Politique
Adolfo Kaminsky, photographe de l’ombre
15.03.2020
Combien d’hommes et de femmes doivent-elles la vie à ce faussaire de génie connu dans les rangs de la résistance comme « Le Technicien » ? Des milliers et plus encore. En 1943, jeune adolescent, Adolfo Kaminsky et sa famille d’origine russe et juive, mais de nationalité argentine (obtenue au fil des exils) sont enfermés dans le centre français de Drancy, antichambre des camps de la mort. Quand il en sort miraculeusement – grâce à sa nationalité argentine – Adolfo s’engage dans la résistance. Son expérience de teinturier et ses connaissances en chimie lui permettent de devenir le plus habile des faussaires. Il fabrique alors nuit et jour dans son atelier clandestin de la rue des Saints Pères à Paris des milliers de « papiers » pour les enfants et les familles juives et les résistants. Sans répit et sans repos. « Le calcul est simple, se souvient-il. En une heure je fabrique trente papiers vierges. Si je dors une heure, trente personnes mourront… [2.Op. cit., p. 32.]»
Après le débarquement, Kaminsky est recruté par les services français. Il doit fabriquer des faux papiers pour les agents qui opèrent derrière les lignes allemandes. « Faussaire d’État », comme il dit, avant de devenir « faussaire révolutionnaire ». Jusqu’en 1971 (quand il prend sa retraite), il n’est sans doute pas un combat de libération, une cause révolutionnaire une résistance antifasciste qui n’ait bénéficié des « papiers » de Kaminsky[3.À titre d’exemple, Kaminsky, bien que n’étant pas sioniste, fournira des papiers aux rescapés des camps qui voulaient rejoindre la Palestine, comme il sera le pourvoyeur des combattants du FLN et des « porteurs de valise » pendant la guerre d’Algérie. Notamment à partir de son laboratoire clandestin à Bruxelles. Il s’en explique avec justesse dans sa biographie.]. Cet homme libre avait trois principes qui guidaient son action : « La gratuité, mon sacerdoce », dit-il. L’indépendance totale vis-à-vis des partis et des mouvements qu’il sert et le respect absolu des règles de clandestinité. Mais surtout, ajoute-t-il : « Mon implication au cœur de toutes ces luttes n’a été que la suite logique de mon action pendant la Résistance[4.Op .cit., p. 249.] ».
Pour Kaminsky, la photographie est d’abord un instrument vital pour le faussaire. Elle est indispensable à la reproduction des tampons et des différents documents qui permet la fabrication du « faux ». Mais, en même temps, avec la même netteté et précision du « technicien », Kaminsky est le photographe des ruelles de Paris de l’après-guerre et des petits métiers, celui dont le regard préserve un monde en voie de disparition. Le même qui clandestinement effaçait les traces des persécutés pour assurer leur survie. Il est doublement un photographe de l’ombre dont l’œuvre ne sera exposée publiquement pour la première fois qu’en 2012. La clandestinité du faussaire condamnait l’artiste à l’anonymat. Lui qui vivait le plus souvent confiné dans l’obscurité de son laboratoire se donnait – rarement – le droit à l’air libre et à la lumière naturelle. Son œuvre, proche de la photographie humaniste d’un Willy Ronis, est imprégnée de cette confrontation entre l’ombre et la clarté.