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Souveraineté numérique et destruction de l’emploi

La crise économique de 2008 et tout ce qui a suivi nous ont habitués à considérer comme normale une certaine dépendance des États face aux marchés financiers. Le basculement s’est installé dans les esprits en moins de 7 ans ! Il n’est pas, il n’est plus surprenant que des structures étatiques doivent tenir compte des demandes, des attentes et de l’humeur d’acteurs privés détenteurs de capitaux. C’est même devenu banal, tristement banal ! Et pourtant, personne n’avait vraiment vu venir ce basculement. S’il a fallu 7 ans pour se résigner à ce nouveau rapport de force, et pour que plus aucun responsable politique n’ose parler « avenir » sans parler budget, dette, emprunt et « humeur des marchés », le glissement de pouvoir est plus ancien. Il remonte aux années 80, au développement de l’informatique et d’Internet, et surtout à la dématérialisation des titres qui représentaient les actions. En quelques années, il devient possible d’acheter et de vendre, de prêter et d’emprunter des sommes considérables, partout sur la planète, et dans des délais de plus en plus courts. Ce développement est salutaire car il démultiplie les capacités d’investissement, mais il implique une autonomie des marchés financiers face aux États désormais soumis à une logique sur laquelle ils n’ont plus aucune prise : il va donc falloir « rassurer les marchés » même si ce n’est qu’en 2008 que ce besoin devient vital et même obligatoire ! Ce qui précède n’est pas le résultat d’un complot, c’est un processus historique en partie voulu par des gens de bonne foi, mais aussi par des investisseurs fortunés qui ont vu dans ce processus un intérêt indiscutable. Le reste relève d’une logique abstraite avec notamment le développement technologique, mais aussi les divisions entre États sur ces questions, et bien d’autres paramètres. Après tout, qui pouvait deviner que tout cela mènerait à une solide perte de souveraineté des États vis-à-vis des marchés désormais libérés, accélérés, mondialisés et dématérialisés ? Et qui aurait pu aller à l’encontre d’une telle logique sans apparaître passéiste, conservateur, réactionnaire, ringard, peureux et hostile aux progrès de l’informatique ? « Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » (Raymond Aron), voilà sans doute la meilleure façon d’expliquer ce qui précède, mais aussi ce qui risque d’arriver sur le plan économique (au niveau de l’emploi) dans les années qui arrivent. Car si aujourd’hui plus personne ne conteste la victoire des marchés au niveau du rapport de force, il en va tout autrement des prétendus avantages de l’économie numérique sur l’emploi demain ! Nous vivons une nouvelle révolution et, ici aussi, ses effets incertains sont écartés au nom du progrès. En effet, il ne se passe pas une journée sans qu’un nouveau logiciel, une nouvelle plateforme, un nouveau réseau social, une nouvelle application, une nouvelle start up ou un nouveau distributeur de contenu n’implique la destruction d’emplois. La dématérialisation de centaines de services désormais en ligne ou en partie en ligne (taxis, hôtellerie, banque, assurance, vidéo, musique, voyages, littérature, enseignement…) implique la disparition de l’emploi dans bien des secteurs. Et, comme dans les années 80, c’est le progrès qui est mis en évidence, et pas ses conséquences[1.En parallèle, mais c’est un autre problème, la maîtrise et la propriété de ces technologies sont essentiellement concentrées aux États-Unis, ce qui implique un problème de souveraineté numérique.] ! Tout ce qui précède ne veut pas dire que ces progrès sont négatifs et qu’il faut décourager l’innovation ou s’attaquer aux nouveaux entrepreneurs, mais, comme hier, on assiste de façon faussement naïve à une logique bien ancrée qui n’a encore rien montré de sa toute-puissance, notamment en matière de destruction d’emplois à très grande échelle.