Travail
Accord UBT-Uber : aller vers un modèle de société souhaitable
09.12.2022
Cet article fait partie d’un ensemble de réactions publiées conjointement. Elles reposent d’abord sur un article de Jean-Paul Gailly et comprend également une réaction du Collectif des coursier·e·s et de l’UBT-FGTB.
Dans son article clairvoyant, J-P. Gailly fait le lien, très pertinent, entre l’accélération économique, la frénésie de vitesse et du just in time, et le démantèlement des conditions de travail, notamment par l’ubérisation (« ubérisation » désigne ici la prétention de certaines plateformes à prendre prétexte de leur manière « instantanée » de proposer des services, pour nier le droit du travail – prétendument incompatible – et nier jusqu’à la qualité de travailleur à leurs « prestataires »).
Depuis plus de cinq ans, la CSC, notamment avec ses branches CNE, Transcom et United Freelancers, est active sur ce front, dénonçant aussi l’immobilisme politique qui, consciemment ou non, fait le jeu du « fait accompli » que cherchent à imposer ces nouveaux acteurs.
Statut ?
Dans ce dossier, les organisations syndicales insistent beaucoup sur l’importance du « statut » du travailleur. En contraste avec l’argument-phare des plateformes : « Les livreurs ne veulent pas être employés ; l’attrait de cette “occupation” est la flexibilité de travailler quand ils le veulent, sans limite. »
Cette flexibilité est évidente pour les plateformes : elles rémunèrent leurs prestataires à la tâche, et donc uniquement si et quand il y a une commande. Le risque économique est entièrement sur les épaules des prestataires, puisque si la demande venait à diminuer, leur volume de travail serait instantanément réduit.
La flexibilité est par contre totalement illusoire pour le travailleur puisque certes il choisit quand il ne travaille pas, mais il ne choisit pas quand il travaille. Il choisit de se connecter à l’application, ce qui ne signifie nullement qu’il commence à être rémunéré ; il ne le sera que s’il y a une demande et que la plateforme décide de la lui confier, à lui plutôt qu’à un autre postulant. De facto, les travailleurs savent bien quand il faut travailler pour gagner sa vie : pour un livreur de repas, ce sont les journées de week-end et les soirs de semaine, soit justement les moments socialement réservés à la vie privée.
Mais le statut c’est aussi être reconnu comme travailleur et valorisé pour ses efforts. Sachant qu’en Belgique la majorité des livreurs ne sont ni salariés, ni même indépendants, que les plateformes les présentent comme des « non-professionnels », comme des tâcherons occasionnels, leur principale revendication est justement d’être reconnus comme des travailleurs comme les autres, et bénéficiant des mêmes avantages que les autres.
Indépendants ?
Lorsque les travailleurs insistent pour prester sous statut indépendant (ce qui est plus souvent le cas dans le transport de personnes), c’est justement pour constater que les plateformes ne permettent pas l’indépendance qu’ils revendiquent ; l’application numérique impose un contrôle total du chauffeur et de son interaction avec le client final, incompatible avec toute autonomie réelle.
Dès lors soit la plateforme respecte vraiment l’indépendance du prestataire (et elle change en profondeur son fonctionnement), soit elle assume sa prétention de contrôle et accepte le rôle d’employeur… avec les obligations et responsabilités que cela implique.
Un troisième statut
Ce que les plateformes façonnent et proposent, c’est un « 3e statut », qui combinerait les avantages (pour l’employeur) ou les désavantages (pour le travailleur), soit à la fois l’obéissance du salarié et l’absence de droits et de volume de travail convenu de l’indépendant.
C’est in fine refuser le compromis qui fonde nos sociétés : la reconnaissance de l’autorité patronale, en échange de certains garde-fous et du financement par ceux-ci d’une sécurité sociale.
C’est pourquoi certains rapprochent l’uberisation au « modèle anglo-saxon », qui n’est pas bâti sur la réciprocité des concessions (autorité patronale contre droits sociaux), et où le 3e statut existe légalement ; concrètement c’est un statut de travailleur au rabais, puisque privé de la majorité des droits.
Accord BTB-Uber
L’accord annoncé le 21 octobre entre BTB (la centrale transport de la FGTB) et Uber est, dans ce contexte, particulièrement malheureux. Certes l’organisation syndicale doit défendre ces travailleurs, sans attendre que leur statut soit reconnu (ce sera la conséquence de la lutte, pas le préalable).
Mais cela n’impose aucunement d’être « reconnu » comme syndicat représentatif par la plateforme.
D’abord ce n’est pas aux employeurs à choisir leurs interlocuteurs sociaux ; la reconnaissance vient du travail de terrain et du soutien des travailleurs. Un syndicat « adoubé par l’employeur » démarrerait d’éventuelles négociations dans une position bien faible et totalement illégitime.
Ensuite nous savons ce qu’implique cette « reconnaissance » : plusieurs plateformes, en recherche d’acceptation sociale, nous ont contactés, comme les autres syndicats, proposant le dialogue… pour autant qu’on ne remette pas en question la fiction du statut des travailleurs. Or l’essentiel (les barèmes de rémunération, les obligations de santé et de sécurité, l’organisation du dialogue social…) en découle ; que reste-t-il à discuter, si on retire tout cela ?
Au-delà des conditions de travail
L’action syndicale s’est beaucoup concentrée sur les conditions de travail, moins sur l’opportunité sociale des services proposés. Il est vrai que les deux vont de pair : obliger ces plateformes à respecter leurs travailleurs, c’est aussi leur faire comprendre qu’il n’est pas acceptable de proposer un service totalement flexible et instantané, car il faudrait plier en quatre les travailleurs qui assurent ce service, ce qui n’est pas socialement acceptable. La contorsion de chacun, tantôt roi quand il est client, tantôt esclave quand il est travailleur, doit trouver sa limite.
La nécessaire réflexion sur le modèle de société souhaitable et compatible avec la protection de l’environnement est souvent bridée par le chantage à l’emploi, auquel les syndicats sont sensibles. Il y a des saillies, comme lorsque notre centrale Transcom insiste sur la multimodalité et/ou le transport modal, ce qui implique un changement en profondeur des métiers et de l’organisation du travail.
Un questionnement encore plus détaché du réel qu’on veut nous imposer est indispensable. Peut-on, par exemple, poser cette question : « La livraison, la plus instantanée possible, la moins chère possible, de tout et n’importe quand, est-elle vraiment socialement souhaitable ? », et d’autres encore, plus inconfortables.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; manifestation nationale contre le gouvernement Michel en septembre 2016, prise par Salim Hellalet pour Solidaires.)