Droits humains • Racisme
Affaire Sourour Abouda : « Il y a trop de cas pour qu’on ne puisse pas parler de racisme d’État »
22.05.2023
On parle beaucoup aujourd’hui de « racisme d’État », qui se serait encore manifesté dans le décès de Sourour Abouda, dans un commissariat bruxellois, en janvier dernier. Selon vous, quel est le rôle de l’État belge dans cette affaire ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Je ne sais pas si l’on peut vraiment parler d’un rôle actif de l’État. Au minimum, on peut observer un problème systémique de violence, en particulier contre des personnes racisées. On parle bien, dans l’affaire « Sourour », d’un lieu particulier appelé « la garde zonale ». Il s’agit de cellules situées dans un bâtiment de la police fédérale et qui sont mises à la disposition de la zone « Polbru », donc Bruxelles-Capitale/Ixelles. La particularité de cet endroit est que trois décès y ont eu lieu en deux ans, trois décès de personnes étrangères ou d’origine étrangère. Cela pose donc un vrai problème. Il y a clairement un souci dans cet endroit, au minimum un défaut de surveillance.
Sait-on précisément ce qu’il s’est produit avec Sourour Abouda ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Non, on ne sait pas exactement. L’enquête, les enquêtes, sont en cours. Mais on peut constater que les déclarations, les versions du Parquet, ont varié puisqu’ils ont d’abord évoqué un suicide, pour ensuite simplement parler d’absence d’intervention de tiers. Enfin, maintenant, on ne sait pas vraiment, et apparemment, les images que la famille a pu voir contredisent la thèse du suicide…
Comment caractériser la situation ? Est-ce un cas isolé ou bien un exemple de « racisme d’État » ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Clairement, cet endroit pose problème. Mais au-delà de ce lieu, dans toutes les affaires qui sont moins visibles, qui passent sous les radars médiatiques, on remarque régulièrement des problèmes de violence et de racisme vis-à-vis de personnes racisées. Des problèmes qui ne sont pas documentés, mais qui sont réels. Et l’on continue de recevoir des témoignages…
Il y a trop de cas récurrents pour qu’on ne puisse pas parler de dimension systémique… et donc de problème de racisme d’État. Même si ne se manifeste pas forcément toujours une volonté d’État, on note une situation qui n’est toujours pas réglée, et qui se poursuit aujourd’hui.
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Est-ce que le comité P, instance de contrôle externe de la police, entretient les mêmes ambiguïtés que le Parquet dans ses relations avec la police ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Non, le comité P dépend du Parlement ; il est donc indépendant sur le papier. Néanmoins, à la Ligue des droits humains, nous critiquons depuis longtemps le manque d’indépendance réelle du comité P, notamment parce qu’il est composé d’un certain nombre de policiers détachés qui sont amenés, pour une partie d’entre eux, à retourner ensuite dans leur service. Pour donner un exemple au-delà de nos frontières, l’organisme équivalent en Angleterre comprend beaucoup moins de policiers et des profils plus variés pour mener les enquêtes.
Mais le problème est plus large que le comité P. Le comité P est une des instances de contrôle des services de police. Il y en a une également au niveau de l’inspection générale, interne à la police donc, et aussi une autre au niveau des zones de police. Ces trois organismes opèrent sur les contrôles, mais pas toujours de manière optimale. Et puis surtout, pour les personnes qui veulent porter plainte, il est très difficile de savoir à quelle porte frapper, ce qui sera le plus efficace. Nous sommes donc face à un manque de lisibilité très prononcé… et d’efficacité encore plus grand.
Comment la Ligue des droits humains (LDH) lutte-t-elle contre les violences policières ? Que peut-on faire, y compris par rapport au racisme structurel que vous évoquez ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Depuis sa création, la Ligue lutte contre les violences policières. Il se fait que, en 2013, nous avions lancé un observatoire de ce type de violences… que nous avons relancé en 2019 pour répondre avant tout au mouvement de répression contre les manifestations des gilets jaunes et les actions pour le climat. Des témoignages continuent aussi de nous parvenir. Ces trois raisons nous ont conduits à relancer cet observatoire, que nous avons rebaptisé « Police Watch » ; nous avons même engagé quelqu’un pour s’en occuper de manière permanente.
L’objectif de cet observatoire et de notre site web, c’est essentiellement d’informer les gens sur leurs droits face à la police : qu’est-ce que la police peut faire ou ne pas faire ? Mais le but est aussi d’inciter les gens à témoigner de manière anonyme, s’ils le souhaitent. L’anonymat est garanti. Et ensuite, cela nous permet également d’utiliser ces témoignages comme une base de réflexion pour faire du plaidoyer : soit pour modifier le cadre réglementaire ou législatif, soit pour modifier les pratiques des policiers.
Y a-t-il une grande différence entre le cadre réglementaire et les actions des policiers ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Oui, certainement. Parfois, ce n’est pas tellement le cadre qui pose problème, ce sont plutôt les pratiques. L’exemple qui revient souvent est le recours à la force. Cette méthode est relativement bien balisée dans la loi sur la fonction de la police, avec un critère de nécessité et un critère de proportionnalité. Mais, en réalité, sur le terrain, on constate que ces critères ne sont pas du tout respectés.
Rencontre-t-on d’autres limites lorsqu’on souhaite agir contre ces violences policières ?
Pierre-Arnaud Perrouty : Il existe beaucoup de limites. D’abord parce que la plupart des cas ne sont pas rapportés, ni à nous ni à personne. Ce sont des violences ou des brimades quotidiennes qui passent totalement sous les radars, qui ne sont dénoncées nulle part.
Quand il y a des actes de violence, il faut pouvoir en avoir la preuve pour avoir une chance de faire bouger les lignes et de porter plainte. Il faut des éléments de preuve. C’est la raison pour laquelle on travaille à la fois sur le droit de filmer la police, qui est fondamental, mais aussi sur les certificats médicaux. Ce sont deux éléments qui peuvent se renforcer sur la question de la preuve. Et puis, il faut quand même apporter un soutien important aux victimes ou aux familles de victimes quand il y a un décès, pour pouvoir mener l’action jusqu’au bout.
Ça demande beaucoup de courage aux victimes, de persévérance, parfois un soutien financier pour déposer plainte, mobiliser les preuves, s’inscrire dans le temps long, ce qui est parfois difficile à comprendre. Le temps de la justice est très, très lent, avec une issue incertaine. Encore une fois, si l’on n’a pas les preuves nécessaires, il est possible que ça n’aboutisse pas. Et même si ça aboutit devant un juge, on constate quand même que les juges ont une tendance à être plus cléments avec les policiers qu’avec les particuliers qui auraient commis les mêmes violences contre des forces de police.
La Ligue se constituera-t-elle partie civile dans l’affaire Sourour Abouda ?
Pierre-Arnaud Perrouty : La Ligue est habituée à des recours dits « objectifs », c’est-à-dire contre des lois, contre des arrêtés royaux, contre des politiques du gouvernement. Elle est plus parcimonieuse dans les recours dits « subjectifs », c’est-à-dire pour soutenir des personnes individuelles. Dans ce cas, nous avons des critères assez stricts, il faut que ce soit une cause que nous estimons suffisamment significative. Cette spécificité est peu compréhensible pour des victimes ou leur famille, parce que, pour elles, par définition, leur cause mérite du soutien. Ce qui est évidemment en soi tout à fait vrai.
Nos ressources, aussi bien humaines que financières, sont limitées, nous sommes donc obligés de faire des choix parmi les personnes que l’on soutient à titre individuel. Et ce n’est pas toujours bien compris par les familles.
Dans le cas de la garde zonale, nous nous sommes constitués partie civile dans l’affaire Mohamed Amine Berkane et Ilyes Abbedou, soit les deux premiers décès recensés. Dans le dossier Sourour Abouda, nous sommes en train d’y réfléchir avec les avocats et la famille, car il y a un lieu manifestement problématique. Cette garde zonale pose manifestement problème. Les cas de décès dans ces cellules sont trop nombreux, ce qui signifierait donc, au minimum, un défaut de contrôle et de surveillance. Mais au-delà de cette garde zonale, on observe un problème récurrent de contrôle des lieux de détention et d’impunité pour les actes de violence commis par les forces de l’ordre.
Propos recueillis par la revue Politique au début du mois de mai 2023.