Processus démocratique
Un Sénat citoyen ?
06.12.2019
Les sénateurs belges seront-ils un jour remplacés par de simples citoyens tirés au sort ? On en parle. Quels sont les défis auxquels ferait face une telle révolution démocratique ?
Cet article a initialement été publié en mai 2017
En Belgique, l’idée a été popularisée par David Van Reybrouck, dans son habile Contre les élections1. Depuis, certains politiciens (Laurette Onkelinx, PS, et Johan Velthoven, SPA) se sont emparés de cette idée2 qui séduit au sein de la société civile depuis un moment déjà. Si les débats publics se sont intensifiés à ce sujet, on trouve encore assez peu d’analyses nuancées de cette proposition.
Les uns y voient à tort la solution à tous les maux de nos démocraties.
Les autres ont du mal à se défaire de l’imaginaire historique qui lie les démocraties modernes à l’élection, quand ils ne balaient pas simplement la proposition d’un revers de la main par condescendance élitiste à l’égard des citoyens ordinaires. Or, l’idée requiert un diagnostic lucide, qui prenne au sérieux autant ses promesses que ses difficultés probables.
Le projet
En lieu et place de sénateurs désignés et cooptés, il y aurait donc une assemblée composée par tirage au sort parmi l’ensemble de la population jouissant du droit de vote, voire parmi l’ensemble des résidents permanents sur le territoire belge. Des quotas de représentants flamands, francophones et germanophones pourraient éventuellement être préservés. Le pouvoir de cette seconde chambre pourrait aller de la seconde lecture (et amendement) à l’initiative de projets de loi, voire au droit de veto sur les propositions de la première chambre.
Afin de créer des conditions favorables à la délibération, les sénateurs tirés au sort pourraient combiner un travail en séances plénières publiques – où seraient auditionnés des experts et des représentants de la société civile, menées des discussions collectives et prises les décisions finales – et en séances à huis-clos, en sous-groupes, en présence de modérateurs et autres personnes ressources, où ils pourraient se familiariser plus posément avec les enjeux des débats et poser toutes les questions qui leur passent par la tête, sans craindre le regard du public.
Par ailleurs, on pourrait imaginer une période de formation d’un mois ou deux afin de préparer les futurs sénateurs à leur mission. L’ensemble du processus pourrait être supervisé par un comité nommé par la Chambre et composé, outre de spécialistes des assemblées délibératives, de représentants de tous les grands groupes politiques (afin d’assurer une certaine neutralité).
Ceci, c’est la version la plus « forte ». Ceux qui se fient moins à la sagesse des citoyens ordinaires suggèrent plutôt une assemblée mixte, composée à la fois d’élus et de citoyens tirés au sort3. Une crainte qu’on peut cependant nourrir à cet égard, c’est qu’une telle assemblée ne récolte pas tous les fruits du tirage au sort. Les représentants tirés au sort souffriraient en effet probablement d’une forme de domination intellectuelle exercée, consciemment ou non, par les politiciens professionnels, auxquels l’expérience politique ne manquerait pas de conférer un certain sentiment de supériorité. Qui plus est, les partis politiques seraient fortement incités à accueillir les nouveaux venus dans leurs rangs. On perdrait alors beaucoup des avantages liés au fait d’entendre la voix de citoyens ordinaires et de pouvoir contourner la discipline de parti (voir ci-dessous).
Restaurer la confiance
Le projet de substituer partiellement le tirage au sort à l’élection est le plus souvent motivé par le constat de crise actuelle de la représentation politique. Cette crise se manifeste dans la méfiance régulièrement exprimée dans des sondages d’opinion (et dans certains résultats électoraux) par le grand public, dans la plupart des démocraties développées, à l’égard de la classe politique. En conséquence, la participation des citoyens aux élections est en déclin dans la plupart de ces démocraties, de même que l’affiliation et l’identification aux partis politiques. Ceci peut être interprété comme étant la résultante de deux facteurs principaux. D’une part, le fait que beaucoup de citoyens doutent que leurs représentants agissent dans leur meilleur intérêt ou selon leurs aspirations.
D’autre part, le fait que les États-nations démocratiques ont perdu beaucoup de leur pouvoir de régulation dans un contexte économique caractérisée par la compétition internationale et la mobilité du capital. Il va de soi que la réintroduction du tirage au sort en politique n’est susceptible de remédier qu’au premier de ces deux problèmes. Elle ne suffira donc pas à guérir tous les maux de nos démocraties.
L’idée séduit, néanmoins, parce qu’elle semble susceptible de restaurer une bonne part de la confiance des citoyens dans leur système politique. On observe en effet aujourd’hui un retour en grâce de la participation citoyenne par tirage au sort, qui était une pratique courante dans la Grèce antique et dans certaines républiques italiennes au Moyen-Âge. Les dernières décennies ont vu se multiplier, à travers le monde, les expériences d’assemblées citoyennes amenées à se pencher sur des questions politiques comme la réforme des règles électorales (Canada et Pays-Bas), ou carrément une révision de la constitution (Irlande et Islande). En Belgique, le G1000 fut une expérience marquante à bien des égards, même si elle n’a pas eu d’impact politique direct. C’est dans la continuité de telles pratiques que s’inscrit la proposition ici examinée, celle d’une véritable chambre de représentants tirés au sort, qui aurait cette spécificité par rapport aux expériences mentionnées d’être intégrée de manière permanente dans le système législatif, de sorte que ses recommandations pourraient plus difficilement être ignorées.
Il y a fort à parier que les citoyens s’identifieront plus aisément à des personnes ordinaires, tirées au sort, qu’à des élus, même s’ils n’ont pas été consultés dans la sélection des premières. L’avantage d’un système bi-représentatif, pour reprendre la formule de Van Reybrouck, c’est qu’il combine deux formes distinctes de légitimité. D’une part, la légitimité d’autorisation que confère l’élection : nous choisissons nos représentants et nous les autorisons à gouverner en notre nom. D’autre part, la légitimité de similarité : nous nous fions à l’avis de citoyens tirés au sort parce qu’ils représentent la diversité de la population, parce que ce sont des citoyens ordinaires, que leur mandat ne constitue qu’une interruption dans le cours d’une vie qui n’est pas dédiée à la politique. L’adjonction d’une telle forme de légitimité à la légitimité d’autorisation serait essentielle pour contrer l’idée selon laquelle les représentants politiques forment une classe à part et ne se soucient pas des aspirations du plus grand nombre. À condition de prendre au sérieux l’avis de la seconde chambre, d’entrer en véritable dialogue avec elle, les représentants élus pourraient eux aussi regagner en popularité. Rien ne le garantit, bien entendu, mais c’est une perche qui leur serait tendue.
Un manque de compétence ?
La crainte, cependant, c’est qu’en cherchant à restaurer de cette manière la confiance citoyenne, on affaiblisse la qualité générale du système législatif. Après tout, la professionnalisation de la politique possède les avantages de la division sociale du travail : tout le monde ne peut pas être bon dans tout et la spécialisation peut donc bénéficier à tous.
La proposition d’un Sénat tiré au sort ne court-elle dès lors pas le risque de l’incompétence et donc de mauvaises décisions ? Rien n’est moins sûr. En effet, la professionnalisation de la politique possède également ses effets pervers, qui affectent négativement la qualité des décisions législatives. La compétence politique (que ne garantit aucunement l’élection, mais que peut accroître l’expérience politique) n’est donc pas une garantie de décisions de qualité.
Parmi les effets pervers de la professionnalisation de la politique, il y a évidemment la déconnexion dont on se lamente souvent entre la classe politique et le grand public. Du fait de leur manque de diversité (en raison de l’élitisme du mécanisme électoral), de leur position particulière et d’habitus propres au métier de politicien, il se peut que les élus perdent largement le contact avec la réalité sociale vécue par les plus bas revenus. Ils peuvent ignorer complétement ce que cela signifie d’être au chômage ou de travailler dans certains secteurs, par exemple.
Ce manque de diversité diminue en outre la compétence collective des assemblées élues. Des recherches empiriques sur l’intelligence collective ont en effet établi qu’en raison des bénéfices de la diversité cognitive (c’est-à-dire la diversité des intelligences et des perspectives), des groupes non experts mais diversifiés sont souvent meilleurs, dans la résolution de problèmes complexes, que des groupes d’experts. Contrairement à l’idée reçue, donc, la compétence ne suffit pas à l’intelligence, et le tirage au sort peut contribuer à accroître la qualité globale des décisions collectives grâce aux gains de diversité qu’il permet.
Le tirage au sort possède encore d’autres avantages du point de vue de la qualité des décisions. Par exemple, le fait de favoriser une attitude plus délibérative de la part des représentants. En effet, des personnes tirées au sort n’ont pas de promesses électorales à tenir, ni d’instructions de parti à respecter. De ce fait, elles sont plus libres que des élus de changer d’avis et de n’agir qu’en fonction des meilleurs arguments entendus. Qui plus est, le fait de ne pas être choisies en fonction de leur compétence devrait les rendre plus humbles et plus attentives aux opinions consultées (qu’il s’agisse d’experts ou de représentants de la société civile).
Par ailleurs, le fait de ne pas devoir se soucier de leur réélection pourrait permettre de libérer les représentants tirés au sort de la logique court-termiste qui affecte la démocratie électorale. Ils auraient moins de pression à obtenir des résultats immédiats. Au vu des défis environnementaux auxquels nous faisons aujourd’hui face, c’est un atout considérable.
L’objection de l’incompétence est donc mal placée, puisque le manque d’expérience politique dont souffriraient des citoyens tirés au sort peut contribuer à un regard neuf, plus humble et plus libre sur les problèmes politiques, susceptible d’améliorer nos systèmes représentatifs. La proposition fait néanmoins face à un certain nombre d’autres défis.
Qui accepterait de siéger ?
Le premier est celui du taux d’acceptation et de participation, c’est-à-dire le nombre de personnes qui accepteraient la mission. Dans les expériences d’assemblées citoyennes tirées au sort, ce taux est généralement très faible. Il était d’environ 6% pour les assemblées sur la réforme électorale en Colombie britannique (2004), en Ontario (2006) et aux Pays-Bas (2006), et proche de 3% lors du G1000 en Belgique (2011). Lorsqu’on interroge les citoyens sur les raisons pour lesquelles ils refusent de participer à de telles expériences, ils invoquent le plus souvent un manque de temps, mais aussi la peur de s’exprimer en public, le manque de confiance en soi, l’hostilité à la politique, les doutes à propos de l’organisation, ou encore leur incompétence présumée. Si le prétexte du manque de temps ne serait plus vraiment valide dans le scénario d’un Sénat tiré au sort, dès lors qu’il s’agirait d’une mission à temps plein et rémunérée, il ne fait pas de doute que les autres motifs joueraient toujours. Et le taux d’acceptation pourrait même être encore plus faible étant donné l’exposition publique et la pression qu’elle entraînerait pour ceux qui accepteraient la charge. Bien entendu, un salaire attrayant (voire la garantie de retrouver son emploi) serai(en)t de nature à aider les gens à dépasser leur timidité, mais on peut néanmoins s’attendre à un grand nombre de refus.
La seule façon d’éviter un taux d’acceptation très faible serait de rendre la participation obligatoire – et de rendre cette obligation contraignante. Après tout, la participation à des jurys populaires est généralement obligatoire. Et il en va de même pour le vote dans notre pays. Cependant, une obligation de siéger une ou plusieurs années dans une assemblée politique est beaucoup plus exigeante que de se déplacer tous les quatre ans pour voter, et même que de participer quelques mois à un jury d’assises. C’est pourquoi une obligation d’accepter poserait des problèmes à la fois pratiques et éthiques.
D’un point de vue pratique, on imagine mal comment s’assurer que l’obligation soit contraignante sans d’importantes sanctions. Le vote a beau être obligatoire chez nous, on compte généralement autour de 10% d’abstentions. Or, étant donné le caractère particulièrement exigeant d’une obligation de siéger dans une assemblée publique, beaucoup de citoyens pourraient préférer payer une amende qu’accepter. Si cette amende est faible, elle serait donc inefficace. Et si elle est importante, cela créerait une inégalité problématique : certaines personnes seraient simplement en mesure de s’exempter de la charge grâce à leur situation économique privilégiée.
Par ailleurs, on peut raisonnablement douter de l’existence d’une obligation morale de montrer de l’intérêt pour la politique. On peut avoir de multiples bonnes raisons de refuser l’honneur : le fait d’habiter trop loin de la capitale, de devoir prendre soin au quotidien d’enfants ou de personnes âgées, de n’être tout simplement pas intéressé par la politique ou de se considérer, modestement, incompétent pour la mission.
Quelles sont les implications du rejet de cette obligation pour les promoteurs d’un Sénat tiré au sort ? Premièrement, cela signifie qu’il faut abandonner l’idée d’une assemblée pleinement représentative de la diversité de la population. Il y aura inévitablement des biais d’auto-sélection, c’est-à-dire que certaines catégories sociales seront plus susceptibles d’accepter que d’autres. Mais ce n’est pas trop grave si l’objectif est d’accroître la diversité plutôt que d’obtenir une parfaite représentation statistique.
Deuxièmement, en vue de maximiser la diversité, il faut certainement s’interroger sur l’opportunité d’utiliser des quotas en plus de la sélection aléatoire. Ceci ne résoudrait pas entièrement le problème des biais de sélection, puisque ceux qui accepteraient de siéger partageraient sans doute malgré leurs différences une série de caractéristiques communes telles que la confiance en soi et l’engagement politique, mais cela permettrait en tout cas d’accroître la diversité des participants. Reviennent cependant les interrogations traditionnelles par rapport aux quotas4 : comment s’entendre sur les groupes qui doivent et ceux qui ne doivent pas avoir une représentation garantie ? Est-ce que les représentants de certains groupes doivent nécessairement défendre les intérêts spécifiques à leur groupe ? Est-ce que cela ne renforcerait pas les divisions sociales, ethniques, etc. ? L’avantage du tirage au sort simple (sans quotas) est précisément qu’il permet d’éviter toutes ces difficultés. On pourrait donc préférer se contenter de la diversité plus modeste qu’il offre, ou se limiter à des quotas moins controversés comme les quotas linguistiques et la parité hommes-femmes.
Quelle légitimité ?
Autre défi : la légitimité de ce nouveau Sénat. Qu’est-ce qui autoriserait des citoyens tirés au sort à prendre des décisions au nom de tous ? Les représentants élus dérivent leur légitimité (certes contestée) du fait que chaque citoyen a eu l’opportunité de voter et donc d’influencer leur sélection. Voter implique de consentir à être représenté et d’accepter les règles du jeu : les élus ont le droit de prendre des décisions au nom du peuple pendant la durée de leur mandat (ce qui n’empêche pas de les critiquer). Outre l’autorisation, la légitimité des élus provient du fait qu’ils auront des comptes à rendre à la prochaine élection et qu’ils sont donc minimalement tenus d’agir en fonction des intérêts et aspirations de leur électorat.
Étant donné que les citoyens n’auraient pas le pouvoir d’influencer la sélection des membres du Sénat5 ni de les sanctionner à la prochaine élection, que se passerait-il si la majorité se trouvait en désaccord avec les positions de cette assemblée ? On pourrait se retrouver dans une situation où les citoyens auraient accepté l’usage du tirage au sort mais ne se reconnaîtraient pas dans les décisions des sénateurs et se trouveraient sans moyen d’obliger ces derniers à agir selon leurs aspirations. Rien ne garantit en effet que les sénateurs s’aligneront sur l’opinion publique, puisqu’ils seront placés dans des conditions de délibération particulières, et qu’il seront sans doute mieux informés sur les implications des décisions à prendre. En outre, les soupçons ne manqueront pas d’accompagner le processus de sélection. On peut en effet s’attendre à ce que certains doutent de la pureté ou de l’impartialité du tirage au sort, cette méthode de sélection étant moins transparente que l’élection et susceptible de générer des surprises statistiques que certains ne manqueront pas d’interpréter comme de la fraude6.
En vue d’éviter ces difficultés, il faudra miser sur les échanges communicationnels entre les représentants tirés au sort et le grand public. Les premiers pourraient ainsi avoir à rendre compte publiquement de leurs décisions, par le biais de rapports publics obligatoires, par exemple, mais aussi plus informellement par leurs interactions avec la presse et la société civile. De telles interactions pourraient avoir un effet délibératif intéressant de par leur contribution au débat public. Une forme de discussion triangulaire permanente serait instaurée entre représentants élus, tirés au sort et grand public, les premiers et les seconds devant systématiquement motiver leurs désaccords devant le troisième. Le rôle joué à cet égard par les médias serait évidemment déterminant.
Mais la leçon principale qu’il faut à mes yeux tirer de cette discussion sur la perception de légitimité d’une assemblée tirée au sort, c’est que le tirage au sort ne devrait jamais remplacer entièrement les élections. Malgré tous leurs défauts, les élections ont en effet des vertus qui sont complémentaires par rapport à celles qu’offre le tirage au sort. Elles incitent les représentants à se soucier minimalement de l’opinion publique (s’ils veulent être réélus). Elles sont un moyen de se débarrasser des politiciens les plus impopulaires. Enfin, elles offrent à tous les citoyens une possibilité d’influencer le cours de la politique (par leurs choix électoraux) – cette possibilité se distinguant de la simple probabilité égale d’un jour avoir son mot à dire qu’offre le tirage au sort7. Sans élections, la majorité des citoyens serait en réalité privée de pouvoir politique.
Quelle indépendance ?
Un dernier défi auquel ferait face un Sénat tiré au sort, ce serait de préserver son indépendance, c’est-à-dire sa capacité à résister à l’influence des lobbies et à la corruption. Le tirage au sort est souvent défendu en raison de l’indépendance qu’il offrirait par rapport à l’élection. En effet, la possibilité de financer (parfois sans limites) la campagne électorale de son candidat favori constitue une des failles majeures des élections telles qu’elles sont pratiquées. Cette liberté détruit l’égalité politique et fausse le processus législatif en rendant les élus aussi (voire plus) redevables envers ceux qui ont soutenu financièrement leur campagne qu’envers leurs électeurs. Sous régime aléatoire, ce problème serait écarté.
Il reste que les représentants tirés au sort seraient malgré tout vulnérables à d’autres formes de corruption, une fois au pouvoir. Et peut-être plus encore que les élus, à certains égards. En effet, les élus sont tenus de voter en cohérence avec la ligne idéologique de leur parti. Au contraire, une personne tirée au sort arrive au parlement sans promesses ni programmes, et parfois sans idées personnelles très claires. C’est donc la cible idéale pour les lobbies. Le risque est renforcé par l’absence de redevabilité des personnes tirées au sort envers un électorat : elles sont libres d’adopter la position qu’elles souhaitent, y compris une position très impopulaire. Ceci constitue un avantage d’un point de vue délibératif, mais aussi une source de danger. Moins les représentants sont redevables envers un électorat, plus ils deviennent des cibles attrayantes pour les groupes d’intérêt puissants envers lesquels ils risquent de devenir redevables.
Il faut donc réfléchir aux moyens de réduire la vulnérabilité à la corruption. Laisser le Sénat prendre des décisions dans le secret serait une mauvaise idée au vu de l’importance, pour la légitimité, des interactions entre les représentants tirés au sort et le grand public. Un salaire élevé constitue une piste plus prometteuse, mais l’expérience montre que cela ne garantit en rien l’absence de corruption. Qui plus est, on ne voudrait pas que les représentants tirés au sort soient motivés principalement par l’argent. On peut toutefois encore imaginer d’autres incitants contre la corruption, tels qu’une prime de dénonciation ou une prestation de serment accompagnée d’une sanction importante en cas de violation.
Si le risque de corruption ne constitue pas un argument décisif contre le tirage au sort, étant donné le bilan plus que mitigé de l’élection de ce point de vue, il doit donc malgré tout être pris au sérieux.
Un rôle subordonné
Au vu de ces différents éléments, il me semble que ce Sénat tiré au sort devrait disposer d’un pouvoir d’initiative, de seconde lecture et d’amendement, mais pas de veto. C’est une position controversée. Certains pensent en effet qu’on ne tire pas pleinement les fruits du tirage au sort si on limite ainsi le pouvoir de la chambre tirée au sort. Et à vrai dire, il y a une bonne dose d’incertitude sur la répartition des compétences la plus susceptible de tirer le meilleur des deux chambres. Ce qui nourrit ma position, c’est que plus la chambre tirée au sort disposera de pouvoir décisionnel, plus les citoyens sélectionnés seront soumis à la pression publique, intimidés par la mission, vulnérables à la corruption, et plus leur légitimité sera remise en question. Par ailleurs, un pouvoir de veto menacerait le potentiel délibératif de cette seconde chambre en la rendant plus vulnérable aux lobbies et jeux de pouvoir. L’expérience montre en effet que plus on augmente le pouvoir d’une institution, plus on met en péril son indépendance et la qualité de ses délibérations internes. C’est pourquoi la version ici défendue d’un Sénat tiré au sort subordonné à une Chambre élue me paraît la plus souhaitable. De par son caractère délibératif, la seconde chambre contribuerait à l’amélioration du débat public et de la procédure législative. De par sa redevabilité électorale, la première chambre préserverait, pour le reste de la population, un certain pouvoir de contrôle et d’influence.
La chambre tirée au sort ne serait-elle alors qu’un os à ronger pour le peuple ? Je ne crois pas. Étant donné la perception très positive dont elle jouirait probablement auprès du grand public en raison des effets de similarité et d’« ordinarité », les élus seraient fortement incités à courtiser son consentement, et donc à prendre en compte son avis et ses propositions d’amendement, voire à s’emparer de ses propositions législatives. Si la majorité ne le fait pas, l’opposition s’empressera vraisemblablement de se réclamer de cette autre légitimité « populaire », gagnant probablement en popularité auprès du grand public. En réaction, la majorité serait obligée de se montrer elle aussi plus attentive aux avis de la chambre tirée au sort. Il y a donc fort à parier qu’une telle réforme aurait des effets délibératifs non négligeables.