Politique
Après la crise, quel avenir pour les travailleur.euse.s du sexe ?
14.07.2020
Dans une « Lettre ouverte » envoyée début mai à la Première ministre, Sophie Wilmès, restée à ce jour sans réponse[2.Ndlr: et article a été bouclé fin mai], Utsopi a résumé de la sorte la situation sur le terrain, depuis le déclenchement de la crise du coronavirus : « Au quotidien, grâce à des dons essentiellement de personnes privées et d’associations humanitaires, UTSOPI vient en aide aux travailleur.euse.s du sexe qui se retrouvent totalement privé.e.s de revenus, sans plus aucune ressource pour parfois juste s’alimenter et survivre. Il ne s’agit pas là de cas isolés, mais bien de la majorité des TDS qui sombrent dans la précarité la plus extrême. Des mères isolées avec enfants ne sachant plus faire leurs courses, des personnes transgenres doublement si pas triplement stigmatisées, sans solution d’hébergement, des femmes migrantes dans des situations d’exploitation et de coercition sans aucune perspective d’avenir, des hommes et des femmes ne sachant plus finir le mois et payer leurs charges, voilà le quotidien de l’ensemble des TDS depuis le début de cette crise ».
Des cas poignants
«Plus le confinement dure, plus les cas que nous rencontrons sont poignants, affirme Daan Bauwens, chargé de projet pour Utsopi – Flandre. La crise du corona a contribué à renforcer tout ce qui ne va pas dans la société. Le travail du sexe – même en temps de confinement – est pour certain.e.s TDS la seule issue pour survivre malgré la pauvreté, l’exclusion fondée sur le genre, la peur du lendemain. En outre, il est également devenu clair que les travailleurs du sexe ne sont pas suffisamment protégé.e.s, en particulier en ce qui concerne les droits du travail. Il existe un besoin clair et urgent d’un cadre fédéral pour la profession, afin que les TDS ne passent plus à travers les mailles du filet des aides et de la sécurité sociale.
Concrètement, que peut faire une association comme Utsopi ? « Notre méthode de travail, explique Daan Bauwens, consiste à travailler avec les organisations partenaires (Espace P, Alias, Médecins du monde, Violett, Boysproject) pour faire comprendre à tous.tes les TDS, aussi rapidement que possible, que nous pouvons les aider financièrement, sans passer par les exigences strictes qui leur sont imposées par les autorités. Souvent, celles-ci refusent les dossiers de demande d’aide des TDS pour suspicion de travail non déclaré, non enregistrement ou domiciliation dans la commune où elles/ils vivent, non enregistrement comme étranger.e.s dans le pays (avec une E-card), non inscription comme demandeur.euse.s d’emploi. L’exercice de la prostitution implique dans tous les cas un « non » pour de nombreux CPAS, car il n’est pas possible de vérifier les revenus.
Notre but en aidant les TDS est qu’elles/ils n’aient pas à continuer à travailler pour survivre malgré les dangers, en période de chaos sanitaire. La demande des clients a continué à exister, poursuit Daan Bauwens, certains sont même prêts à payer beaucoup plus en raison du risque pour la travailleuse du sexe. En outre, nous avons remarqué que la question morale vis-à-vis du travail du sexe a eu des effets pénibles sur le traitement des dossiers ou l’accès aux droits. Ceci est pour le moins regrettable que cela soit encore possible au 21ème siècle ».
Stigmatisation sociale
Pour tout.e travailleur.euse du sexe, se mettre en ordre par rapport aux règles de la vie de base dans notre société, ressemble à un véritable parcours du combattant. « Du fait de la mise à mal de leur statut social, les travailleur.euse.s du sexe rencontrent des difficultés pour déclarer leur activité, tant sous le régime des travailleur.euse.s indépendant.e.s que sous celui des salarié.e.s », analyse l’avocat Laurent Levi.
En ce qui concerne le régime des travailleurs indépendants, « les difficultés surviennent dès le début de la démarche, lorsque le guichet d’entreprises refuse d’inscrire le/la travailleur.euse à la Banque-Carrefour des Entreprises au motif que l’activité de prostitution n’est pas référencée dans la nomenclature NACE-BEL ».
« Deux choix s’offrent alors au travailleur, poursuit Laurent Levi : S’inscrire dans une catégorie subsidiaire comme ‘autres services personnels’ ou comme ‘service d’escorte et similaires’. L’utilisation de ces codes lui vaudra une stigmatisation sociale et des difficultés dans ses relations avec de nombreuses institutions (tel que l’octroi d’un prêt bancaire). Il/elle peut néanmoins exercer son activité professionnelle, mais à défaut de normes réglementant la profession, il/elle est contraint.e d’exercer dans un vide juridique et donc privé.e de sécurité et de toute prévisibilité juridique.
Cet écueil peut-être évité si le travailleur s’enregistre sous une activité simulée ou de ‘façade’ (tel que sexologue, massage de bien être, etc.) par laquelle il/elle cache son activité de prostitution. Dans ce cas, il/elle est dans l’illégalité et s’expose à des sanctions pouvant toucher notamment ses droits sociaux ».
Contrat de travail illicite
En ce qui concerne le régime des travailleurs salariés, la situation est encore pire. « Du point de vue du droit belge, l’inscription dans ce régime est illégale. Tout contrat de travail ayant pour cause une activité de prostitution est illicite, car contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. La situation est identique en cas de contrat de travail avec une cause simulée (dans le cas de la serveuse par exemple) ».
Quelles sont les conséquences pour les TDS ? Laurent Levi précise : « La travailleuse du sexe qui exerce sous un contrat de travail risque de voir son contrat annulé par un magistrat. Si ce dernier estime que le contrat contrevient à l’ordre public et/ou aux bonnes mœurs (ce qui est quasi toujours le cas), il prononce alors l’annulation absolue du contrat, qui sera annulé avec effet rétroactif car réputé n’avoir jamais existé. L’effet est dramatique puisque la travailleuse du sexe perd ipso facto les droits sociaux acquis par le contrat et se voit imposer une obligation de restitution des salaires perçus ».
« La pratique du droit a cependant réussi à modérer cette obligation de restitution en invoquant l’adage civiliste selon lequel ‘il n’y a pas de répétition entre parties se trouvant dans un même état de turpitude’. Le juge doit alors se prononcer, afin de préserver l’ordre social et l’équité, en faveur ou en défaveur de la restitution. Ordre social et équité, des notions floues et évolutives, qui garantissent peu de sécurité et de prévisibilité juridiques ».
« Dans tous les cas, conclut Laurent Levi, le/la travailleur.euse du sexe est voué.e à pratiquer sa profession dans un flou juridique qui le/la prive des droits les plus fondamentaux, dont nos sociétés démocratiques sont pourtant garantes et débitrices ».
L’article 23.1 de la Constitution belge affirme que : « Le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective ». Et l’article 23.2 garantit aux citoyens : « Le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique ».
Le flou juridique actuel à propos de la prostitution n’est donc pas conforme à la Constitution belge. Nous ne parlons bien évidemment pas ici de la traite des êtres humains, pénalement condamnable.
Le mémorandum d’Utsopi
Le sort réservé aux TDS est indigne, au 21e siècle, dans une société démocratique. Il est urgent de faire entendre la voix de ces travailleu.r.euse.s « oublié.e.s ».
A la veille des dernières élections, Utsopi a élaboré un mémorandum expliquant ce que les TDS attendent du prochain gouvernement. En préambule, ce texte précise que le travail sexuel se doit d’être clairement différencié de la traite des êtres humains. Cette dernière relève de l’abus de pouvoir et de l’exploitation d’autrui, situation qui ne peut être amalgamée au travail du sexe.
Par travail du sexe, nous entendons tous les métiers liés de près ou de loin au secteur du sexe : prostitué.e.s, escort.e.s, acteurs/actrices pornos, cam-girls/boys, accompagnants.e.s sexuels, masseuses/masseurs…
En 10 points, voici les grandes lignes de ce mémorandum. Il apparaît d’autant plus d’actualité, depuis le déclenchement de la crise du coronavirus.
1. Pas sans nous : Nous demandons d’être impliqué.e.s dans tous les débats et propositions qui nous concernent, afin que nos besoins et nos attentes soient entendus et compris.
2. Reconnaissance du travail sexuel par le pouvoir fédéral : Nos revendications portent sur le droit à une reconnaissance sociale et juridique, le droit d’être syndiqué.e.s, le droit à la sécurité, le droit d’exercer notre travail en toute légitimité avec une reconnaissance légale, le droit de se mettre en coopérative notamment.
3. Décriminalisation du travail du sexe : Elle se réfère à la suppression des amendes et condamnations administratives visant les échanges sexuels tarifiés entre adultes consentants, le plus souvent décidées par les communes. Nous demandons la création d’un cadre fédéral qui permettra davantage de cohérence dans les politiques appliquées.
4. Création de « zones P » : Nous souhaitons la création de « Zones P » avec notamment des installations sanitaires qui permettraient aux TDS de travailler en sécurité et d’éviter ainsi toute forme de harcèlement tant de certaines autorités, que de clients ou de délinquants.
5. Proxénétisme de soutien : Nous demandons la redéfinition du proxénétisme, terme parfois employé à tort et à travers, tout en nous portant préjudice. En effet, la définition actuelle empêche notamment aux TDS l’accès à un contrat de travail salarié protecteur, et donc de facto l’accès à des conditions de travail décentes et sécurisantes.
6. Initiatives pour les TDS désirant arrêter le travail du sexe : Vu la pénibilité et l’impact du travail du sexe pour les personnes désirant arrêter, nous demandons un accès prioritaire aux offres de formations et emplois pour les TDS, ainsi que l’accès facilité au revenu d’intégration sociale via le CPAS.
7. Financement des associations : Nous demandons un meilleur financement des associations prenant en charge les TDS de manière neutre et sans jugement.
8. Statut d’indépendant : Nous demandons de favoriser et améliorer l’accès au statut d’indépendant pour les TDS qui le souhaitent. Par ailleurs, l’article 380 du code pénal belge doit selon nous être réformé. Son application concernant le proxénétisme empêche toute personne n’ayant pas accès au statut d’indépendant de déclarer ses revenus via un système de coopérative (telle la Smart). En effet la législation actuelle sur le proxénétisme fait courir le risque à ce type de coopérative d’être accusée de proxénétisme.
9. Soutien structurel : En tant que groupe d’intérêt représentant les TDS de notre pays et faisant office de partenaire de discussion avec les autorités politiques, nous souhaitons explorer la possibilité d’un soutien structurel pour améliorer notre fonctionnement et notre savoir-faire.
10. Lutte contre le stigmate : Il existe en Belgique une législation adéquate de lutte contre les discriminations. Il est temps de l’appliquer à la discrimination institutionnelle et sociétale infligée aux TDS dans leur vie quotidienne.
La crise du coronavirus peut être un accélérateur pour de vraies réformes courageuses et sans tabou, permettant aux TDS d’enfin sortir des marges inconfortables – voire carrément glauques- de la société.
(Illustration de la vignette sous CC-BY-SA 4.0 ; Sex work is work a été réalisée lors de l’Europride 2019 à Vienne par Bojan Cvetanović.)