Politique
A l’épreuve du confinement, la société de contrôle prospère
11.04.2020
Nulle n’est égale[1.Dans cet article le féminin fera office d’indéfini.] dans la claustration. Entre l’écrivaine à la plume tiède et la prisonnière au barreau froid, il y a un monde. La première peut donner de sa cage dorée milles descriptions, écrire des odes à l’aube et à la nature printanière ; la seconde doit se contenter de ses murs familiers et ses horizons grillagés. Que peut écrire la migrante dans son centre fermé ? Une confession de son crime d’asile ou de son étrange croyance dans l’article 14 de la Déclaration universelle des droits humains ? Que peut écrire la sans-abri dans les rues vides ? Une litanie à ceux qui promettent, à chaque élection, de les reloger sans jamais s’en donner les moyens ? Et puis, qui publierait tous ces témoignages des confinés d’en bas ? Entre les copies de dépêches et les interviews du personnel politicien, il ne reste plus beaucoup de place dans les quotidiens – l’enquête a été enterrée il y a longtemps, alors le témoignage des gens de peu, vous pensez…
Pour une grande majorité, le confinement est une épreuve, un frein aux besoins de socialisation, au besoin de nature, au besoin d’exercer, simplement, son droit d’avoir des droits. Pour celles qui manquent déjà de droits, humains ou sociaux, il est une double peine. Pour les détenues, les demandeuses d’asile, les SDF, les précaires, les chômeuses, les allocataires sociales ; pour toutes les marginalisées il s’ajoute aux poids des inégalités déjà existantes. Ce sont ces femmes qui supportent, de plein fouet, les plus sévères privations. D’autant plus quand notre personnel politique refuse d’ouvrir les portes des prisons ou de régulariser les immigrées ; quand il détourne les yeux sur la politique de non-traitement des plus âgés que l’hôpital, surmené, mal équipé et à bout refuse dans ses services de réanimation…
Qui contrôle qui ?
Dans le chef de nos politiciennes, le confinement a une signification très claire, il est un synonyme de contrôle. La population, pour son propre bien, doit être dirigée, régimentée, disciplinée. La santé publique, devenue sans transition le Bien public, légitime une réduction considérable des libertés individuelles et publiques. Le confinement, ne l’oublions pas, est une oppression. Aujourd’hui, il ne se justifie que dans la mesure où il peut éviter des morts parmi les plus faibles ou les plus à risque. Son essence est d’être temporaire, exceptionnelle et de ne pas être aimable. Or, qui contrôle les contrôleurs ? Les niveaux de pouvoirs se mordent les coudes, la cacophonie ambiante – typique de notre système politique dysfonctionnel – n’a jamais été aussi forte. La faiblesse des médias n’a jamais été aussi patente, même si des journalistes essayent, contre vent et rédaction, de traiter la réalité au-delà de la communication politique lénifiante des ministères…
Or à quoi assistons-nous ? A une application très inégale des mesures de répressions liées au confinement. Dans les beaux quartiers de Bruxelles, les voitures de police sont applaudies à 20h avec les soignants, les patrouilles sont bien présentes mais elles avertissent surtout, au pire elles font tonner quelques fois leurs sirènes ! Au contraire, dans les quartiers paupérisés, on distribue généreusement les amendes, voire on arrête manu-militari. Pas un jour ne passe sans que des vidéos ne tournent sur les réseaux sociaux montrant des interventions musclées. En France, où la parole raciste est de plus en plus libérée, on peut entendre ou lire partout des métaphores sur les banlieues infectées, infectieuses, qui rappellent les pires propagandes antisémites et leurs imaginaires égoutiers.
Juger à l’emporte-pièce
C’est aussi aujourd’hui qu’on peut prendre la mesure des effets liberticides des politiques urbaines mises en place ces dernières décennies. Ce sont les places, ouvertes et lisses, sur lesquelles la surveillance est la plus facilitée. Étant par nature des lieux de vie pour les plus marginales – sans-domiciles, migrantes, jeunes – elles sont les plus monitorés par la force publique. Leur architecture révèle sa nature : être exposé au contrôle du regard, ne connaître aucune aspérité permettant de s’y soustraire, offrir des routes pour intervenir, déloger, arrêter… Tendre, au fond, vers le fantasme d’une société panoptique, où l’État serait capable de tout voir et donc de tout contrôler. Les parcs résistent encore relativement à cette logique et pousse du coup à des expéditions plus importantes et plus nombreuses. Et ne parlons pas des dénonciations anonymes ou non, des personnels de santé harcelés par leurs voisines ou ciblés par de lâches corbeaux…
Une partie de la population défend sans aucun doute cette extension des moyens de contrôle – mais le fait-elle pour les bonnes raisons ? On peut lire ces dernières semaines beaucoup de réactions outrées ou indignées devant le manque de solidarité des déconfinés, de celles qui pendant quelques jours se sont accrochées à leurs routines en fêtant le début du confinement ou en envahissant les parcs alors que les premiers jours de claustration forcée se révélaient aussi être les premiers du printemps. Cette virulence dans la dénonciation illustre plus de la tendance des réseaux à tout juger sans recul et avec une immédiateté presque totale que d’un vrai défaut de solidarité chez les « gens » – catégorie généralisante mais néanmoins souvent associée à des pré-requis de classe, les « gens » étant souvent considérés comme moins éduqués, voire moins intégrés que les bonnes citoyennes respectant à la lettre les ordres du gouvernement.
Comment en vouloir à celles qui notent avec une noire ironie, parfois désespérée, que cette vertu soudainement érigée en orthodoxie massive et universelle était bizarrement absente des débats publics sur la santé ces dernières années ? Aujourd’hui, les vieilles crèvent dans des maisons de repos qui étaient déjà, hier, des mouroirs. Aujourd’hui, les hôpitaux crient à la famine qui était, hier, une politique officielle de dégraissage très correcte, justifiée avec les mots savants de « dette » et de « responsabilité ». Aujourd’hui les politiciennes peuvent dire tout l’inverse d’hier et prétendre pourtant à l’immunité des situations de guerre. C’est à se demander si les honnêtes gens ont une mémoire ou si elles n’ont pas peur du ridicule.
Lueur d’espoir
Le confinement est en train de remettre la question sociale et celle du travail sur le devant de la scène – en démontrant malheureusement pour les capitalistes que ce sont les travailleuses qui créent leur richesse, pas leurs conseils d’administrations ou leurs actionnaires – il est aussi en train de reposer la question du recul des libertés publiques devant le contrôle étatisé ou privée. Une commission d’enquête parlementaire ne fera pas tout ; on peut déjà espérer qu’elle n’accouche pas d’un compromis mou si courant en Belgique. Il faudra aussi, à l’issue de l’état d’exception, parler du contrôle quotidien, des technologies qui le permettent et qui s’étendent. Parler d’une démocratie où le commun des mortelles n’a pas voix au chapitre quand on lui retire le droit de se déplacer, de se réunir, de lutter ensemble…
La réaction des pays occidentaux devant une menace sanitaire relativement faible (comparée aux morts annuels qu’on doit à la pollution ou la cigarette par exemple) est peut-être le seul signe vraiment encourageant du confinement. La vie humaine doit importer encore. Quand on voit le retard à l’allumage des populistes de droite (Johnson, Trump) et le jusqu’au boutisme des néo-fascistes type Bolsonaro, on peut quand même se réjouir, un peu, de vivre dans des sociétés où l’humanisme pèse encore suffisamment. Il faudra s’en souvenir quand des experts viendront réclamer à corps et à cris le serrement des bourses et la Grande Austérité comme réponse à la crise… et quand la classe politique voudra réenclencher la machine, comme si de rien n’était, et poursuivre des politiques qui affaiblissent justement l’humanisme et la solidarité de nos sociétés au profit de l’égoïsme et de l’aveuglement des marchés.