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Inclusion et exclusion des femmes des arts de la scène

Jusque récemment, on ne disposait pas, en Belgique francophone, d’étude exhaustive sur la parité, ou son absence, dans les arts de la scène. Ce manque contribuait à invisibiliser un problème bien réel : les femmes sont majoritaires au sein des promotions mais minoritaires à la tête des institutions les plus importantes et dans le cadre enseignant.

Cet article a paru dans le n°117 de Politique (septembre 2021).

« Nina – Je sais maintenant, je comprends Kostia, que dans notre métier, artistes ou écrivains, peu importe, l’essentiel n’est ni la gloire ni l’éclat dont je rêvais ; l’essentiel, c’est de savoir endurer. Apprends à porter ta croix et garde la croyance. »

La Mouette de Tchekov

La Deuxième Scène[1.L’étude La Deuxième Scène Acte 3, présentée dans cet article, a été commanditée par Écarlate La Compagnie. Une vingtaine de personnes ont contribué à sa réalisation. Elle comporte trois parties : une étude universitaire dirigée et réalisée par Rachel Brahy et Nancy Delhalle de l’ULiège ; une étude complémentaire réalisée par La Chaufferie-Acte1 qui en assure la veille statistique sexuée ; et enfin une approche exploratoire intersectionnelle menée par Jacinthe Mazzocchetti de l’UCL. L’étude a bénéficié d’un comité d’accompagnement dirigé par Alexandra Adriaenssens. Pour ce qui est de la méthodologie, des sources, du traitement des données et de l’ensemble des résultats, consulter le site du projet. Cf. https://www.deuxiemescene.be/.] est née il y a 5 ans déjà, au cours d’une discussion qui rapportait une énième remarque sexiste d’une direction de lieu culturel. Lassées de savoir qu’en cas de plainte, la personne serait confrontée, au mieux à un hochement de tête compréhensif, au pire à un haussement d’épaule, mais que rien ne changerait, nous décidons de nous lancer dans ce projet.

Si, au départ, l’aventure a pu nous sembler impossible, il est important de relever à quel point le contexte a joué. Le hashtag #MeToo, l’affaire Wein­stein et les autres scandales ont non seulement rendu visible le profond déséquilibre de la place des femmes dans la société et dans le secteur artistique, mais ils ont également rendu perceptible la résistance des femmes, la capacité d’alliance, la sororité internationale qui était possible à ce moment donné de notre histoire. C’est un quadruple alignement de signes : les droits des femmes qui régressent dans ce qui était anciennement désigné comme « le bloc de l’Est » et qui nous exhorte à une vigilance accrue, le mouvement contestataire international #MeToo, la presse et les réseaux sociaux qui dévoilent à une échelle jamais imaginée les scandales et la situation inédite en Belgique francophone d’une femme ministre de la Culture et des Droits des femmes. C’est dans ce contexte que sont nées les autres mouvement F.(s)[2. Lire dans la suite de ce numéro la contribution de F.(s) sur la réforme du statut de l’artiste. (NDLR)] et Pouvoirs et Dérives[3.Dont la première restitution des résultats de l’étude s’est tenue en octobre 2020, cf. www.bellone.be.] dont nous nous déclarons solidaires.

Un manque de données criant

Quand nous avons lancé ce projet d’étude, la Flandre disposait déjà de chiffres. En Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), voici ce qu’écrivait en juin 2019 Alexandra Adriaenssens, directrice de l’Égalité des Chances du ministère de la FWB : « Les données désagrégées par sexe restent rares. Dans le domaine culturel, elles sont inexistantes. Que cela soit en matière d’audience, de public, du nombre d’opérateurs soutenus par secteur par la FWB, nous ne saurons rien en matière d’(in)égalité des femmes et des hommes[4.A. Adriaenssens, « La culture en chiffre et les femmes ? », Culture & Démocratie, n°50, juin 2019.]. »

Et voici comment Nadine Plateau, administratrice de Sophia, réseau bicommunautaire des études de genre, complétait ce constat : « En dépit du travail fourni par la Direction de l’Égalité des Chances pour sensibiliser et former les fonctionnaires et autres décisionnaires à l’égalité de genre, les quotas ne sont pas toujours respectés, les chiffres concernant la répartition femmes/hommes pas toujours ventilés et l’argent public encore majoritairement attribué à des projets portés par des hommes[5.N. Plateau, « La culture à l’épreuve des féminismes », ibid.]. »

Quand, en France, le gouvernement s’empare enfin de la question et lance son premier rapport officiel en 2006 les chiffres du rapport Reine Pratt[6.Cf. R. Prat, « De l’interdit à l’empêchement », https://www.sisilesfemmes.fr/les-rapports-reine-prat/, 13/02/2020.] montrent qu’il existe à l’époque plus de femmes à des postes de responsabilité dans l’armée que dans la culture. Évidemment, la figure de l’artiste rebelle à l’avant-garde des questionnements sociétaux en prend un sacré coup, mais rien qui ne surprenne toutes celles qui essayaient de dénoncer la situation depuis des années. Il faut se rendre compte que les femmes artistes font, dès l’école, face à cette situation inégalitaire.

Dans les écoles supérieures d’art en Belgique, on apprend en cours d’histoire que les rôles de femmes ont été longtemps joués et écrits par des hommes pour des hommes. Et pourtant, toute l’histoire concernant le moment où les femmes ont commencé à jouer et les incidences que cela a eu sur la dramaturgie sont absentes des programmes : comment les écrivains ont modifié leur façon d’écrire, comment les costumes, les scénographies ont évolué, quelles sont les pièces écrites par les femmes, à partir de quand, quelles étaient leur statut social, étaient-elles reconnues, pourquoi n’en trouvons nous plus trace, etc…

Il s’agit d’un grand impensé des pédagogies artistiques qui contribue à l’absence de modèles féminins et au sentiment d’imposture éprouvé par certaines femmes postulant à des endroits de pouvoir. C’est à partir de ce constat qu’il nous a semblé important d’œuvrer en plusieurs endroits, de travailler à compléter les matières transmises dans les écoles pour que les femmes soient visibilisées dans l’histoire aussi.

L’absence des femmes se retrouve dans de multiples domaines au niveau mondial, alors qu’elles représentent 51 % de la population. Il y a une prise de conscience et un combat contre cette invisibilisation se met en place, notamment grâce à la production d’études car si ce n’est pas documenté, l’inégalité ne peut être avérée. D’où l’importance de statistiques pour améliorer la connaissance des situations inégalitaires, et donc de cette étude inédite en FWB, afin de questionner le secteur et les politiques et de réfléchir ensemble concrètement à que mettre en place.

Sous-représentées aux postes d’enseignement

Plongeons maintenant dans le vif du sujet. Imaginez une jeune femme, votre fille, votre sœur, votre filleule, quelqu’une de vos connaissances qui sort tout juste de l’enseignement secondaire et qui décide, malgré vos réticences et vos récriminations, d’embrasser une carrière artistique en art vivant. Appelons-la Bintou. Imaginons que parmi une foule d’autres jeunes femmes, elle parvienne à être sélectionnée pour intégrer une des sept écoles supérieures d’art : l’un des trois conservatoires (Mons, Liège et Bruxelles), l’Insas (Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion), l’IAD (Institut des arts de diffusion), La Cambre ou encore l’Esac (Ecole supérieure des arts du cirque). Elle choisit le théâtre et elle rencontre durant les auditions d’entrée une jeune femme sympathique toute aussi ambitieuse que nous appellerons Sarah.

Grâce au Centre des arts scéniques (CAS), nous pouvons établir le pourcentage de diplômé·es depuis 1981 parmi les sept écoles, tel un aperçu éclairant de l’environnement dans lequel nos vaillantes héroïnes vont traverser leur scolarité : qui sont leurs camarades, quelle est la composition de leur classe ? Les données indiquent que sur une période de presque 40 ans, de 1981 à 2019, ce sont une majorité de femmes (59 %) qui sont sorties diplômées de ces écoles supérieures d’art.

En ce qui concerne le personnel de direction et d’enseignement supérieur artistique, l’étude de l’ULiège, qui se base sur les données des 7 écoles déjà citées (Insas et IAD, uniquement filière théâtre), présente les données par regroupement d’établissements et sur base d’équivalents temps plein (ETP), soit l’unité de volume global d’emploi par an. Pour l’année académique 2018-2019, pour 6 écoles (données Insas manquantes), le total d’ETP relatif aux postes de direction est réparti comme suit : 84,25 % de personnel qualifié d’homme et 15,75 % de personnel qualifié de femme, incluant postes définitifs et temporaires. Entre les années académiques 2015-16 et 2018-19, pour les postes temporaires et définitifs du personnel enseignant des sept écoles, on constate que la répartition hommes/femmes est stable, mais avec un ratio de deux tiers, un tiers en faveur de la population masculine[7.66,57 % de personnel qualifié « d’homme » et 33,43% de personnel qualifié de « femme ».].

L’accès à des données basées sur le « nombre de membres du personnel de chaque sexe », malheureusement non exploitables lors de la réalisation du rapport, offre une autre lecture de la réalité : il y aurait plus de femmes que d’hommes dans le personnel enseignant de certaines écoles. Ce constat reflète qu’il y a plus de femmes qui dispensent des cours, mais leurs charges de cours sont plus petites ou plus précaires (postes temporaires par exemple). Les données rapportées en équivalents temps plein montrent donc qu’il y a plus d’hommes. Par ailleurs, nous constatons une sorte d’inversion de la proportion entre la population d’étudiantes diplômées et le personnel enseignant féminin.

Le travail déjà réalisé pour cette partie de l’étude est important, mais il comporte encore des zones qu’il faudrait explorer, comme :

  • La répartition genrée des élèves qui aspirent à intégrer les écoles (celleux qui passent les concours d’entrée).
  • Les matières enseignées (combien d’auteurs ? combien d’autrices étudiées ?).

Nous avons bien une idée des réponses mais les résultats ne sont pas encore objectivés.

Les grandes absentes des écoles d’arts

« Le théâtre n’est pas une opération magique, en Occident du moins, mais bien une cérémonie ordonnée et lucide d’intrusion de l’imaginaire dans les structures et la vie des groupes qu’elle conforte, contredit ou ébranle » (Robert Abichared, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978).

Notre postulat est le suivant : les écoles n’ont pas intégré les découvertes sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art ni ne se sont intéressées à la richesse du matrimoine de l’ancien régime, ce sont donc les « grands classiques » masculins qui sont encore travaillés, ce qui a des conséquences.

Quand ils travaillent autour des œuvres du répertoire, les professeurs d’interprétation, plutôt que de renouveler ce dernier et prendre le risque de s’attaquer à des pièces qu’iels ne connaissent pas – ce qui rendrait leur statut « d’expert·es » plus fragile et qui ajouterait du travail – divisent ou doublent les rôles féminins, tandis que les apprentis acteurs défendent des rôles sur l’entièreté de la pièce. En termes de pratique, les futures comédiennes sont donc lésées parce qu’elles ne s’exercent pas à défendre un rôle dans la continuité et qu’elles pratiquent moins.

Même lorsque le ou les rôles féminins sont importants dans la pièce, le fait de ne travailler majoritairement que des rôles de femmes écrits par des hommes réduit les perspectives dramaturgiques. En effet, ces personnages sont souvent limités historiquement dans leur puissance d’action dramatique, pris dans des rapports de domination genrés et perpétuant des systèmes d’oppression. C’est tout le manque qu’occasionne l’absence de travail sur les œuvres produites par des femmes, notamment celles de l’ancien régime qui, bien que s’inscrivant dans leur époque, convoquent et évoquent pour certaines des formes de résistance inédites, des critiques acerbes sur la place des femmes et des héroïnes hors normes en prise avec le pouvoir.

Comment espérer susciter des vocations si on ne présente pas de modèles inspirant d’autrices ? Le tout contribue très concrètement et insidieusement à une banalisation de l’hégémonie masculine, alors même que les étudiant·es ne sont pas encore dans le milieu professionnel.

Des directions majoritairement masculines

Au sortir de l’école, il est intéressant également de comprendre dans quel type d’environnement professionnel Bintou et Sarah vont faire leurs premiers pas. Intéressons-nous d’abord à la part des femmes dans quelques métiers des arts de la scène et dans la répartition de différents types de bourses et aides.

Un petit rappel est nécessaire avant d’analyser la part des femmes dans les métiers artistiques et artistico-techniques. Les matières culturelles relevant principalement des Communautés, nous avons décidé d’analyser la parité au regard du budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) dévolu aux Arts de la scène (un peu moins de 110 millions d’euros en 2021), comprenant différents programmes (transversal, théâtre, musique, art de la danse, arts du cirque-arts forains et de la rue, conte, interdisciplinaire). Au sein de ces programmes, nous avons retenu une série de « grandes maisons » dont la subvention est supérieure à 1 million d’euros par an : les trois opérateurs les plus subventionnés dans les programmes théâtre, danse et interdisciplinaire à savoir le Théâtre national (Bruxelles), Charleroi danse et Mons-arts de la scène (Mars) ; pour les Centres scéniques, le Théâtre de Liège, l’Atelier-Théâtre Jean Vilar (Louvain-La-Neuve), le Théâtre Varia (Bruxelles), le Théâtre de Namur et enfin le Théâtre de l’Ancre (Charleroi).

Sur base des programmes papier et des sites internet de ces 8 principaux opérateurs, nous avons étudié un total de 632 spectacles sur 3 saisons (allant de 2018-2019 à 2020-2021), et avons retenu une série de métiers pour étudier la part des femmes dans les métiers artistiques et « artistico-techniques »[8.Pourcentages pour la saison 2020-2021. L’entièreté des données est disponible via l’étude de La Chaufferie-Acte1, disponible sur https://urlz.fr/gewu.] :

  • auteur 61 % – autrice 39 %
  • metteur en scène 56 % – metteuse en scène 44 %
  • acteur 54 % – actrice 46 %
  • scénographe homme 50 % – scénographe femme 50 %
  • assistant 35 % – assistante 65 %
  • créateur lumières 78 % – créatrice lumières 22 %
  • créateur son/musique 87 % – créatrice son/musique 13 %
  • créateur costumes 21 % – créatrice costumes 79 %
  • régisseur 85 % – régisseuse 15 %

Mais Bintou ne désespère pas. Depuis qu’elle est sortie du conservatoire, elle rêve de monter une pièce. Bien sûr ce n’est pas à l’école qu’on lui aura fait découvrir Arrie et Pétrus, un chef d’œuvre de tragédie écrite en 1702 par Marie-Anne Barbier. Mais ses lectures personnelles éclairées compenseront le manque, parce que son ou sa mentore lui aura expliqué qu’il règne une certaine inégalité dans le secteur. Aussi, elle décide que sa première aventure de mise en scène sera cette Arrie et Pétrus. Dans le rôle d’Arrie, elle rêve d’engager Sarah, qui commence à passer des auditions. Pour réaliser son projet, Bintou a le choix entre plusieurs processus de mise au travail.

Il faut ici distinguer le système des bourses de celui des aides au projet.

Une bourse est un soutien de la FWB envers une personne physique pour un projet de recherche, de formation ou d’expérimentation contribuant au développement de son parcours professionnel. Les enveloppes peuvent aller de 1 000 à 6 000 euros maximum. Nous pouvons constater que les bourses sont plus « féminines », mais pour un montant total accordé en moyenne dix fois moins élevé que les aides au projet pluriannuel, et vingt fois moins élevé que les aides au projet annuel[9.En 2019, 4 bourses attribuées à des hommes et 17 bourses attribuées à des femmes, pour un montant total accordé de 109 819 euros. Cette même année, le montant total accordé pour les aides au projet pluriannuel était de 1 819 326 euros en 2019 et pour les aides au projet annuel de 2 384 453 euros.].

Une aide au projet est une aide financière accordée par la FWB à une personne physique ou morale en vue de soutenir la réalisation d’un projet déterminé. Il s’agit soit d’un projet annuel ou ponctuel, soit d’un projet pluriannuel dont les activités se déploient sur une période de 2 ou 3 ans. Dans l’un ou l’autre cas, cette aide est plafonnée à 125 000 euros. En 2019, nous pouvons constater que les aides au projet pluriannuel et les aides au projet annuel[10.Respectivement : soutien de 50 projets portés par des hommes et 53 projets portés par des femmes pour les pluriannuels et soutien de 7 projets portés par des hommes et 76 projets portés par des femmes pour les annuels.] sont relativement équilibrées en termes de parité.

Enfin, le Centre des arts scéniques (CAS) a notamment pour mission d’octroyer des aides à l’emploi aux porteur·euses de projets, jeunes acteur·ices et metteur·euses en scène membres du CAS, sous forme d’une rencontre professionnelle débouchant sur un engagement contractuel. Dans ce cadre, nous pouvons constater que les aides à l’emploi sont plutôt « féminines » et les soutiens attribués aux porteur·euses de projet sont plutôt équilibrés[11.En 2019, 34 aides à l’emploi accordées à des hommes et 42 à des femmes, quant aux projets, 17 soutiens ont été accordés à des hommes et 18 à des femmes.].

Afin de financer son projet, Bintou doit trouver un lieu qui voudra bien acheter les représentations de sa pièce, ou même la coproduire. Elle va donc étudier les différents profils des institutions. Et parce qu’elle est ambitieuse, elle va commencer par regarder les plus subventionnées d’entre elles et découvrir qui les dirige. Voici une répartition des théâtres avec infra­structure dont la subvention annuelle va de moins de 500 000 euros à plus d’1 million d’euros.

Chaque direction a été qualifiée de « mixte » si on y retrouvait un tiers d’hommes et un tiers de femmes, de « féminine » s’il n’y a pas un tiers d’hommes et de « masculine » s’il n’y a pas un tiers de femmes présentes à la codirection. Ce seuil de mixité se base sur le décret 2014 sur la représentativité des organes consultatifs[12. Décret visant à promouvoir une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans les organes consultatifs, https://wallex.wallonie.be/sites/wallex/contents/acts/6/6079/1.html, 24/03/2014.] selon lequel un tiers minimum de chaque sexe doit être représenté. Nous avons posé ce choix afin que les données ne soient pas uniquement issues d’une logique binaire femme/homme, bien que ce « mixte » ne rencontre pas les réalités de genre présentes au sein de notre société. L’accessibilité à des données genrées plus inclusives serait pertinente pour cette étude et celles à venir.

Dans les deux catégories rassemblant les structures les plus subventionnées (plus de 1 million et de 500 000 à 1 million d’euros) nous constatons que les directions mixtes ou féminines – c’est-à-dire le théâtre Le Public, Océan Nord et La Balsamine – sont des directions quasi « historiques ». Ces théâtres sont nés de la volonté des personnes qui les dirigent, comme Isabelle Pousseur pour Océan Nord et Michel Kacelenbogen et Patricia Ide pour une direction mixte au théâtre Le Public. La Balsamine, créée par Martine Wijckaert, est d’ailleurs le théâtre où s’est organisé en 2020 un processus de sélection d’une nouvelle direction, exemplaire et pionnier salué par la presse[13. « Balsamine : Un processus pionnier de sélection », Le Soir, 31/05/2021.] (ce qui en dit long sur l’opacité des modalités de recrutement ailleurs et qui fait écho à ce qui s’est passé à Kanal[14.« Face aux remous, Kanal fait un pas en arrière », La Libre, 25/06/2021.]).

Sans quota, pas d’égalité

Bintou ne pourra que constater que les femmes sont majoritairement diplômées des écoles, majoritairement bénéfi-ciaires de bourses, mais minoritaires dans les programmations, aux postes de directions et de responsabilités ou travaillent avec des subsides moindres.

Même si elle peut être surprise et navrée de constater que nos sociétés occidentales fonctionnent encore selon un système de séparation des sexes que certain·es se plaisent à imaginer réservé à d’autres cultures, Bintou n’est sans doute pas au bout de ses peines. Sans doute va-t-elle être confrontée à d’autres types de discriminations, c’est notamment ce qui est abordé dans La Deuxième Scène Acte 4, dirigée par l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti, actuellement en cours de réalisation. Cette étude qualitative est centrée sur les enjeux relatifs à la diversité. La chercheuse adoptera une approche intersectionnelle pour tenir compte des ressorts discriminatoires et de la manière dont ils se croisent et s’additionnent de façon spécifique.

S’il est difficile de faire le point sur les mesures à adopter, force est de constater que, sans quota, les situations inégalitaires n’évoluent pas. Il ne s’agit pas de limiter la liberté créatrice des artistes en général ni l’indépendance des professionnels mais plutôt de ne plus en entraver certaines et d’en garantir d’autres. Nous avons la chance de bénéficier de l’expérience des pays environnants. Partout ailleurs en Europe les politiques culturelles ont échoué quand le secteur a été invité à évoluer sans mesure coercitive.

Il ne s’agit pas non plus de remettre en question la part de subjectivité qui peut intervenir dans une programmation ou une nomination, mais bien « de lutter contre le conformisme des systèmes de recrutement figé dans l’auto-reproduction et le maintien du secteur dans une disharmonie d’avec le corps social de la nation […] qui la menace de sclérose[15.Extrait du Rapport Reine Pratt de 2006, cité plus haut.] ».

Il s’agit d’utiliser les quotas comme un outil en faveur de l’égalité et pour que le spectacle vivant s’enrichisse, dans son organisation comme dans les représentations qu’il propose, de toutes les différences qui composent la société.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; photographie de l’intérieur du Factory Theatre prise en 2013 par kaykaybarrie.)