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Voyage au pays des précaires rebelles

Encore jeune, le mouvement des précaires est à la recherche d’une existence transnationale forte. Il se constitue avant tout d’un éparpillement de collectifs nés, en Europe ou ailleurs, de préoccupations et d’initiatives locales. Tour d’horizon européen présenté par un militant belge happé par le flot.

Osons tout d’abord, pour éclaircir le discours, une définition admise de la précarité, développée par Maurizio Lazzarato. Celui-ci considère que l’on peut envisager la précarité comme un mécanisme politique de régulation sociale à l’heure du capitalisme flexible: «Du chômage à la précarité et à l’emploi, il s’agit d’une seule et même politique de modulation et de régulation de la force sociale productive, qui précarise et déstabilise tout le monde ; politique qui légifère la réversibilité d’un statut à un autre, les passages d’une condition à une autre, d’une identité à une autre, selon des impératifs économiques et de contrôle social» http://perso.orange.fr/marxiens/politic/revenus/minorite.htm. Ainsi, les sans papiers, les sans abris, les sans travail sont les manifestations les plus extrêmes d’une pression s’appliquant à tous. En clair, les précaires et les chômeurs sont là pour foutre les chocottes à ceux qui bossent.

Moi, précaire?

Quant à moi, bien que perché sur des échelons moins visibles que le bas de l’échelle, je n’en subis pas moins les mêmes pressions. Aux études, c’est ma vie sociale et financière qui est précaire. Mais j’ai trouvé il y a peu un vrai boulot (presque stable: mi-temps, CDD d’un an), ma situation financière s’est améliorée, au détriment cependant de mes vies scolaire et sociale. Et ne parlons même pas d’avoir les moyens d’évoquer la possibilité d’un potentiel logement hypothétique, éventuellement à moi tout seul. Rajoutez à ça une copine a tendance bipolaire, c’est quand même précaire comme situation… Bien sûr, rien de très grave. Dans les faits, la précarité nous touche tous de manière différente, et on lutte tous de manière très individuelle. Pourtant, la plupart du temps, les solutions ne peuvent être que collectives, les causes étant identiques. Alors, comme prendre une carte du Parti socialiste ne me disait rien, j’ai été voir du côté des activistes, voir s’il y avait, sur le marché des mouvements sociaux, des discours et des théories un peu plus fraîches.

Glande locale

Soyons honnêtes, quand j’ai commencé à traîner avec ces gens-là, dans une petite association , la question de la précarité ne m’effleurait même pas. Moi, ce qui m’intéressait, c’était le lien entre technique et politique: copyleft.Ndlr: ou copie autorisée, soit la permission donnée par un auteur de copier, utiliser, modifier et distribuer son œuvre, soumise à la réglementation des droits d’auteurs, avec la restriction de devoir laisser l’œuvre sous les mêmes conditions d’utilisation, y compris dans les versions modifiées ou étendues. (Wikipédia).., information libre (voire .«libérée» contre son gré) et production immatérielle. Rétrospectivement, on pourrait dire que c’était une réponse à une forme de précarité : fauché, mais mélomane curieux, je pouvais difficilement satisfaire ma boulimie culturelle à la Fnac. De cette expérience, a commencé à germer chez moi une certaine idée des réseaux sociaux horizontaux et ouverts comme méthode d’organisation. Petit à petit, je me suis aperçu que ces principes de production immatérielle prédominants dans le copyleft étaient généralisables à d’autres dimensions. L’horizontalité et l’ouverture comme bases nécessaires à une bonne pratique de la démocratie. Il existait même chez moi, à Liège, des hurluberlus assez fous pour tenter de démonter la société du spectacle productiviste grâce à des idées aussi farfelues. Intérimaires rebelles du capitalisme cognitif, les cybermandai m’ont apporté la dérision comme arme dans le discours politique et l’affirmation d’un certain droit à la paresse dans une société hyperactive. Même si je me rapprochais du cœur du précariat, le nombre de cybermandai potentiels est relativement réduit, bien qu’en progression dans nos sociétés numériques: tout le monde ne travaille pas dans l’immatériel, les ordis, les réseaux. Point de discours globalisants et universels n’en sortiront, juste un apprentissage de la production de conflit sur des sujets polémiques et difficiles. Ensuite est venue la déclaration du Middlesex, ayant pour objet la constitution d’un réseau européen d’activistes autour des parades précaires du premier mai: Euromayday. Avec quelques collectifs actifs localement, les cybermandai ont décidé de se l’approprier, et avec elle un certain nombre de sujets politiques communs d’action: migration, précarité, travail. Après ça, j’étais cuit : converti à l’action directe festive, je participe à l’organisation de plusieurs éditions plus ou moins autorisées de la fête du travail précaire, à des manifestations contre les camps de rétention, à des journées anti-consuméristes au coeur de centres commerciaux, à des magasins gratuits, bref, à de l’agitation sociale version flexible. L’opération flexblues est la dernière expérience en date à laquelle j’ai participé. Prenez un travail d’enquêteur mal payé, en noir, sur un thème débile (« les jeunes et l’esprit d’entreprendre »). Faites vous engager à plusieurs. Faites grève pour dénoncer les conditions de travail, en retenant les questionnaires en otage. Finissez par demander un doublement de la rémunération, le remboursement des frais, des contrats en bonne et due forme, et une représentation syndicale au sein de l’entreprise. Le pire, c’est que ça marche (enfin, nous, on n’a pas obtenu la représentation syndicale). Ça, c’est du post-syndicalisme.

Réseau transversal

Les cybermandai n’ont pas été les seuls à exister avant l’appel du middlesex. Partout en Europe, des collectifs s’emparaient du thème de la précarité comme prisme permettant de lier leur action spécifique, locale, au sein d’un problème plus vaste, commun : la précarisation. Ils ont tous à leur manière contribué à la montée en puissance de la précarité en filigrane de toute décision politique à incidence sociale. Aux Pays-Bas, les flexmens, basés à Amsterdam, se concentrent sur la «flexibilisation» des masses laborieuses, la culture autonome et les mouvements sociaux. Très fort pour rassembler sous un même angle des collectifs n’ayant pas, en eux-mêmes, de vocation politique ! Dans une des villes les plus chères d’Europe, ils sont très forts également pour revendiquer un droit au logement à coup de récupération d’immeubles vides. Une culture flexible complète. Hamburg Umsonst (Hambourg gratuit). Directement issu du milieu des centres sociaux hambourgeois, le collectif HU se concentre sur des méthodes pratiques pour s’évader de la précarité pécuniaire: manuels de fauche dans les grandes surface, patrons de sacs à triple fond, réquisition de produits de luxe, ouverture de squats, cuisine populaire. Un ensemble complet de « services » collectifs permettant de s’affranchir des petites misères quotidiennes d’un monde marchandisé. Les Intermittents et précaires d’île de France (cip-idf). Partis d’un mouvement spontané de protestation contre la modification du régime d’indemnisation de leur assurance-chômage, les intermittents du spectacle se sont découvert une dimension politique qui ne se limitait pas au spectacle: le modèle « Emploi discontinu, revenu continu » a existé, et ce dans des conditions supportables, même pour des emplois intermittents et extrêmement flexibles. Le sens de leur lutte est là: l’intermittence est LA forme de travail contemporaine, leurs revendications ne sont pas catégorielles ou corporatistes. Nous sommes tous des intermittents de la société du spectacle. Et ce ne sont pas les «ni-cpe ni-cdi» tendance gréviste de ce printemps en France qui les contrediront.

Imagination continentale

Ce genre de tourisme activiste que l’on pratique pour sillonner l’Europe est aussi un moyen de limiter les désagréments d’un budget ras des pâquerettes. Et au fil des rencontres, réunions et rassemblement, on socialise, on découvre les gens en chair et en os derrière les pseudos peuplant les débats virtuels. Et en plus, on se cultive, on se construit un imaginaire fait de bric et de brocs atypiques et subversifs : Yo-Mango. Une marque qui, dans la plus grande tradition de l’économie du logo, propose plus qu’un produit. Elle définit une attitude, un mode de vie complet et actif de surcroît. Mais pour une fois, nul produit mercantile à la clé. Plutôt des outils pour légitimer politiquement un ensemble de techniques de (sur)vie du précariat. Et surtout le faire avec style. San Precario et Serpica Naro, grands patrons de la cause des précaires. Mais avant tout les grands inspirateurs des micro, méso et méga conspirations des précaires. Ben oui, les Italiens étaient précaires avant les autres… C’est pour ça qu’ils ont déjà pensé à tout, même à des Saints, des prières et tutti quanti. Le Réseau des réseaux, d’où émerge, quand on sait où chercher (et quand on parle 15 langues couramment), une certaine convergence transcendantale (attention, dérive mystique) à l’échelle européenne. Non, nous ne sommes pas seuls dans l’univers (des précaires). L’a-nation des indymedias, alterblogs et autres streams flickr sont de magnifiques vecteurs de contamination et d’émulation. Et bon marché avec ça. Dinero Gratis. Et pourquoi pas, l’argent gratuit? Ça simplifierait beaucoup de choses dans les rapports de domination induits par la dépendance salariale…. Bon, c’est beau et simplet? Comme la notion de main invisible, non?

Pensée globale

Tous ces éléments ayant semé dans la tête des précaires rebelles des tempêtes prêtes à être récoltées, la déclaration du middlesex a servi de boutefeu. Elle a permis à de nombreuses scènes « locales » de se rattacher à une ébauche de vision politique commune, mais elle a surtout donné aux collectifs actifs un peu partout les moyens de communiquer au travers d’une liste de diffusion, ouverte et publique, base indispensable pour une construction à l’échelle européenne. Car c’est important de se parler, puis de se voir, pour formaliser et approfondir des intuitions qu’on a l’impression de partager. Défricher les orientations potentielles et élaborer un discours commun cohérent à partir de nos pratiques, à la fois non réducteur pour les situations locales et suffisamment analytique pour avoir une portée dépassant les politiques nationales. Et même si le débat politique est parfois houleux, ou tire en longueur (vous savez, les gauchistes…). Il y a consensus sur au moins une chose : l’arène a changé, et il est illusoire de penser que les réponses données au niveau national seront autre chose que des rustines sur un barrage. Les solutions ne peuvent être que globales, ou a la rigueur européennes… Le tout à présent, est d’arriver à faire émerger cette question au niveau européen. Jusqu’à présent, les médias nationaux ont joué formidablement leur rôle de caisse de résonance nationale : les manifestations étudiantes de l’année qui se sont déroulées en France, en Grèce, en Italie et en Allemagne avaient toutes comme question de fond la précarité (modification du droit du travail ici, augmentation des frais là-bas…). Aucune n’a réussi à s’extraire du cloisonnement territorial imposé. C’est là tout notre pari pour les temps qui viennent, et c’est tout le suspense qui me tient en haleine pour continuer.