Retour aux articles →

Square Lumumba : décoloniser les espaces et les esprits

LumumbaBruxelles1960
LumumbaBruxelles1960
«Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m’ont jamais amené à demander la grâce, car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés.»[1.Phrase tirée de la dernière lettre de Patrice Lumumba à sa femme, Pauline Lumumba, en novembre 1960 avant sa mise à mort.]

Cet article a paru initialement sur le site web de Politique (le 9 juillet 2018).

Cette citation symboliquement puissante aurait pu être celle d’un résistant belge à l’occupation nazie. Un résistant qui écrit à sa bien-aimée avant sa mise à mort par la Gestapo. Elle est en réalité de Patrice Emery Lumumba, premier Premier ministre charismatique du Congo indépendant en 1960. Un Premier ministre assassiné le 17 janvier 1961 par un conglomérat d’acteurs coloniaux et impérialistes parmi lesquels on retrouve l’État belge, les États-Unis d’Amérique et la CIA, la Grande-Bretagne et ses services secrets du MI6 ainsi que plusieurs autres acteurs comme le révèle le passionnant livre de Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba[2.Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, 2000.]. Ces mots sont ceux d’un nationaliste, d’un panafricain, profondément amoureux de son pays et de l’Afrique, de leurs peuples et de leurs classes populaires. Ces mots sont ceux d’un résistant, d’un dirigeant éclairé qui voyait bien avant les autres les dégâts du néocolonialisme actuel sur son pays et son continent. Longtemps en Belgique, on considéra – et certains considèrent encore – que les mots et la lutte d’un résistant africain à l’impérialisme et au colonialisme ne peuvent pas être mis au même niveau que ceux d’un résistant européen au nazisme.

Certains peuples méritent-ils la barbarie, les massacres, les crimes contre l’humanité, la négation humaine alors que d’autres ne les méritent pas ? Cette question résume la colère et l’incompréhension de Patrice Lumumba face à la violence coloniale.

Il résumait d’ailleurs cette incompréhension et l’origine de ses idéaux d’indépendance dans la dernière interview qu’il a accordée avant sa mort à un journaliste français, Roger Louis, alors qu’il était en résidence surveillée : «Je n’ai jamais compris dans ma vie pourquoi à l’école on nous enseignait qu’il faut être bon, avoir la charité chrétienne, l’amitié entre les Hommes, comment on peut concilier l’instruction que l’Européen nous donnait à l’école, les principes de civilisation et de morale avec les actes que ces Européens commettaient vis-à-vis des populations noires…»[3.Interview par Roger Louis du Premier ministre de la République démocratique du Congo, Patrice Lumumba, 2 septembre 1960, Cinq Colonnes à la une.] Patrice Lumumba pointe ici une des tares que le capitalisme et le colonialisme ont plantées durablement dans notre société : l’hypocrisie en matière de droits humains. Une hypocrisie qui persiste encore aujourd’hui dans les sociétés belge et européenne et que Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, a résumé en une seule expression : le relativisme moral[4.Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 12].

C’est pour combattre cette hypocrisie vicieuse, ce relativisme moral perfide que des intellectuels et des activistes de toutes origines, des associations africaines, des mouvements décoloniaux et panafricains se sont engagés depuis une quinzaine d’années dans une lutte qu’on a longtemps crue utopique, l’obtention d’une rue, d’une Place Lumumba. Il fallait obliger les institutions belges à appliquer les valeurs qu’elles proclament à longueur de journée.

Mobilisation citoyenne et populaire

Depuis le 30 juin 2018, les mots cités au début de cet article figurent sur le mât tronqué du square Lumumba. Ce square est avant tout le résultat d’un travail intellectuel, un travail de terrain et une mobilisation populaire de tous les instants. Ce travail a été certes couronné par une décision politique de l’ensemble du Conseil communal de Bruxelles-Ville à l’initiative de son bourgmestre socialiste Philippe Close et après une interpellation politique de la conseillère communale écologiste Zoubida Jellab. Si ces personnalités politiques sont à remercier pour leur initiative, il faut souligner que sans le contexte de la lutte des associations, cette décision n’aurait jamais été mise à l’agenda.

Le timing de la décision a vite fait de poser la question de la récupération politique par le bourgmestre. En période préélectorale, on ne peut échapper à ce débat. Philippe Close a-t-il agi par pure opportunité politique ou par conviction ? Il est certain que le mayeur a vu dans les refus, hésitations et tâtonnements de la commune d’Ixelles – où la demande de la place avait été initialement faite – une opportunité politique à saisir.

La suspicion de récupération politique vient du fait que contrairement à d’autres, Philippe Close et la Ville de Bruxelles n’ont pas été très entreprenants ces derniers mois et ces dernières années alors que le débat sur la décolonisation de l’espace public battait son plein. D’autres politiques ont été plus actifs et depuis plus longtemps : le groupe Ecolo-Groen à travers ses mandataires comme Zoé Genot[5.Zoé Genot a initié en 2012 une résolution visant à un effectuer un travail sur les diverses responsabilités de l’État belge dans la colonisation. Projet repris par ses collègues Benoît Hellings et Wouter De Vriendt qui a abouti à une proposition de résolution finale « concernant le travail de mémoire à mener en vue de l’établissement des faits afin de permettre la reconnaissance de l’implication des diverses institutions belges dans la colonisation du Congo, du Rwanda et du Burundi.], Benoît Hellings, Wouter De Vriendt, Ken Ndiaye[6.Ken Ndiaye et Julie De Groote ont été dans l’opposition ixelloise en pointe pour l’obtention d’une «Place Lumumba à Ixelles». Ken Ndiaye avait notamment déposé une motion au Conseil communal d’Ixelles sur ce sujet.], Julie De Groote du CDH ou encore la socialiste Catherine Moureaux sur la question de l’enseignement de l’histoire coloniale. Ce fut donc une surprise pour les associations travaillant depuis longtemps sur ce sujet de voir une prise de position aussi forte venant de la Ville de Bruxelles.

Toutefois, il faut reconnaître à Philippe Close le fait d’avoir pris une responsabilité politique et d’en assumer les conséquences, notamment la pression des anciens colons et de leurs différents lobbys proches du Mouvement réformateur. L’aspect sincère ou récupérateur de la démarche sera vérifié rapidement lorsqu’il faudra concrètement agir dans l’enseignement communal dont la Ville est un pouvoir organisateur, ou pour respecter la promesse d’ériger une statue de Lumumba sur le square.

En finir avec propagande coloniale

Situé derrière le métro Porte de Namur à l’entrée du quartier Matongé, la symbolique du square et les mots de ce mât tronqué ne s’adressent pas seulement aux Congolais.e.s, aux Noir.e.s, aux Afrodescendant.e.s ou aux touristes. Patrice Lumumba positionné en face de Léopold II dans l’espace public interpelle aussi les citoyen.n.es blancs, victimes comme les Noir.e.s de la propagande coloniale et de ses effets destructeurs.

Ces effets, nous les avons vus à l’œuvre lors du processus de préparation de l’inauguration et des activités qui l’ont accompagnée. Le déni colonial aidant, l’événement n’était pas en pratique assez pensé comme un événement belge, mais plutôt comme un événement que l’on organisait au profit des communautés africaines. Certains acteurs du dossier à travers leur langage symbolisaient assez bien le déni colonial inconscient. « C’est votre événement », nous disait-on souvent. Et nous de rectifier : «C’est un événement qui concerne la Belgique, c’est notre événement à tous». C’est au nom de la société belge et au nom de l’histoire commune entre la Belgique et le Congo que cette décision a été prise. Il n’était pas question pour les associations que ce square soit présenté comme un cadeau qui leur était fait plutôt que comme un outil de citoyenneté inclusive visant à participer à la décolonisation de la société belge.

Le déroulement des événements, les tensions qui en ont résulté nous ont renforcé dans l’idée que la décolonisation des mentalités et des institutions est un combat qui doit continuer sans relâche. L’événement qui témoigne de cette nécessité a été la décision du Bourgmestre Philippe Close d’interdire à Ludo De Witte d’intervenir lors de la conférence du 29 juin[7.Michel Bouffioux, «Square Lumumba à Bruxelles : le sociologue Ludo De Witte censuré», Paris-Match.]. Une conférence qui avait pour thème principal «l’héritage de Lumumba». Les associations se sont retrouvées face à un véritable véto. Ou nous acceptions de remplacer celui qui a joué un rôle déterminant dans la découverte et la vulgarisation du processus ayant mené à l’assassinat de Patrice Lumumba et à la déstabilisation du Congo, ou la conférence était annulée.

Cette décision ubuesque est symptomatique d’un état d’esprit et de réflexes issus de la colonisation qui sont encore fort répandus dans l’establishment politique, économique et culturel. Comment peut-on comprendre que dans un État qui se dit démocratique, une telle décision ait pu être prise à ce niveau au motif improbable que l’auteur avait des antécédents avec la sûreté de l’État ? Des habitudes nées sous la colonisation sont encore perpétuées aujourd’hui. Elle prouve que des acteurs politiques sous-estiment encore la capacité des associations africaines et afrodescendantes à défendre leurs principes et à ne pas obtempérer au premier ordre venu.

Enfin, derrière cette décision, on peut aussi lire une forme d’ignorance sur le fonctionnement et l’histoire des structures militantes issues des communautés africaines. En effet, si le bourgmestre était conscient de l’aura et de l’importance du travail de Ludo De Witte au sein de ces communautés, il ne se serait pas engagé dans une telle voie risquée. Heureusement pour lui qu’en bon politique, il a su quelque peu redresser la barre en revenant sur sa décision suite au tollé médiatique et populaire et en présentant ses excuses devant Ludo De Witte lors de cette conférence[8.Michel Bouffoux, «Square Lumumba : la censure de Ludo De Witte revue et corrigée», Paris-Match.].

Premier jalon d’une décolonisation à approfondir

Contrairement à ce que pourraient penser certain.e.s, l’obtention de ce square n’est pas l’aboutissement du combat pour la décolonisation de l’espace public ou de la société. C’est plutôt le premier jalon visible qui appelle tou.te.s les progressistes à intensifier la lutte. L’une des premières urgences de cette décolonisation vise à faire la lumière sur les cadavres du passé enfouis dans notre mémoire collective. Le premier d’entre eux est Patrice Lumumba. La commission d’enquête parlementaire de 2001 qui visait à faire la lumière sur sa mort fut une œuvre inachevée. D’ailleurs, une plainte est déposée en ce sens au pénal par sa famille biologique contre douze personnalités belges dont un certain Étienne Davignon, président du Conseil d’administration du Bozar.

Ce crime de guerre ne peut rester impuni et contribuer à ce que ce dossier ne soit pas oublié est l’un de nos chevaux de bataille. La présence de femmes ayant lutté contre l’esclavage et la colonisation au nom des valeurs de liberté, d’égalité et de dignité dans l’espace public est aussi un objectif essentiel à atteindre. Il faut aussi solder les comptes de l’exotisme raciste dont notre société a été tributaire. Comme les dents de Lumumba arrachés par l’un des deux gendarmes qui ont découpé son corps, plusieurs crânes de personnes assassinées sous la colonisation circulent encore à Bruxelles[9.Michel Bouffioux, «Lusinga… Et 300 autres crânes d’Africains conservés à Bruxelles (Partie 2) : le pauvre diable de l’ULB», Paris-Match.]. Leur restitution est un devoir absolu pour l’État belge.

Enfin, l’enseignement est un chantier gigantesque qui mérite mieux que la réforme mise en œuvre dernièrement par la ministre Marie-Martine Schyns. Une réforme qui n’est que le recyclage d’une propagande coloniale adaptée à notre société du 21e siècle. Il est plus que temps d’inscrire dans l’agenda scolaire et universitaire l’objectif prôné en la matière par l’Unesco, «remédier à l’ignorance généralisée sur le passé de l’Afrique». L’utilisation des volumes de ce projet de l’Unesco aidera à sortir des stéréotypes, préjugés, représentations racistes, condescendantes et paternalistes de l’Afrique et des Africain.e.s encore ancrées dans notre société et dans les consciences.

«L’Europe a colonisé et peine à s’autodécoloniser… Je crois que l’approfondissement de la démocratie sera indissociable de la décolonisation. Ces deux phénomènes sont inextricables…»[11.«L’Europe peine à s’autodécoloniser», Interview d’Achille Mbembe, Le Vif-l’Express du 24 au 30 mai 2018. Entretien réalisé par Vincent Delcorps.], affirmait l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe lors de son dernier passage à Bruxelles. Ces phrases résument à elles seules l’engagement citoyen des associations et mouvements décoloniaux mais aussi des progressistes qui croient qu’une citoyenneté ouverte, inclusive est la seule manière de construire une société démocratique et conviviale fondée sur des rapports d’égalité. Cela implique de regarder le passé avec lucidité et distance afin de pouvoir construire un avenir meilleur pour nos enfants et pour nous. Le square Patrice Lumumba va y contribuer.

(Imagine de la vignette et dans l’article sous CC0 1.0 ; photographie de Patrice Lumumba prise à Bruxelles en 1960 par Herbert Behrens.)