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Vers un nouveau compromis philosophique ? [introduction]

C’est bien établi dans tous les livres d’histoire de Belgique : ce pays est façonné par un compromis historique entre catholiques conservateurs et laïques progressistes, libéraux d’abord, socialistes ensuite. A ce clivage dit « philosophique » qui s’est traduit au fil du temps par l’apparition et la consolidation de « piliers » omniprésents notamment dans l’enseignement et la santé, ainsi que par la structuration inédite du courant laïque sur le modèle des religions reconnues, deux autres clivages se sont ajoutés : le clivage socio-économique (gauche-droite) et le clivage communautaire (Flamands-francophones). Au fil du temps, ces deux derniers clivages ont pris toute la place. Au point que, jusqu’il y a peu, on aurait pu croire que le clivage philosophique était définitivement relégué aux oubliettes. En effet. Tandis que les tensions sociales et communautaires s’étaient exacerbées, les distinguos entre croyants catholiques et laïques athées ou agnostiques devenaient de plus en plus impalpables. La société s’imprégnait d’un scepticisme généralisé, la pratique religieuse s’effondrait, le zapping consumériste s’imposait auprès des jeunes générations pour lesquelles la bonne réputation de tel ou tel établissement primait sur toute autre considération. L’Église catholique veillait à ne pas perdre ses derniers fidèles et en était réduite à recruter des prêtres en Pologne ou au Congo. Quant à la laïcité organisée, privée de son adversaire historique, elle se cherchait de nouvelles raisons d’exister en s’investissant dans de multiples combats sociétaux où sa spécificité philosophique ne sautait pas immédiatement aux yeux.

Doit-on tolérer un nouvel obscurantisme sous couvert de respecter les libertés individuelles? Mais, à rebours, va-t-on persister dans ce vieux comportement de l’homme blanc qui impose à la planète entière sa recette du bonheur?

Arrive l’islam dans les bagages des travailleurs immigrés. D’abord discret et contingent : c’est, pensent-ils, un obstacle à leur bonne intégration dans la société et ils ne veulent pas mettre les autochtones mal à l’aise. Puis cet islam s’affirme et devient visible. La crise économique qui frappe d’abord les travailleurs les plus pauvres les pousse à mobiliser leurs ressources propres, y compris culturelles et religieuses. Et leurs enfants, qui sont nés belges, n’ont plus de raison de raser les murs. Enfin, malgré le « stop » migratoire de 1974, l’immigration marocaine et turque ne s’est jamais tarie. Et certains quartiers se colorent ethniquement au point d’en faire des enclaves méditerranéennes. Ces citoyens belges de confession musulmane doivent-ils s’ « intégrer » dans le compromis philosophique en vigueur conclu entre de vieux adversaires-complices? Et s’ils ne s’y retrouvent pas, ont-ils le droit de le contester? Démocratiquement, il n’y aurait rien à y redire. Sauf qu’en affirmant leur volonté d’interférer dans l’organisation collective, ils semblent remettre en cause un élément de base d’une certaine vulgate laïque : la conviction que l’émancipation (en ce compris l’égalité entre les femmes et les hommes, le droit des gays et des lesbiennes, la liberté sexuelle, la mixité) va de pair avec l’affaiblissement de la religion comme phénomène social et sa relégation dans la sphère domestique. Doit-on tolérer un nouvel obscurantisme sous couvert de respecter les libertés individuelles? Mais, à rebours, va-t-on persister dans ce vieux comportement de l’homme blanc qui impose à la planète entière sa recette du bonheur? De ce dilemme, les « valeurs de gauche » ne sortent pas indemnes. Pour ouvrir le feu, Vincent de Coorebyter explique comment l’irruption d’un acteur tiers pose dans des termes inédits l’articulation entre laïcité et neutralité. Henri Goldman revient sur la notion controversée des « accommodements raisonnables », évoquée dans d’autres articles, qui pourrait amender de manière pragmatique le compromis en vigueur, sous réserve d’un débat décrispé. Caroline Sägesser montre comment et pourquoi c’est le courant laïque qui a été le plus déstabilisé par l’irruption d’un islam visible, au point de s’être fracturé en profondeur. Illustration de cette fracture, Willy Wolsztajn et, en réponse, Marc Jacquemain, tous deux membres du collectif éditorial de Politique et laïques engagés, donnent leur vision de l’islam dans la société. Enfin, Henri Goldman et Édouard Delruelle explicitent les enjeux d’une controverse qui, plus encore sans doute que celle du foulard à l’école, condense les tensions liées à l’émergence de l’islam en Europe : celle des signes religieux dans l’emploi public. Ce Thème a été coordonné par Henri Goldman.