Politique
À Bruxelles, la fin des loyers abusifs ?
17.12.2021
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).
Avec une moyenne de revenus plus basse et des loyers plus élevés que dans les autres régions du pays, Bruxelles vit depuis plusieurs décennies une crise du logement abordable qui s’aggrave continuellement. S’il fallait quelques chiffres pour en attester, mentionnons que les loyers en Région bruxelloise augmentent sensiblement plus vite que l’inflation : en plus de l’indexation légale annuelle, les prix sont montés de 20 % entre 2004 et 2018[1.M.-D. De Keersmaecker, Observatoire des loyers. Enquête 2018, Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale, disponible sur slrb-bghm.brussels.], provoquant un décrochage des salaires par rapport au coût du logement. En moyenne, on observe quasiment une augmentation de 20 % du coût du loyer tous les 10 ans depuis 40 ans, sans que les revenus ne suivent. La part des revenus affectée au loyer progresse en permanence, principalement pour les bas revenus qui doivent chaque mois mobiliser plus de la moitié de leurs revenus au logement.
Face à ces constats, une des nombreuses pistes d’action du Plan d’urgence logement du gouvernement bruxellois consiste en l’instauration d’une commission paritaire locative (CPL), chargée d’examiner la justesse du loyer. Les travaux, laissés à l’initiative du Parlement régional, ont abouti début octobre 2021.
De quoi s’agit-il ?
Le principe est simple : en cas de soupçon de loyer abusif, le ou la locataire peut demander l’avis d’une commission, composée paritairement de représentants des deux parties (les modalités de composition et de fonctionnement doivent encore être arrêtées par le gouvernement, mais il s’agira probablement des associations d’insertion par le logement d’une part, et des syndicats de propriétaires de l’autre). Est présumé abusif un loyer dépassant de 20 % le loyer de référence établi par une grille indicative des loyers. Le ou la propriétaire peut renverser cette présomption si le bien présente des éléments de qualité qui justifient la différence de prix. Inversement, un loyer peut aussi être considéré abusif s’il ne dépasse pas de 20 % le loyer de référence mais si le bien loué présente des défauts de qualité substantiels, liés au logement ou à son environnement. La possibilité existe également pour le ou la propriétaire de saisir la commission après le premier triennat du bail, si le loyer exigible est inférieur de 30 % au loyer de référence, notamment parce qu’il n’aurait pas évolué entre baux successifs ou que le quartier aurait gagné en attractivité.
En cas de constatation d’un loyer abusif, la commission propose une conciliation amiable portant uniquement sur le montant du loyer. Si les parties se mettent d’accord, le nouveau loyer proposé entre en vigueur. À défaut, les parties peuvent demander au juge de paix de trancher le litige, l’avis de la CPL n’étant pas contraignant.
Le dispositif soulève beaucoup de questions quant à l’évaluation du loyer juste, la définition des défauts de qualité substantiels, le caractère non contraignant des avis, voire même sur son essence, fondamentalement différente d’un encadrement strict des loyers.
La grille des loyers, un bon outil ?
L’enthousiasme associatif à l’annonce des travaux parlementaires reposait en grande partie sur un constat : la grille indicative des loyers de 2017 (grille Frémault) augurait d’un dispositif potentiellement favorable aux locataires précaires, puisqu’elle renvoyait, pour un bien donné, des valeurs théoriques généralement inférieures à ce que les usager·es des associations payaient réellement. On pouvait donc espérer baisser des loyers abusifs en vertu de cette grille. Le gouvernement a toutefois décidé de retarder l’entrée en vigueur de la CPL afin d’actualiser la grille indicative, de sorte que les loyers de référence reflètent mieux les prix du marché. Une mission d’étude a été confiée à des chercheur·es de l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (ULB-Igeat) qui, à l’issue de leurs travaux, ont lancé un signal d’alerte[2.H. Périlleux et P. Marissal,« En finir avec la grille des loyers… et la rente locative ! », 20 septembre 2021.] : l’actualisation de la grille indicative des loyers et sa meilleure adéquation au marché rendra plus difficile, voire inopérante, la saisine de la commission pour les locataires les plus vulnérables. La grille de 2017 appliquait une évolution plus ou moins linéaire des loyers en fonction de la taille du logement, or les chercheurs de l’Igeat montrent que sur le marché réel, le prix relatif par mètre carré est plus élevé pour les petits logements (généralement les plus modestes). La valeur marginale des premiers mètres carrés est beaucoup plus grande car elle correspond en quelque sorte à un coût minimal pour le simple fait de se loger. Une grille calquée sur le marché augmentera le loyer exigible pour ce type de logements.
Le principe même de se référer au marché pour juger de la justesse d’un loyer pose problème dans la mesure où les valeurs moyennes et médianes sont directement influencées par l’ensemble des loyers… y compris ceux qui seraient abusifs.
Quelles alternatives à la référence au marché ?
Un autre modèle consiste à moduler la grille des loyers en fonction de l’ensemble des caractéristiques et équipements du logement, mais cette démarche présente aussi des limites. En pratique, il est impossible de référencer l’ensemble des logements en location et leurs équipements pour définir un logement type et, à considérer que l’on puisse dégager une typologie et des caractéristiques moyennes des logements, comment valoriser de manière absolue l’effet d’une caractéristique supplémentaire sur le loyer ?
La toute première grille indicative élaborée par la Région bruxelloise en 2012 (grille Picqué) qui suivait ce modèle, donnait lieu à des résultats aberrants : la présence d’un vidéophone, équipement relativement insignifiant dans le confort et l’habitabilité d’un logement, pouvait faire varier le loyer de référence de plus de 60 euros par mois. La présence d’une douche supplémentaire dans la baignoire était valorisée à plus de 100 euros, sans considération de la vétusté éventuelle.
Aux Pays-Bas, c’est un système à points qui définit le loyer maximal exigible. La taille du logement et les divers équipements fournissent un nombre de points, rapportés à une grille de prix. En Suède, le mécanisme historique constituait à lier les loyers des logements privés aux loyers des logements publics : les pouvoirs publics et les associations de locataires fixaient les prix des logements publics, le marché privé étant plafonné à 5 % au-dessus de ce prix. Le système, jugé illégal par la Commission européenne, a été assoupli[3. Le lien avec les loyers des logements publics a été supprimé.] mais il s’agit toujours d’un réel mécanisme contraignant d’encadrement des loyers avec valeur impérative, là où la Région bruxelloise met en œuvre un système qui s’apparente à de la conciliation à l’initiative d’une des deux parties et sans sanction financière ou pénale pour le propriétaire.
Comment juger des défauts de qualité ?
Nous l’avons vu plus haut : retenir des critères de qualité pour établir une grille de loyers applicable à l’ensemble du parc n’est pas chose aisée. En pointant les défauts de qualité substantiels du logement comme éléments constitutifs d’un loyer potentiellement abusif, l’ordonnance octroie à la CPL un pouvoir d’appréciation important. Ce pouvoir d’appréciation au cas par cas est intéressant dans l’optique d’une lutte effective contre les loyers abusifs sur les segments les plus modestes du marché locatif. En effet, parmi les petits logements (0 ou 1 chambre), des biens de très mauvaise qualité sont parfois loués plus chers que des logements simplement vétustes mais conformes, effet pervers du marché que l’Observatoire des loyers semble confirmer. Deux points d’attention sont toutefois à souligner quant à ce pouvoir d’appréciation.
Tout d’abord, comme le souligne le Conseil d’État, une définition a minima de critères de qualité qui guideraient la commission dans son évaluation est nécessaire afin de garantir la sécurité juridique des parties et la prévisibilité des recours. Les critères actuellement repris dans la grille Frémault pour revoir un loyer de référence à la hausse ou à la baisse sont particulièrement limités.
Ensuite, dans les débats sur la justesse du loyer au regard des qualités d’un logement, une confusion intervient souvent entre qualité et insalubrité. Or les normes de « sécurité, de salubrité et d’équipements élémentaires[4.Au sens du Code bruxellois du logement, art. 4. ] », qui sont les seules normes impératives en droit bruxellois, ne constituent aucunement des critères négociables. Elles ne sont pas des critères de qualité du logement pouvant donner lieu à révision du loyer mais bien des critères de conformité obligatoires préalables à la mise du logement sur le marché locatif, et ce afin de garantir une occupation sans danger par le ou la locataire. Leur enfreinte ne donne pas lieu à révision du loyer mais entraîne bien l’imposition de travaux, voire la caducité ou la nullité du bail. Bien que les motivations du législateur lors des débats parlementaires semblaient exclure ces normes minimales du champ d’appréciation de la commission quant aux défauts de qualité du logement, le texte ne prévoit pas explicitement qu’un dossier concernant un bien soupçonné d’insalubrité soit automatiquement renvoyé à l’inspection régionale du logement. Il sera donc utile de suivre ce que les arrêtés d’application de l’ordonnance prévoiront quant à ce cas de figure, car il serait douteux qu’une conciliation aboutisse à « normaliser » un cas d’insalubrité sous prétexte de loyer réduit.
Pourquoi pas un avis contraignant ?
L’essentiel du débat politique et juridique dans ce dossier a porté sur le caractère indicatif ou contraignant de l’avis de la CPL. Dans ses avis sur la proposition d’ordonnance de la majorité (PS-Ecolo-Défi / Groen-SP.A-OpenVLD) et une proposition alternative de l’opposition (PTB), le Conseil d’État a adopté une position assez restrictive quant à l’étendue des « compétences implicites » de la Région bruxelloise. Très grossièrement, le législateur bruxellois, compétent pour les baux à loyer, ne pourrait en l’occurrence pas empiéter sur les compétences de l’État fédéral (justice) pour créer un organe juridictionnel extra-judiciaire, car toutes les conditions pour ce faire ne seraient pas remplies. La CPL ne pourrait donc pas produire d’avis contraignants pour le juge de paix, ou encore d’avis réputés s’imposer aux parties à défaut d’un recours devant ce même juge. La proposition du PTB allait encore plus loin et permettait au locataire de réviser unilatéralement son loyer en cas de loyer abusif, disposition que le Conseil d’État a jugé contraire à la liberté contractuelle et à la compétence exclusive du juge de paix.
Ces avis induisent-ils, comme invoqué par des opposants au dispositif, qu’il est impossible de mettre sur pied un système plus contraignant ? Probablement pas[5. Sans entrer dans des considérations très techniques, notons que l’ASBL Habiter Bruxelles (service social de la FGTB) a produit un argumentaire juridique très pointu tendant à montrer que l’interprétation du Conseil d’État est très restrictive, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle contenant au moins un exemple d’institution d’organe juridictionnel extra-judiciaire sur base des compétences implicites.]. L’avis du Conseil d’État n’a pas porté sur le principe d’encadrement des loyers mais bien sur la compétence de la CPL pour faire respecter l’obligation par le propriétaire de proposer un loyer raisonnable, compétence réservée d’après lui au juge de paix. Par contre, le Conseil d’État rappelle bien qu’une limitation du droit de propriété est possible pour raison d’intérêt public, à condition de ne pas être disproportionnée, arbitraire et imprévisible. On peut le dire, la composition très hétéroclite de la majorité bruxelloise, nécessitant un compromis âprement négocié, a probablement constitué un frein à l’adoption d’un dispositif plus ambitieux et courageux.
Qu’attendre de la CPL ?
Le Syndicat national des propriétaires et copropriétaires (SNPC) ayant annoncé son refus de siéger, on peut se demander si la commission n’est pas tuée dans l’œuf, et quels acteurs représentatifs le gouvernement pourra mobiliser. L’arrêté à venir devra le préciser.
À considérer qu’elle soit instituée, plusieurs points d’interrogation subsistent quant à la réelle efficacité de la CPL à atteindre l’objectif poursuivi.
Tout d’abord, la référence au marché pour juger du caractère abusif d’un loyer ne permettra très probablement pas de tirer les prix vers le bas d’une manière générale, d’autant que les propriétaires pourront y avoir recours pour corriger les loyers trop bas. Tout au plus les écarts autour des valeurs moyennes ou médianes seront-ils corrigés, avec le risque de voir certains loyers augmenter. Dans l’hypothèse la plus optimiste, la CPL opérera comme facteur de régulation pour empêcher les excès futurs, et ce à condition que la grille indicative ne soit plus actualisée à l’avenir, ce qui est loin d’être acquis. Si la grille devait continuer à suivre l’évolution du marché, considérer comme juste un prix de 20 % au-delà du loyer de référence reviendrait à normaliser quelques années plus tard des loyers considérés aujourd’hui abusifs.
À ce sujet, les réflexions de l’Igeat quant à la nécessité de trouver un dispositif de limitation de la rente locative semblent intéressantes. Elles nécessitent de mieux connaître le marché locatif et surtout, la structure de la propriété. Ajoutons que, même sans CPL, une disposition limitant la hausse des loyers entre baux courts successifs existe déjà dans la réglementation sur le bail mais qu’à l’instar de nombreuses autres dispositions légales en matière de logement (comme l’obligation de disposer d’un certificat PEB ou des entretiens des installations), le respect de cette obligation n’est pas réellement contrôlé, faute d’un enregistrement effectif des baux qui permettrait de suivre l’évolution des loyers pour un même bien.
Ensuite, compte tenu du caractère non contraignant des avis, on peut légitimement se demander si les locataires précarisés auront les reins assez solides pour engager des procédures judiciaires longues et coûteuses en vue de faire exécuter les avis favorables. Notons qu’à l’heure actuelle, dans de nombreux litiges liés au logement, la charge des procédures pour faire contrôler le respect des obligations du propriétaire repose déjà sur les épaules de la partie la plus vulnérable, à savoir le ou la locataire[6.Il lui revient en effet de mettre le ou la propriétaire en demeure pour l’enregistrement du bail, ou encore de porter plainte en cas de soupçon d’insalubrité, les mécanismes de contrôle a priori étant inexistants.]. Les avis de la CPL pourraient à tout le moins constituer un élément probant en leur faveur dans les processus de contestation du loyer devant le ou la juge, tandis qu’aujourd’hui, les demandes en ce sens sont, dans une large mesure, refusées faute de cadre légal clair, ou encore au motif que la liberté contractuelle permettrait au locataire de ne pas accepter le loyer proposé.
Enfin, pour terminer sur une note positive, l’avancée principale du dispositif consiste en l’introduction dans le droit bruxellois relatif aux baux d’habitation, du principe de loyer non abusif et de la faculté pour le ou la juge de limiter un loyer sans autre considération que les qualités intrinsèques du logement. Actuellement, les principaux motifs pour lesquels un loyer peut être revu à la baisse sont le trouble de jouissance ou le vice de consentement[7.Dans le premier cas, le ou la locataire ne peut pas jouir pleinement de son logement tel que défini dans son bail pour cause de dégâts, travaux, etc… Dans le second cas, il ou elle doit prouver qu’il ou elle a contracté sous la contrainte, ou par erreur, ou encore que son consentement a été « surpris par dol » (art 1109 du Code Civil).], mais aucun de ces motifs ne permet de contester un loyer pour la seule raison qu’il est manifestement abusif dans un cadre supposé de liberté contractuelle. Traditionnellement, la Belgique est relativement à la traîne en matière de limitation de la rente locative et de régulation du marché locatif. En ce sens, on pourrait considérer l’instauration de la CPL comme le premier pas d’une révolution culturelle qu’il faudra nécessairement concrétiser dans la jurisprudence, en accompagnant les locataires, en obtenant des victoires, et surtout en maintenant la pression sur l’agenda politique pour améliorer le dispositif, voire le remplacer par un modèle plus ambitieux.