Politique
Amiante : crime de masse en temps de paix
18.06.2009
Probablement responsable de plusieurs centaines de milliers de morts, – rien qu’à l’échelle européenne ! – l’amiante connut pourtant une « success story » planétaire au XXe siècle. Comment en est-on arrivé là ?
La crise actuelle a renforcé la représentation d’un capitalisme financier prédateur et irresponsable parfois opposé aux vertus de l’économie réelle, des entreprises bien implantées dans un terroir, développant un savoir-faire industriel. Cette vision naïve est remise en cause par l’histoire de l’amiante. Celle-ci montre comment des groupes industriels ont consciemment développé le marché d’une substance cancérogène. Le nombre précis de victimes ne sera jamais connu. Il se situe dans les millions de personnes. Rien qu’en Europe occidentale, les projections concernant la mortalité causée par l’amiante pour la période 2000-2030 font état de 500 000 décès prévisibles.
Mine d’or économique
L’amiante désigne un ensemble de fibres minérales naturelles. Dès l’époque néolithique, différents groupes humains se sont émerveillés de certaines caractéristiques techniques que ces fibres partagent. Une extrême résistance face au feu, aux matières corrosives et aux tractions, la possibilité d’être filées, amalgamées à d’autres matériaux. L’amiante peut résister à des températures supérieures à 1 500°. L’on retrouve des poteries faites d’argile et d’amiante dans des sites archéologiques situées aussi bien en Finlande qu’en Asie du Sud-Est. Des vêtements «magiques» résistants aux flammes et imputrescibles sont confectionnés. Une antique tradition populaire considère l’amiante comme la laine de la salamandre. L’utilisation de l’amiante à grande échelle dans l’industrie et le bâtiment est beaucoup plus tardive. C’est au cours du dernier tiers du XIXe siècle que l’offre rencontre des demandes nouvelles soutenues par de nombreux brevets. L’offre est stimulée par l’ouverture de mines à ciel ouvert au Québec et dans les monts Oural en Russie. Peu à peu, de nouveaux sites d’extraction apparaissent dans des régions généralement périphériques par rapport aux grands centres industriels : en Afrique du Sud, en Australie, au Piémont en Italie, au Zimbabwe. La demande se multiplie dans une atmosphère d’ivresse productiviste. L’amiante perd le charme mystérieux qu’il avait exercé pendant des millénaires, il devient le minerai magique sur les multiples utilisations duquel s’écrivent des traités techniques. L’invention de l’amiante-ciment comme matériel de construction est le point de départ d’un véritable boom de l’amiante. En 1901, un inventeur autrichien dépose le brevet d’un matériel qu’il appelle Eternit. Deux ans plus tard naît la première société suisse Eternit. Tout au long du XXe siècle, la fabrication d’amiante ciment est extrêmement concentrée. Elle est organisée principalement par quatre groupes au niveau mondial : John Mansville basé aux États-Unis, Turner and Newall basé en Grande-Bretagne, Cape Asbestos, un autre groupe britannique avec des intérêts importants en Afrique du Sud et Eternit. Ce dernier groupe est formé par un ensemble de plusieurs dizaines de sociétés implantées partout dans le monde. Il est dirigé, pour l’essentiel, par des dynasties d’entrepreneurs belges et suisses. Les familles Emsens et Schmidhenny y jouent un rôle clé.
Outre cette utilisation massive de l’amiante comme matériel de construction, l’amiante se prête à environ 3 000 usages différents. Depuis des articles de consommation domestique (plaques d’amiante pour la cuisson lente, talc, buvards, pièces de grille-pain…) jusqu’à des utilisations industrielles très diversifiées (plaquettes d’amiante dans les freins des automobiles, filtres et diaphragmes dans l’industrie chimique, joints de soupape et de chaudière, matériaux textiles, cartons…) en passant par des revêtements de sol en vinyle, des filtres à cigarettes et des rideaux de théâtre. La construction navale et le bâtiment ont eu recours à l’amiante dans de grandes quantités. En Belgique, une des conséquences de l’incendie de l’Innovation en 196, à Bruxelles, a été la généralisation de la technique de flocage qui consiste à projeter de l’amiante avec une substance liante de manière à renforcer l’isolation des bâtiments par rapport au danger du feu. Les travailleurs qui effectuaient ce flocage ont été décimés par une véritable hécatombe de maladies causées par l’amiante. Il a fallu attendre 1980 pour que cette pratique soit interdite en Belgique.
Fibres tueuses
L’amiante a été progressivement identifié comme un des principaux tueurs au travail. Son exposition est associée à différentes maladies. L’asbestose est une fibrose du poumon assez comparable à la silicose du mineur. Les poussières d’amiante obstruent les alvéoles, les fibres dures et extrêmement fines provoquent une altération cicatricielle. La respiration devient de plus en plus difficile. Elle est accompagnée d’une tousse sèche et douloureuse. Dans les cas les plus graves, les malades finissent pas mourir étouffés. Le mésothéliome est un cancer extrêmement rare dans la population générale. Il apparaît le plus souvent dans la plèvre, plus rarement dans le péritoine. Dans la grande majorité des cas, son apparition est liée à une exposition à l’amiante. Le nombre de mésothéliomes est un marqueur précis du niveau d’exposition à l’amiante d’une population donnée. À ce jour, aucun traitement ne permet de guérir du mésothéliome. Il entraîne la mort dans de terribles souffrances. L’amiante est également une cause importante de cancers du poumon, il est associé à d’autres localisations de cancer comme le larynx, les ovaires et le système gastro-intestinal. D’autres pathologies comme l’apparition de plaques pleurales doivent être aussi mentionnées. Toutes les variétés d’amiante sont des cancérogènes. Dès la fin du XIXe siècle, les premières alarmes sont lancées. Une inspectrice du travail britannique rédige un rapport sur la nocivité des fibres d’amiante dès 1896. En 1906, c’est un inspecteur du travail en France qui signale 50 décès dans une filature d’amiante. Les alarmes se multiplient. Dès les années trente, l’on dispose de connaissances médicales précises sur l’asbestose. Les premières recherches sur le rapport entre l’amiante et les cancers du poumon se font dans les années quarante, le lien avec le mésothéliome est clairement établi dès le début des années soixante. En clair, l’on disposait depuis au moins 50 ans d’un ensemble de connaissances suffisantes qui associaient l’amiante à des pathologies mortelles apparaissant à grande échelle. Les décisions politiques ont tardé à venir. Le retard pris à interdire l’amiante a eu un coût humain épouvantable. Ainsi, aux Pays-Bas, l’amiante a-t-il été interdit en 1993. L’on a calculé que si l’interdiction avait été adoptée dès 1965 au moment où des données concernant le mésothéliome étaient disponibles, l’on aurait pu éviter 34 000 décès. La Belgique, patrie de la famille Emsens et d’une des branches du groupe Eternit, a attendu 1998. Dans l’Union européenne, la Commission disposait dès 1976 des compétences juridiques nécessaires pour interdire l’amiante. La décision n’a été prise qu’en 1999 avec une entrée en vigueur retardée jusqu’au premier janvier 2005 et des dérogations injustifiées qui continuent à être accordées à l’industrie chimique.
Quand le profit prime la santé
Comment expliquer cet énorme retard ? Comment ne pas s’étonner du contraste entre des réactions extrêmement rapides face à la grippe porcine ou à la grippe aviaire et la passivité du monde politique face à une cause de mortalité beaucoup plus importante ? Trois facteurs me semblent expliquer cette situation. D’une part, il y a eu un lobbying très actif et coordonné des groupes industriels. Des intérêts économiques puissants n’ont pas hésité à financer des recherches pseudo-scientifiques pour répandre le doute et minimiser les dangers de l’amiante. De nombreuses firmes prestigieuses et puissantes ont contribué à falsifier les données, à faire pression sur les pouvoirs politiques, à entraîner un certain nombre de syndicalistes dans leur sillage au nom de la défense de l’emploi, à financer généreusement la recherche médicale pourvu qu’elle entraîne le doute. Ce travail de lobbying est loin d’avoir pris fin. Tout récemment, en janvier 2009, la Commission européenne a prolongé des dérogations autorisant l’utilisation d’amiante dans des entreprises chimiques sous la pression des groupes Solvay et Dow Chemical. Dans certains cas, ce travail de lobbying est appuyé directement par les États exportateurs, principalement par le Canada et la Russie.
L’amiante constitue un cas d’école de la manipulation de la science par les milieux industriels. Le soutien apporté par les gouvernements européens à l’idée d’un partenariat recherche-industrie ne peut que susciter des inquiétudes par rapport au risque de développement d’activités scientifiques mercenaires. Mais la manipulation n’explique pas complètement le retard. Un autre facteur intervient également. L’amiante est loin de frapper de manière égale les différentes catégories sociales. C’est un élément majeur dans la construction des inégalités sociales de santé. Le fait que la majorité des victimes étaient des ouvriers ou des membres de leur famille a également contribué à l’indifférence à l’égard de l’amiante. Une forte surmortalité était considérée de façon cynique comme la rançon du progrès. Sur ce terrain, l’on peut constater la convergence de la foi productiviste entre le système soviétique – grand promoteur de l’utilisation de l’amiante dès les plans quinquennaux des années trente – et le système capitaliste. Un troisième facteur est également intervenu : le temps. Entre l’exposition à l’amiante et la mortalité qu’elle provoque, le temps de latence des maladies peut s’étendre jusqu’à quarante ans. Mais ce facteur temps n’est pas une fatalité. Il n’a pu jouer que parce que les politiques de santé publique restent aveugles sur les risques du travail, parce qu’il s’est établi une sorte de partage des territoires entre la santé publique qui n’entend pas perturber la vie des entreprises et la médecine du travail, dépourvue de véritables pouvoirs quant à l’organisation du travail et fragilisée par une indépendance très relative puisqu’elle est financée par ceux-là mêmes qui créent le risque.