Politique
[Afrique de l’Ouest] « Il ne faut pas des milliards pour faire une politique agricole »
02.12.2011
En Afrique de l’Ouest, la gestion publique de la protection de l’agriculture pose problème. Devenue consommatrice de la surproduction occidentale, la région a changé radicalement ses valeurs culinaires et met en avant un plan le développement urbain plutôt qu’une réelle politique agricole.
Pourquoi, au XXIe siècle, y a-t-il encore de l’insécurité alimentaire ? Mamadou Cissoko : L’accès à l’alimentation a modelé le monde. La construction des empires et des royaumes était motivée par l’accès à la terre et à l’eau. Ce sont des besoins fondamentaux de l’humanité. Et il y a toujours eu des crises alimentaires, parce que l’agriculture dépend de la nature, que les agriculteurs ne maîtrisent pas. Cependant, dans l’histoire récente, le développement technologique et scientifique qui a permis les révolutions agricoles, a favorisé la concentration des terres et de nouveaux investissements. On est sorti du système traditionnel de l’agriculture familiale, qui visait l’autosuffisance : la main-d’œuvre de la famille travaillait et on produisait avant tout pour la nourrir, elle et la communauté proche. S’il y avait de l’excédent, on pouvait songer à le vendre. Avec la globalisation, les produits ont commencé à traverser les océans. Et il y a eu, du côté des Occidentaux d’abord, États-Unis et Europe, une volonté politique d’utiliser l’agriculture en tant que force, comme l’armée et ou la monnaie. En Afrique, au moment des indépendances, les dirigeants ont misé sur un soutien à l’agriculture avec comme principale richesse les produits agricoles (cacao, bananes, ananas…). Les gouvernements ont aussi essayé de développer l’agriculture vivrière, avec la mise en place de programmes nationaux et des financements pour l’agriculture. De 1960 aux années 1980, il y a eu un changement visible, avec davantage de bien-être en milieu rural. Les travaux physiques ont été allégés grâce aux équipements agricoles. Avant, tout se faisait avec la force. On portait tout sur la tête ou le dos, tout se faisait à la main. Les surfaces agricoles et le rendement ont alors augmenté, entre autres grâce à la recherche agricole appuyée par les États. Et puis avec la crise, il y a eu une situation que nous avons appelée le « sans État ». Avec les programmes d’ajustements structurels imposés par les institutions financières internationales, il y a eu moins d’interventions de l’État. Dans le même temps, l’Europe a connu des problèmes de surproduction, en raison de la Politique agricole commune (Pac). La question était de savoir s’il ne fallait pas payer pour brûler les surplus. Alors l’Europe, la Banque mondiale et les États-Unis nous ont dit : pourquoi investir dans votre agriculture archaïque alors que nous pouvons vous fournir des produits de qualité qui ne coûtent presque rien ? Nous sommes devenus un débouché pour la surproduction occidentale : lait en poudre, blé, maïs américain… Exporter était la solution la moins chère pour l’Europe. Les chefs d’État africains étaient,eux, tranquilles parce que les villes avaient tout.
Conséquence : le changement des habitudes alimentaires. Les spaghettis sont arrivés avec les programmes d’aide, les petits pois séchés ainsi que les huiles végétales. Les consommateurs commençaient à préférer le goût du riz à celui du mil. Les femmes disaient que le temps de cuisson était nettement plus avantageux par rapport au temps passé à piler le mil. Le milieu rural perdait espoir car, quoiqu’on fasse, la production locale était beaucoup plus chère que les produits importés, parce que les agriculteurs occidentaux étaient subventionnés pour produire, pour stocker et exporter. Nos agriculteurs n’avaient plus de soutien. Les jeunes se sont massivement déplacés vers les villes. Aujourd’hui, plus de la moitié de la main-d’œuvre rurale a plus de 40 ans… Pendant la période du « tout État », il y avait des programmes agricoles, avec des objectifs de production à atteindre, mais pas de politique agricole. L’épargne en milieu rural n’a pas été favorisée, les gens dépensaient tout ce qu’ils gagnaient. Comment concevez-vous le droit à l’alimentation ? Il semble que rien n’est mis en place pour le faire respecter. Mamadou Cissoko : L’alimentation est avant tout une responsabilité citoyenne, partagée par tous les êtres humains. Chaque être humain doit manger, une fois par jour ou plus, végétarien ou pas, mais doit manger. Pouvoir se nourrir est un droit fondamental. Dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui ouvre la Charte des Nations unies, ce droit est mentionné. Mais plusieurs interprétations existent. La FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) dit : disponibilité et accessibilité. Mais ils ont oublié qu’il y a des gens qui n’ont pas un rond… Même si, devant chez soi, il y a un marché plein de produits, encore faut-il avoir de l’argent pour acheter. Que disent les paysans ? J’ai choisi un métier, j’ai choisi d’être agriculteur, pour me nourrir et nourrir ma collectivité. Toute atteinte à ce métier est donc une atteinte au droit à l’alimentation. Le débat, pour moi, n’est pas international ; il est au niveau des pays. Les Européens et les Américains l’ont réglé. Aux États-Unis, il y a les Farm Bills, fondés sur le principe que si les produits atteignent un certain niveau de prix, le gouvernement intervient. Sinon, les habitants ne pourraient pas vivre. En Europe, il y a la Pac, qui va plus loin. Quand il y a une surproduction qui nous coûte, les agriculteurs sont payés pour produire moins, mais suffisamment pour la région et vendre ailleurs les excédents. Les terres non cultivées vont participer à la protection de l’environnement. Il n’y a pas un pays au monde qui n’a pas les moyens de régler cette question. C’est un débat que nous avons souvent avec les pays occidentaux, qui nous disent que nous n’avons pas les moyens de faire une politique agricole. Mais une politique agricole, ce n’est pas 45 milliards d’euros par an… Comment décririez-vous ce type de politique agricole ? Mamadou Cissoko : Préserver la biodiversité est un aspect essentiel. C’est de là qu’on tire les semences. Avec les semences, on fait l’agriculture et les produits de notre agriculture font nos valeurs culinaires. Cela participe de notre identité. Le peul (ethnie de l’Afrique de l’Ouest) qui boit beaucoup de lait ne raisonnera pas de la même manière que celui qui mange beaucoup de manioc et d’igname. L’alimentation est une bonne partie de l’identité de l’homme. C’est pourquoi nous disons que l’exploitation familiale est multidimensionnelle et multifonctionnelle, et que nous avons refusé le nom d’agriculteur. Agriculteur, tout le monde peut l’être — celui qui dispose et cultive trois hectares de terre, est agriculteur. Le paysan, c’est celui qui est attaché à la terre, quoi qu’il arrive. C’est l’homme du terroir. L’insécurité alimentaire ne cesse de gagner du terrain et c’est inconcevable ! Dans les villes, on ne cesse de construire des buildings, des autoroutes, qui ne servent à rien si les populations ne sont pas nourries. Le problème ne se limite pas aux moyens, on devrait parler d’irresponsabilité politique. Sans parler de l’insouciance des populations qui ne se mobilisent pas autour de ces questions. C’est ma vision de la question. À mon avis, ce problème pourrait être réglé dans tous les pays d’Afrique.
Nous pourrions faire en sorte que nos produits soient protégés. Le troisième millénaire est celui de l’alimentation, celui où la production agricole est maîtrisée. Si nous perdons la consommation de nos produits, nous perdrons notre agriculture. Chaque peuple a ce qu’il lui faut pour son alimentation. C’est pourquoi les anciens disent : quand quelqu’un est malade, il faut lui préparer les plats de sa tradition, parce que c’est ce qui coule dans son sang. L’accaparement de terres, et d’une manière générale l’inaccessibilité aux ressources naturelles sont cités comme des menaces à la souveraineté alimentaire. Comment pensez-vous qu’il faut lutter contre cela ? Mamadou Cissoko : Nous sommes les premiers responsables. Dans beaucoup de pays, il y a eu une décentralisation, des élections pour permettre la gouvernance locale. Ce sont des paysans qui élisent des paysans pour gérer les ressources naturelles. Ensuite, la deuxième responsabilité revient aux gouvernements. Ils ne peuvent pas relancer l’agriculture et dire que c’est la base de l’économie, sans s’intéresser un tant soit peu aux problèmes des terres. Dans toutes les lois foncières de nos pays, est mentionnée la « reconnaissance de la propriété commune des terres ». Au Sénégal, par exemple, une loi de 1974 dit que la terre appartient à l’État mais est gérée par les communautés. C’est donc la communauté rurale qui est seule compétente pour délibérer sur la terre, sauf quand il y a des programmes ou des projets nationaux d’intérêt collectif. Dans ce cas, l’État peut décréter qu’il prend des hectares pour un hôpital. Au Togo, selon un régime instauré par les Allemands, le gouvernement n’a aucun droit ; ce sont les communautés qui ont le pouvoir sur la terre. Je pense que sur le terrain, notre réseau, le Roppa réseau d’organisations paysannes et de producteurs de l’afrique de l’ouest. (NDLR).., avec d’autres organisations, doit faire de la sensibilisation, de l’information et de la mobilisation. On ne peut pas continuer à dire que tout ce qui nous arrive est de la faute des autres. C’est nous qui élisons les décideurs. Les paysans doivent monter au créneau pour se défendre, car leur avenir est dans les ressources naturelles, qui doivent être améliorées. Vous parliez de paysans enfermés dans une camisole. Les États ne le sont-ils pas eux enfermés dans la définition de leur politique agricole ? Mamadou Cissoko : Non, je crois que les États peuvent se donner une marge de manœuvre. Les positions par rapport aux pays développés qui fournissent de l’aide pourraient être différentes si nos gouvernants mettaient en avant l’importance du monde rural. Les paysans produisent non seulement la nourriture, mais créent 60% des emplois. Il y a une vingtaine d’années, les paysans représentaient plus de la moitié du produit intérieur brut au Mali, au Burkina Faso, au Bénin. Les États n’ont pas misé sur ces atouts et je pense que c’est un manque de cohérence et de vision pour l’avenir de ces pays. Certains l’ont fait comme feu Thomas Sankara du Burkina Faso ou l’actuel président du Malawi. Mon avis est que, dans la plupart des négociations commerciales, nos chefs d’État donnent la priorité au développement urbain, au détriment du monde rural. Propos recueillis par Seydou Sarr et Wendy Bashi.