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Une application à la lettre de la stratégie de Lisbonne

Les plans wallons 2005-2013 n’ont rien à voir avec l’aide américaine pour l’Europe occidentale de 1947. Leur inspiration principale est à trouver dans le processus de Lisbonne. À savoir : flexibilisation de marché du travail, contrôle des chômeurs, baisse de la fiscalité des entreprises et pression à la baisse sur les salaires, entre autres.

La stratégie de Lisbonne a été fixée lors du sommet européen de la capitale portugaise en mars 2000. Son programme fondamental peut se résumer dans le point 5 des conclusions de cette réunion : « L’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » Conseil européen de Lisbonne, « Conclusions de la présidence », Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, point 5. À sa suite, de nombreuses dispositions ont été reprises : diminution des charges administratives et fiscales pour les entreprises, achèvement du marché intérieur notamment dans les services, libéralisation et privatisation des services publics, flexibilisation de la main-d’œuvre, activation des chômeurs, allongement de la carrière, partenariat privé-public dans la recherche, marchandisation de l’enseignement… Mais, en 2005, les autorités communautaires ont décidé d’insister sur deux indicateurs centraux : pour 2010, le taux d’emploi, c’est-à-dire le nombre d’actifs Un actif est toute personne qui travaille au moins une heure par semaine par rapport à la population âgée entre 15 et 64 ans, devait atteindre 70% et la recherche et développement devait se monter à 3% du PIB.

Tous les chemins mènent à Lisbonne

Le lien entre le contrat d’avenir wallon et la stratégie de Lisbonne se retrouve dans tous les rapports (peu lus) du gouvernement belge pour la mise en œuvre concrète du processus. Les matières sociales en général – et donc celles de l’emploi, des pensions, de la sécurité sociale…– sont du ressort des États nationaux, selon les lois européennes. Pour contourner l’obstacle, les autorités communautaires ont « inventé » la méthode ouverte de coordination : les États membres définissent des orientations générales, ils déclinent comment ils les appliqueront chez eux et la Commission corrige la copie. L’année suivante, examen de passage en vue de juger l’aptitude des élèves. Comme ce sont les États eux-mêmes qui ont fixé les objectifs, ils subissent la pression des « pairs » pour les réaliser. Ces plans nationaux d’implémentation s’intitulent Programmes nationaux de réforme.

Derrière la nécessité de créer des postes, il y a l’argumentation que ceci ne peut se réaliser que via le marché, c’est-à-dire par le biais d’entreprises privées. Or, pour cela, celles-ci doivent être compétitives.

Ainsi, dès 2005, le gouvernement belge va expliquer que le contrat d’avenir wallon est dans une économie régionalisée la manière dont la partie méridionale du pays appliquera la stratégie de Lisbonne sur le plan de la compétitivité, de la recherche et de l’emploi C’est explicite dans la note 35 du rapport « Belgique, Stratégie de Lisbonne : Programme national de réforme 2005-2008 : plus de croissance et plus d’emplois », octobre 2005, p. 41. Dans le rapport de 2007, c’est très explicite : « Les objectifs de Lisbonne sont les cibles principales des programmes de politique suivants : « Les actions prioritaires pour l’avenir de la Wallonie » (plan Marshall) pour ce qui est de la Wallonie, le « Contrat pour l’Économie et l’Emploi » pour la Région de Bruxelles-Capitale et « Vlaanderen in actie » pour la Région flamande. » « Belgique, Stratégie de Lisbonne : Programme national de réforme 2005-2008 : plus de croissance et plus d’emplois », Rapport de progrès 2007, octobre 2007, pp. 4-5 Ainsi, des plans similaires sont poursuivis dans les trois régions : plan Marshall en Wallonie, Vlaanderen in actie en Flandre et Contrat pour l’économie et l’emploi dans la Région bruxelloise. Il n’y a donc aucune originalité ou spécificité dans la démarche francophone. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère de retrouver les recommandations qui figurent habituellement dans les textes sur le processus communautaire : se centrer sur la société de la connaissance, développer l’innovation, promouvoir l’esprit d’entreprise, insister sur le partenariat entre privé et public dans la recherche afin d’aboutir à des produits commercialisables, favoriser la formation tout au long de la vie, garantir un suivi des chômeurs pour les intégrer sur le marché du travail (politique d’activation…), encourager le développement durable Le sommet européen de Göteborg de juin 2001 va ajouter ce point de programme , alléger la fiscalité et les charges administratives des entreprises… Il n’y a là que la reproduction d’un schéma demandé à l’ensemble des régions et pays européens La seule différence notable avec ce qui est demandé explicitement par la stratégie de Lisbonne concerne l’axe 6 : l’accueil de l’enfance et l’aide aux personnes âgées.

Au début était la compétitivité…

Le plan Marshall démarre avec un premier axe sur le développement du capital humain et un premier appel à créer de l’emploi. Mais il ne faut pas se leurrer. Il s’agit d’une manière de présenter et d’appâter le client. Qui peut s’opposer à pareil objectif ? Dans une région où le taux de chômage moyen atteint 17,6% (avec des pointes à plus de 30% dans certaines communes) Onem, Rapport annuel 2009, p. 277. C’est, en outre, une préoccupation syndicale de longue date. Ce qui suit est, en réalité, l’essentiel. Derrière la nécessité de créer des postes, il y a l’argumentation que ceci ne peut se réaliser que via le marché, c’est-à-dire par le biais d’entreprises privées. Or, pour cela, celles-ci doivent être compétitives. Les mesures concrètes seront prises en ce sens : réduire les charges fiscales et administratives des sociétés, abaisser le coût salarial, flexibiliser la main-d’œuvre et la rendre plus productive, orienter les firmes vers les secteurs d’avenir, former le personnel aux besoins des compagnies… et aussi prévoir plusieurs candidats par poste offert. Donc, pression à la baisse sur les salaires. Tel est le fil rouge tant du processus de Lisbonne que du plan Marshall.

Si une région a choisi un pôle qui décline, tant pis pour elle : elle et sa population auront à en subir les conséquences, à savoir désindustrialisation, émigration et in fine désertification.

Le problème est que la course à la compétitivité rime avec concurrence sans fin. Bien loin des références sportives qui peuplent l’actualité de nos médias. Que ce soit à l’issue d’un match ou d’une épreuve, les adversaires se serrent la main, le vainqueur savourant sa victoire et le ou les perdants se disant qu’ils feront mieux la prochaine fois. Dans l’économie de marché, les entreprises peuvent engranger périodiquement des succès, mais ce qu’elles veulent en définitive est la mainmise totale sur un secteur. Autrement dit, cela signifie la mise à mort de leurs rivales ou éventuellement leur éjection du marché qu’elles tiennent à accaparer. De même, attribuer au marché le rôle de déterminer les besoins fondamentaux de la société revient à privilégier uniquement la demande solvable. Or, selon celle-ci, un individu fortuné a plus de besoins à satisfaire, même s’il s’agit de construire une troisième villa ou une quatrième piscine personnelle. Et ceux qui sont dépourvus de moyens sont laissés pour compte. On est aux antipodes des valeurs de solidarité, de liberté, d’égalité et de fraternité dont les responsables wallons se disent être les tenants. Et ce n’est pas en corrigeant quelques excès ou en prenant en charge les effets sociaux les plus dramatiques qu’on en modifie les orientations. Il s’agit d’une philosophie d’ensemble que le patronat européen a réussi à imposer à toute l’Europe et dont le plan Marshall est une application.

Pole position en vue

Peu de gens savent que le nom de Marshall est ambigu. Il y a, en effet, deux Marshall qui peuvent en revendiquer la paternité. Le plus connu est le général américain, George de son prénom, et également secrétaire d’État au moment où, en 1947, il lance son fameux programme de reconstruction du continent européen à l’aide de capitaux américains. Mais il existe un autre, plus célébré dans les milieux économiques : Alfred. Économiste britannique vivant à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il est l’inventeur du concept de « district industriel ». Il s’agit d’une zone de proximité géographique où des firmes qui peuvent être de taille modeste bénéficient de cette concentration territoriale pour obtenir des avantages d’échelle : un marché captif par des échanges interentreprises privilégiés, des infrastructures développées pour fournir l’ensemble de la région, une main-d’œuvre qualifiée qui trouve à s’employer dans l’une de ces compagnies, l’utilisation de technologies avancées qui seraient trop chères pour chaque firme séparée… Cette analyse sera très peu utilisée pendant très longtemps. À la fin des années 1970, l’économiste Giacomo Becattini la redécouvre dans l’examen des performances de plusieurs provinces italiennes, notamment la Toscane. La proximité permet des gains grâce au partage d’une même culture, d’une même manière de résoudre les conflits, de certaines valeurs et idées communes… Ce qui sera repris par d’autres études qui auront plus de répercussions internationales comme celles de Piore et Sabel sur le « miracle flexible italien » ou celles d’un des papes du management, Michael Porter.

Que ce soit la stratégie de Lisbonne ou les différents plans Marshall, ils partagent la même philosophie : laisser le pouvoir aux firmes et à leur direction. Ce sont elles qui doivent définir ce dont le marché a besoin. À elles d’être compétitives. À elles de gagner.

Cela va attirer l’attention des dirigeants allemands. À partir de 1995, ils décident de développer des « pôles de compétitivité », fondés donc sur la proximité géographique, dans sept Länder. Une politique qui va, à son tour, intéresser les responsables français. Dorénavant, Paris va, elle aussi, ne plus jurer que par ces « districts industriels ». Sur ce point, la Wallonie suit l’exemple français. Cinq pôles vont être sélectionnés dans la version de 2005 : les sciences du vivant, l’agro-industrie, le génie mécanique, le transport-logistique et l’aéronautique-spatial. Auxquels s’ajouteront en 2009, sous l’influence du parti écologiste, les technologies environnementales. Cette manière de développer l’innovation n’était pas initialement prévue dans la stratégie de Lisbonne. Mais elle n’est pas incompatible. Elle a émergé de l’expérience des différents pays européens et du partage de l’information. De telle sorte que progressivement les responsables européens l’ont reprise à leur compte. D’autant que le commissaire responsable, celui des Entreprises et de l’Industrie, était allemand : Günther Verheugen. En septembre 2006, une première communication de la Commission sur l’innovation va appeler à renforcer la constitution de « clusters », des réseaux d’entreprises fonctionnant en « grappes » sur base d’une proximité géographique. Voilà qui donnera lieu à la communication officielle « Vers des clusters de classe mondiale dans l’Union européenne : mise en œuvre d’une stratégie d’innovation élargie » du 17 octobre 2008 qui, à la fois, officialise la politique des pôles de compétitivité et l’intègre au processus de Lisbonne EurActiv, « Competitiveness clusters », Milestones, 11 mai 2009. On retrouve les travers des orientations de compétitivité, mais traduites également en termes régionaux. C’est le marché – donc les chefs d’entreprise – qui définit les besoins industriels. Si une région a choisi un pôle qui décline, tant pis pour elle : elle et sa population auront à en subir les conséquences, à savoir désindustrialisation, émigration et in fine désertification. C’est le contre-pied d’une autre stratégie possible qui serait de partir des compétences et des potentialités d’une zone et de suppléer, si nécessaire, aux carences éventuelles, notamment par une contribution des pouvoirs publics. Ainsi, on pourrait à la fois avoir un développement régional plus harmonieux, plus égalitaire et plus solidaire. C’est le contraire qui est choisi : les terrains sélectionnés dans le plan Marshall wallon sont destinés à gagner… au détriment d’autres zones en Europe ou en dehors.

L’État au service des entreprises ?

C’est le lieu de dire un mot des interventions des pouvoirs publics dans les matières socio-économiques. Sur ce plan, la Wallonie a, tout comme la France, une tradition de prise de participations dans les affaires, si le privé fait défaut. Mais, selon les règles européennes, même ce type de fonctionnement est à proscrire. La stratégie de Lisbonne et son application wallonne, le plan Marshall, obligent à opérer une sorte de révolution copernicienne, mais pas nécessairement pour un mieux. Le nouveau credo est l’abandon de toute forme d’interventionnisme économique direct. L’État doit fournir un cadre dans lequel les firmes peuvent agir et qui, de préférence, va leur permettre de gagner la compétition mondiale. S’il y a des pots cassés, il doit aussi prendre en charge ce que les compagnies auront abandonné comme des déchets. C’est la nouvelle formule crue et aride de socialisation des pertes (et même au-delà, de tout ce qui n’est pas directement rentable) et de privatisation des gains. L’ancien commissaire des Entreprises et de l’Industrie, le social-démocrate Günter Verheugen, avait formidablement résumé ce changement dans une communication au Parlement européen lors de la fermeture de l’usine de General Motors (déjà !) à Azambuja au Portugal en 2006. Il avait alors affirmé : « Une politique pour la croissance et l’emploi ne peut être qu’une politique favorable aux entreprises. (…) Nous pouvons cependant faire quelque chose – mener une politique qui crée les conditions cadres, permet aux entreprises d’exercer leur mission –, à savoir croître, investir et créer des emplois. Voilà ce que signifie une politique favorable aux entreprises ». Il avait ajouté : « Les décisions de fermeture ou de délocalisation des entreprises leur appartiennent et aucun État, ni l’Union européenne ne peut ni ne doit intervenir dans l’affaire – même dans le cas d’Azambuja » G. Verheugen, « La compétitivité – la réponse à la restructuration et la concurrence », débat au Parlement européen sur la restructuration de l’industrie de l’Union européenne, Bruxelles, 4 juillet 2006. C’est ni plus ni moins que l’abandon de toute souveraineté au profit des compagnies – et en réalité de ceux qui la dirigent. Mais, que ce soit la stratégie de Lisbonne ou les différents plans Marshall, ils partagent la même philosophie : laisser le pouvoir aux firmes et à leur direction. Ce sont elles qui doivent définir ce dont le marché a besoin. À elles d’être compétitives. À elles de gagner. Paradoxe : les responsables politiques n’arrêtent pas de parler de démocratie, alors qu’en même temps ils remettent la clé de leur destinée et de celle de la région à une des structures les plus hiérarchiques et les plus autoritaires qui existent sur la planète : l’entreprise. On a l’impression qu’ils se dépossèdent eux-mêmes des pouvoirs et des moyens de l’exercer. En même temps qu’ils favorisent les firmes à grossir en capitaux, eux-mêmes ne cessent de restreindre leur intervention et les possibilités d’en faire. Ce qui signifie que si une majorité différente arrivait au gouvernement, elle aurait moins d’instruments à sa disposition pour appliquer une politique alternative, sauf à casser littéralement ce qui a été mis en place depuis des années maintenant. Cependant, le paradoxe tourne au complot quand on sait que certains responsables passent, après leur « carrière politique », dans l’administration privée. Les exemples se multiplient d’anciens commissaires (et d’autres) qui deviennent, comme à son époque Etienne Davignon Etienne Davignon, commissaire européen de 1977 à 1984, passe dans l’équipe de la Société générale de Belgique après son mandat en devient même le président d’avril 1988 à février 2001 (date de la dissolution de la compagnie). Il était jusqu’il y a peu administrateur de GDF Suez , administrateurs de sociétés. Comment comprendre le jeu de ces personnes qui sapent le pouvoir socio-économique de l’État au profit d’entreprises qu’ils rejoignent ensuite ? Est-ce là aussi une leçon de démocratie ?

Une vraie mauvaise idée

Les Wallons peuvent avoir l’impression que le plan Marshall a été concocté pour eux à partir d’une réflexion authentiquement wallonne, tout comme les Flamands peuvent croire que le Vlaanderen in actie est une preuve de leur autonomie naissante. Il n’en est rien. Tout est déterminé au niveau européen, que ce soit à travers des institutions communautaires ou par des codécisions intergouvernementales. Ici, c’est la stratégie de Lisbonne et bientôt le programme Europe 2020 qui s’appliquent. Les programmes nationaux de réforme se ressemblent beaucoup. Ce n’est pas un exercice d’originalité. En premier lieu et surtout, tous ont pour objectif la compétitivité et tous partent de la situation de l’emploi pour justifier cette orientation. Ils mettent tous au centre le marché et le pouvoir de décision des chefs d’entreprise. Ils assignent tous un rôle subalterne d’aide au privé aux pouvoirs publics. Ils participent donc tous à une régression des pouvoirs démocratiques des populations. D’autant que dans des débats médiatiques hyper-régionalisés, l’enjeu européen a tendance à être tu. Pour reprendre une formule à la mode, le plan Marshall est une fausse bonne idée et même une vraie mauvaise. Il accentue la vision d’un monde où tout est lutte entre humains et où tout est accordé aux vainqueurs et la déchéance aux vaincus. Le contraire d’une planète solidaire humaniste, égalitaire et progressiste.