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Alerte démocratique : le nouveau gouvernement sauvera-t-il l’État de droit ?

L’heure est grave. Au lendemain de ces élections fédérales, une question devrait éclipser toutes les autres : le nouveau gouvernement du pays fermera-t-il enfin la parenthèse dramatique qu’a ouverte la coalition Vivaldi en matière de respect des décisions de justice, ou sera-t-il le grand responsable du basculement définitif vers un régime illibéral et la fin de l’État de droit dans notre pays ?

Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, la question ne s’est posée de cette manière. Violations, dérives, procédures d’exception n’ont certes jamais manqué à l’appel depuis 75 ans, mais elles n’ont, en aucune circonstance, pris le tour systématique et assumé qu’elles prennent depuis le mois de janvier 2022. Jamais aucun gouvernement ne s’était assis, avec autant de désinvolture, sur autant de décisions de justice, rendues par autant de cours et tribunaux ! Jamais un pouvoir exécutif ne s’était autant acharné à vider le terme d’«État de droit» de toute substance.

On peut reconnaître à Viktor Orbán le – seul – mérite de nommer, de théoriser et d’assumer son mode d’action politique et son rapport à l’État de droit : il pratique la « démocratie illibérale ». En son nom, le gouvernement hongrois démet, remplace ou met à la retraite anticipée les juges dont l’indépendance lui déplaît. La version belge de cet « illibéralisme » est à la fois plus douce et plus hypocrite : on ne démet pas les juges, on s’assied sur leurs jugements.

La crise de l’État de droit devrait alarmer l’ensemble des citoyen·nes, au-delà de tous les clivages politiques.

Que ce tournant orbanien ait trouvé à s’appliquer en Belgique en matière de droit d’asile n’a plus rien d’étonnant. Mais cela ne devrait pas occulter un problème, plus fondamental encore que celui du traitement déshonorant – et illégal – réservé aux personnes qui demandent la protection de la Belgique. Derrière la « crise de l’accueil», se profile en effet la question, primordiale pour tout régime démocratique, de la crise de l’État de droit. Et cette crise devrait alarmer l’ensemble des citoyen·nes, au-delà de tous les clivages politiques, quelles que soient les différences de positionnement quant à la politique de l’accueil.

L’imperceptible érosion de nos institutions

« Dans la mesure où il n’y a pas de moment unique – ni coup d’État, ni déclaration de loi martiale, ni suspension de la Constitution – lors duquel le régime franchit de manière manifeste les limites de la dictature, rien n’est susceptible de déclencher les alarmes de la société. Qui dénonce les abus du gouvernement peut se voir taxé d’exagérer ou de crier au loup. L’érosion de la démocratie est, pour beaucoup, presque imperceptible» 1. Voici le constat, hélas, prophétique, des politologues américains Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, dans leur livre How democracies die.

Ces mots décrivent à la perfection le double drame qui afflige la démocratie belge depuis maintenant deux ans : d’une part, la violation systématique des principes fondateurs de l’État de droit par le gouvernement fédéral; de l’autre, la banalisation de cet état de fait.

Face à un gouvernement fédéral en roue libre, qui s’est délivré de toute entrave constitutionnelle et se comporte comme le dernier des hors-la-loi, en foulant au pied les décisions de justice qui l’incommodent, force est de constater que, le choc passé, c’est une forme de banalisation résignée qui s’est imposée dans l’espace public.

Aux diverses juridictions auxquelles le gouvernement fédéral avait décidé d’adresser un déshonorant bras d’honneur – tribunal de première instance et Cour d’appel de Bruxelles, tribunaux et cours du travail de diverses juridictions, et Cour européenne des droits de l’homme –, s’est ajouté en 2023 le Conseil d’État.

À peine avait-il rendu le 13 septembre 2023 son arrêt suspendant l’exécution de la décision de ne plus offrir d’accueil aux hommes seuls demandeurs d’asile, que la secrétaire d’État, Nicole De Moor, s’empressait d’annoncer qu’elle poursuivrait tout de même cette politique illégale. Les milliers de condamnations – nous avons même cessé de les compter – n’y font rien, et il semble que, désormais, une décision de justice pèse moins que l’absence de volonté politique de les appliquer.

Quand l’extrême droite est aux portes du pouvoir, il est aussi politiquement inepte que moralement scandaleux, de s’inspirer de son « guide des bonnes pratiques ».

Ce faisant, le gouvernement indique aux citoyen·nes que la voie juridictionnelle, celle du règlement civilisé des différends, est en réalité un cul-de-sac pour une partie des personnes présentes sur le territoire belge et pour les associations qui défendent leurs droits. Ne resteraient plus alors que les voies de la désobéissance civile et de l’action directe pour faire prévaloir des droits que la justice reconnaît, mais que le pouvoir exécutif dénie.

C’est dans ce contexte d’une gravité exceptionnelle que le Parlement vient de voter, sur proposition gouvernementale, le renforcement, dans le Code pénal, d’une disposition visant à réprimer les «atteintes méchantes à l’autorité de l’État» – qui ne constitue rien d’autre qu’une mesure contre l’incitation à la désobéissance civile.

Au moment d’« appuyer sur le bouton», les parlementaires se sont-ils seulement rendu compte que l’incitation majeure à la désobéissance civile, c’est notre gouvernement qui la commet? Et que le refus explicité, délibéré et répété de la secrétaire d’État Nicole De Moor d’appliquer la loi relative à l’accueil fait d’elle la première cible de cette infraction nouvellement renforcée ?

Le sursaut doit être à la hauteur de la sinistre désinvolture de ces derniers mois : quand l’extrême droite est aux portes du pouvoir, il est aussi politiquement inepte que moralement scandaleux de s’inspirer de son « guide des bonnes pratiques». Et il sera vain de protester quand elle empruntera la voie que le dernier gouvernement fédéral aura balisée pour elle…