique, 43% des femmes travaillent à temps partiel, contre 10% des hommes. Elles continuent d’être la référente principale du foyer (81% des femmes belges effectuent des tâches domestiques quotidiennement contre 31% des hommes), en particulier de la cuisine perpétuant ainsi une division binaire de notre société.

De la cuisine-corset à la cuisine ouverte, quelles évolutions ?

L’architecte et chercheuse française Catherine Clarisse a consacré plusieurs années de travaux à l’espace domestique, et plus précisément l’évolution de la taille de la cuisine. Elle parle à juste titre de la « cuisine-corset », imaginée dans les années 1920 par les architectes masculins pour une femme seule, debout. Isolée du reste du logement, la cuisine devient un lieu rationalisé : « Comme à l’usine, on observe la ménagère et on installe les postes de travail pour augmenter la performance », explique la chercheuse. Cela permet à l’utilisateur·rice de réduire son temps passé en cuisine, certes, mais perpétue l’isolement féminin et la division sexuelle des tâches domestiques. Elle devient le pendant de son époux salarié parti à l’usine, asservie par l’arrivée massive de l’électroménager dès les années 1950.

C’est bien l’industrialisation massive du XIXe siècle qui amène l’invention de la fameuse « cuisine équipée » et avec elle, un renforcement de la séparation nette entre l’espace de vie et le lieu de travail.

Aujourd’hui, l’îlot central, et l’ouverture qu’il permet vers le salon et le lieu de vie commun, réorganise la cuisine et lui confère un espace plus convivial, moins genré. Du moins, c’est ce qu’on pourrait imaginer. Or, pour Catherine Clarisse, rien n’est moins sûr, car l’îlot central « fige l’espace et nous replonge dans la cuisine-corset », explique-t-elle. L’architecte belge Esther Howet, spécialisée en études de genre, interviewée pour l’article, ajoute que « le problème de ces cuisines ouvertes, c’est le travail domestique supplémentaire qu’elles impliquent. Tout le monde a vue sur ma vaisselle qui n’est pas faite et mon plan de travail mal rangé ».

Elle rappelle également que c’est bien l’industrialisation massive qui a eu lieu au XIXe siècle qui amène l’invention de la fameuse « cuisine équipée », et avec elle, un renforcement de la séparation nette entre l’espace de vie et le lieu de travail, amenant pour les femmes un nouveau rôle, celui de femme au foyer. La structure du logement influence et continue de diffuser une certaine manière de vivre, mais aussi de faire famille, et d’organiser les activités familiales.

En définitive, l’évolution des cuisines ne change pas les dynamiques de genre puisque l’architecture continue d’être une discipline perpétuant une vision binaire de la société. Néanmoins, la féminisation de l’architecture – et sa politisation – s’accompagne d’une réflexion féministe sur le sujet : de Vienne à Barcelone, les architectes progressistes repensent la ville, le logement, pour dégenrer les quotidiens et les rendre plus fluides. Afin que l’architecture cesse d’être « l’idiot utile du néolibéralisme ».

Une approche féministe du logement

À Bruxelles, l’Asbl Angela D. s’est ainsi spécialisée dans ce que ses membres appellent une « approche féministe du logement ». Jusqu’alors, l’architecture du logement a souffert, et continue de souffrir, d’une vision andro-centrée : c’est par exemple le fait que la « répartition des espaces au sein des foyers qui reflète la division sexuelle traditionnelle du travail, avec ses hiérarchies implicites et qui place les femmes dans des relations de subordination par rapport aux hommes. »

Si l’habitat urbain actuel dépeint une société individualiste du repli sur soi, qui elle-même raconte l’évolution de nos rapports sociaux, plus clivés que jamais, il peut aussi servir un projet de « resolidarisation » des citoyennes et citoyens. C’est dans cette optique que Calico, un habitat partagé créé « pour répondre aux difficultés que rencontrent les femmes pour se loger à Bruxelles » est né, selon les mots de Nawal Ben Hamou, secrétaire d’État à l’égalité des chances à Bruxelles.

Le moment de la séparation est crucial pour les femmes qui ont la garde de leurs enfants, car il est corrélé à un risque de tomber sous le seuil de pauvreté.

La collectivisation en ligne de mire

La Belgique compte près de 10% de ménages monoparentaux, avec une variation selon les régions (8,3% en Flandre contre 12,2% en Wallonie). Ces familles monoparentales sont gérées à 69% par la mère et 31% par le père.

Le moment de la séparation est crucial pour les femmes qui ont la garde majoritaire de leurs enfants, car il est intimement corrélé à un risque accru de tomber sous le seuil de pauvreté. Après la séparation, les mères tentent de se tourner vers des logements où chaque enfant peut avoir sa propre chambre : elles privilégient l’espace et subissent donc souvent le mal-logement, avec de gros soucis d’isolation, de vétusté, voire d’insalubrité, rappelle Apolline Vranken, architecte et fondatrice de l’Asbl L’architecture qui dégenre. À cela, la réponse collective semble prendre de l’ampleur. À Lille, dans le nord de la France, la Maison de Marthe et Marie propose une colocation solidaire aux femmes enceintes et jeunes mères. À Bruxelles, c’est la Libellune, fondée par quatre mamans solos, qui témoigne de ce désir – ce besoin – de renouer avec le collectif comme réponse à des manquements structurels. En effet, parmi les recommandations de l’Asbl Angela D., il y a l’accès à un espace commun comme moyen de pallier plusieurs problématiques : c’est un espace de rencontres, qui permet de « rompre l’isolement », mais aussi un lieu d’organisation commune. « Les femmes peuvent ainsi, à tour de rôle, y garder plusieurs enfants et se soulager mutuellement de cette tâche», continue l’Asbl. Cela permet, en outre, de combler l’isolement financier de logements individuels inabordables, d’électro-ménagers coûteux – que le lo[1]gement collectif permet de partager – ou de frais de garde.

Esther Howet fait le même constat : les habitats partagés rendent collectives les tâches ménagères et permettent de visibiliser les tâches domestiques en lien avec la cuisine. Sans s’en rendre compte, cette manière de vivre en communauté permet « d’abolir la cuisine comme un lieu d’exploitation et de domination », ajoute l’architecte.

Logement sans genre, sans cuisine, et autres néo-béguinages

La sociologue et architecte membre du collectif catalan Punt-6 Blanca Valdivia plaide pour un « logement sans genre » : et si l’on incluait le point de vue et les besoins des personnes qui habitent les logements avant de les construire, pour éviter d’appliquer les mêmes équations et biais genrés ?

Apolline Vranken rappelle l’existence des béguinages en Belgique, particulièrement actifs entre le XIIe et le XIVe siècle. Ces espaces non mixtes sont des lieux où les femmes peuvent exister socialement sans être sous la tutelle d’un homme. Si les béguinages belges ne sont plus actifs aujourd’hui, l’architecte féministe nous rappelle l’existence de projets contemporains s’en rapprochant, comme le Frauen Werk Stadt à Vienne.

Anna Puigjaner quant à elle, propose une vision tout autre, avec son projet artistique Kitchenless city. Son constat est le suivant : bien que la technologie ait envahi nos vies, le temps de travail domestique ne diminue pas nécessairement, et nos logements sont à l’origine de factures énergétiques et d’un nombre impressionnant de déchets. Ainsi, en supprimant la cuisine du logement individuel, l’objectif est de mutualiser et centraliser la préparation des repas. Une réflexion sur l’évolution de l’urbanisme encore largement théorique, mais qui permet d’envisager des pistes de réflexion pour une nouvelle manière d’habiter et de s’organiser, de façon collective.

L’espace domestique est le lieu de socialisation primaire des individus; son organisation peut perpétuer une division sexuelle genrée, mais une approche progressiste peut aussi offrir une mutation profonde des rapports sociaux entre les sexe. Surtout, le recours au collectif semble être, on l’a vu, un levier émancipateur pour les femmes. D’autant plus que la cuisine individuelle n’est finalement que toute récente : pendant des siècles, elle était un lieu à part du logement, souvent réservée aux domestiques. Sa disparition entraînera-t-elle la diminution des inégalités de genre ?