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Retour encourageant à Porto Alegre

Après le controversé Forum social européen de Londres, 130~000 altermondialistes se sont réunis fin janvier au Brésil pour participer au cinquième Forum social mondial. Des changements importants au niveau de l’organisation et une volonté d’intégration en ont fait l’un des rassemblements altermondialistes les plus réussis et ce malgré un conjoncture internationale difficile.

Désormais actif et organisé dans des centaines de villes et de pays, le mouvement altermondialiste sous ses multiples formes ne peut en aucun cas se limiter aux forums sociaux mondiaux annuels. Ceux-ci constituent néanmoins un moment essentiel pour le mouvement, un événement qui concentre beaucoup d’énergie et qui permet chaque année d’illustrer quelques-unes des tendances fortes qui traversent le mouvement. En janvier 2005, ce rendez-vous phare de la planète altermondialiste atteignait également une phase délicate. Son organisation s’est vue de plus en plus critiquée et après un passage rafraîchissant par l’Inde en 2004, le rendez-vous était de retour à Porto Alegre (Brésil). Loin du Forum économique mondial de Davos, de l’OMC ou du FMI, le mouvement se retrouvait dès lors face à lui-même dans une phase particulièrement délicate à négocier : sa routinisation. Après quatre éditions, le FSM ne bénéficiait plus ni de la dynamique ni de l’excuse de sa nouveauté. Cette phase nouvelle du Forum semblait dès lors propice aux querelles internes et à une organisation de plus en plus institutionnalisée. D’autant plus qu’au niveau européen, le mouvement restait sur l’une de ses pires expériences : le Forum social européen de Londres qui s’est tenu en octobre 2004. Il avait notamment été marqué par un poids démesuré des acteurs politiques dans le «Forum officiel», par une organisation particulièrement verticale et institutionnalisée ainsi que par le renforcement de certaines tensions au sein du mouvement, notamment entre les espaces autonomes des jeunes activistes et les organisateurs du Forum. À ce défi de la routine, il faut ajouter un autre challenge de taille : celui du nombre. Les quatre premiers forums sociaux mondiaux ont successivement rassemblé 23~000, 50~000, 100~000 et 120~000 participants. En 2005, ce sont plus de 130~000 personnes qui ont pris part au Forum dont les chapiteaux s’étalaient sur sept kilomètres. 200~000 manifestants ont envahi les rues de Porto Alegre pour son ouverture et 6~200 journalistes l’ont couvert. Cette participation massive et inégalée témoigne d’un réel succès dont continue de jouir le mouvement altermondialiste malgré la conjoncture difficile. Face à cette ampleur, comment éviter que le problème central ne devienne de «caser les foules», selon les termes d’un organisateur brésilien en 2003? Comment ne pas réduire les participants à des spectateurs passifs et permettre au contraire aux nouveaux venus et aux altermondialistes de longue date de prendre chacun une part plus active? Comment éviter une institutionnalisation croissante de l’organisation?

Organisation décentralisée

Pour relever ces défis et répondre aux critiques qui se sont multipliées depuis 2003, le Forum 2005 s’est voulu organisé de manière décentralisée. Concrètement, cela signifiait par exemple qu’aucune conférence n’était proposée directement par le Forum lui-même ou par le Conseil international mais que les associations participantes s’en chargeaient. Plutôt qu’une foule de 11.000 personnes devant quelques stars intellectuelles du mouvement (telles que Naom Chomsky ou Arundhati Roy en 2003), des centaines de chapiteaux ont accueilli des conférences plus restreintes organisées par plus d’un millier d’associations et dont bon nombre se voulaient «plus participatives». Inspiré par les expériences du camp des jeunes et du passage en Inde, il s’agissait également de mettre en pratique quelques-unes des idées de cet autre monde possible que les altermondialistes prétendent promouvoir. Les tentes au bord de la lagune ont ainsi remplacé l’université privée catholique comme lieu d’accueil du FSM, les entreprises d’économie solidaire ont trouvé un peu plus de place pour ravitailler les participants, les sacs du FSM ont été fabriqués par des associations de réinsertion professionnelle… Au plus loin du récent FSE de Londres, la cohérence entre les moyens et les fins a ainsi été davantage prise en compte, même si la route semble encore longue dans ce domaine comme en témoigne le peu de respect des participants pour le tri des ordures, l’absence quasi totale d’intérêt soulevé par les listes électroniques lancées en juin 2004 afin de rendre participatif l’ensemble du processus de préparation, la nette prédominance des hommes aux tribunes – ce qui représente un recul important par rapport aux efforts accomplis aux FSM précédents ainsi qu’au FSE de Paris – ou encore l’écart qui se perpétue entre les «simples citoyens» participant et les leaders intellectuels qui gardent une mainmise sur l’organisation et tendent à parler pour l’ensemble du mouvement. La manière dont «le consensus de Porto Alegre» a été rédigé et rendu public en constitue une illustration supplémentaire. La grande majorité des altermondialistes apprécie la clarté du document et s’accorde sur les mesures contenues dans ce texte (citoyenneté, annulation de la dette, taxe sur les transactions financières, suppression des paradis fiscaux et des bases militaires en territoire étranger, protection de l’environnement, démocratisation des institutions internationales…). Cependant, beaucoup ont été déçus par la manière dont ce groupe de 19 intellectuels, réuni à l’initiative de Bernard Cassen (président d’honneur d’ATTAC-France et rédacteur en chef du Monde Diplomatique), a construit ce document, perçu parfois comme un putsh et sans concertation avec les mouvements présents, et l’a rendu public dans le palace luxueux du centre-ville plutôt que dans les chapiteaux du FSM. D’aucuns rappellent d’ailleurs qu’il ne s’agit que de l’un des 252 documents de propositions alternatives rédigés au cours de ce cinquième FSM — parmi lesquels on compte notamment la désormais traditionnelle «déclaration des mouvements sociaux et activistes».

Relations informelles et présence individuelle

En quatre jours, 2.500 ateliers, séminaires, tables rondes ont été organisés autour de onze «espaces thématiques» : droits humains, luttes sociales, communication, économie solidaire, paix et démilitarisation, socialisation des savoirs et des technologies, ou encore «éthique, cosmovision et spiritualités». Bref, il s’agit d’un événement immense dont nul ne peut prétendre avoir une vue d’ensemble. Quelques évolutions par rapport aux années précédentes peuvent cependant être soulignées. Ainsi, parmi les multiples revendications, l’annulation de la dette du Tiers-monde a occupé la première place lors de ce Forum qui a également été marqué par la présence massive du thème des nouvelles technologies de l’information et de la communication — de la liberté de la presse aux logiciels libres en passant par l’affirmation de nouvelles formes de créativités. La culture y était également plus présente, tant au niveau des conférences que des concerts. Davantage encore qu’auparavant, ce Forum a rassemblé différentes visions du changement social. Si de nombreux débats tournaient autour de la volonté de «changer le monde sans prendre le pouvoir », la réforme des institutions internationales et de l’ONU en particulier a également suscité beaucoup d’intérêt. Bien qu’elle continue d’être un sujet important, la guerre n’occupe plus le rang qu’elle avait lors des deux FSM précédents. Le mouvement antiguerre a subi de plein fouet le succès électoral de Georges W. Bush et semble s’être quelque peu essoufflé. Néanmoins, les projets demeurent nombreux et l’assemblée contre la guerre a réuni plus de 600 personnes. L’un des débats majeurs est ici la manière d’apporter un soutien à la société civile iraquienne, certains leaders (tel que Walden Bello de Focus on the Global South) estimant qu’il faut soutenir l’ensemble de la résistance à l’occupation alors qu’une majorité d’altermondialistes mettent en garde contre les dangers du fondamentalisme. Alors que certains ateliers se situaient au niveau de la vulgarisation de certaines thématiques, d’autres ont abouti à des échanges de procédés — par exemple la manière dont les mouvements sont parvenus à faire adopter une loi en faveur de la taxe Tobin par le Parlement belge — ou à des débats au niveau des stratégies à mettre en place face aux institutions internationales. Mais au-delà des 252 documents proposant des alternatives, de quelques discussions des acteurs politiques et de l’organisation des campagnes ou de stratégies futures des mouvements, l’essentiel des résultats des forums sociaux mondiaux relève de l’informel: les réseaux créés ou renforcés entre des associations de plusieurs continents; les rencontres et les échanges noués dans les ateliers, les rues et les terrasses de Porto Alegre; les réflexions individuelles et collectives ainsi que la motivation nouvelle avec laquelle bien des participants disent rentrer dans leurs mouvements locaux. Alors que seuls les membres d’organisations inscrites au FSM pouvaient participer aux deux premiers Forums, les «individus» (personnes qui ne se sont pas inscrites via une association) constituaient en 2005 plus de 60% des participants, illustration supplémentaire d’un certain détachement des organisations et d’une individuation de l’engagement altermondialiste. Une partie d’entre eux participaient à leur premier forum, prouvant que la planète «alter» continue d’attirer de nouvelles recrues.

Camp des jeunes mieux intégré

Depuis 2001, la présence et la visibilité des ONG ont crû de forum en forum, cette cinquième édition ne faisant pas figure d’exception. Elle fut notamment marquée par le lancement d’une campagne contre la faim et par une présence renforcée d’ONG chrétiennes. Par contre, le monde musulman semblait tout aussi absent que lors des rencontres précédentes. La meilleure intégration du camp des jeunes en particulier constituait par contre un changement majeur. Auparavant relégué à plusieurs kilomètres du «forum officiel», le campement qui regroupait cette année plus de 33.000 jeunes était cette fois au centre du site. L’aspect festif y a bien entendu été important, l’ambiance rappelant souvent celle des campings des festivals estivaux mais de nombreux débats ont également été organisés dans les sept «espaces autonomes» gérés par les jeunes de diverses tendances : jeunesses des partis politiques brésiliens et latino-américains, jeunes des mouvements sociaux brésiliens ou encore activistes internationaux d’inspiration zapatiste qui ont créé un «caracol intergalactique». Si la plupart d’entre eux demeuraient critiques à l’égard du «forum officiel» et entendaient garder «un pied dedans, un pied dehors», le FSM 2005 a été marqué par une volonté réciproque d’ouverture et de dialogue, illustrée notamment par la présence de membres du Conseil international du FSM lors de certains débats au camp des jeunes. Près de 150 Belges avaient cette année fait le déplacement à Porto Alegre, parmi lesquels quelques leaders syndicaux et politiques (Elio Di Rupo, Joëlle Milquet, Isabelle Durant…), les principales personnalités du monde altermondialiste belge ainsi que quelques nouvelles figures participant à leur premier FSM. Plusieurs dizaines de Belges se sont rencontrés chaque soir à une terrasse du centre-ville où le Forum social de Belgique avait vu le jour en 2002. Ils formaient ainsi un véritable groupe et ont pu renforcer leurs relations. Suite à divers débats, les présidents de partis francophones seraient revenus de Porto Alegre avec la volonté de poser des actes concrets en faveur de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres…

Apprendre et se transformer

De nombreux organisateurs du Forum aiment à répéter que le FSM est une «place ouverte». Il se veut construit selon des idéaux de participation, de diversité, de respect et d’inclusion des différences. La réalité demeure cependant bien éloignée de la «totale auto-organisation», du «processus 100% horizontal» évoqué par Jeferson Miola, directeur exécutif du FSM Libération, 1er février 2005. Cependant, pour cette cinquième édition, le FSM a été capable d’apprendre et de se transformer. Alors qu’une institutionnalisation croissante aurait pu le paralyser, il a été marqué par une volonté de prendre en compte certaines critiques et d’apporter des changements importants à son organisation afin de tenter de rendre l’événement plus cohérent avec les idéaux altermondialistes. Si nul ne peut nier que les ressources économiques, sociales et culturelles demeurent des éléments importants pour participer au Forum et si l’augmentation du nombre de participants ne va pas forcément de paire avec celle de la diversité, l’organisation cinq années consécutives de cette gigantesque foire dont l’objectif essentiel est d’apprendre et d’échanger des expériences constitue en soi un succès. Petit à petit, les milliers d’acteurs qui créent ce Forum tentent de faire émerger une nouvelle culture du politique qui souligne tout l’apport de la diversité. Certes, le dynamisme et l’enthousiasme paraissent à certains égards moindres que lors des premiers forums, mais les reculs sont moins importants que ce que la conjoncture internationale et l’état du mouvement ne laissaient présager. Si les problèmes du FSM 2005 sont nombreux et si l’avenir du mouvement altermondialiste est loin d’être clair, l’événement semble cependant avoir globalement répondu aux attentes.