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Réginald Savage : où en est l’économie belge ?

 

À propos du livre de Réginald Savage: Économie belge 1953-2000, ruptures et mutations, Presses universitaires de Louvain, 2004.

Au début des années 1980, nos sociétés ont connu une mutation économique et politique d’une importance telle qu’on pourrait parler de changement de régime. Mais si le passage du «keynésianisme» au «néolibéralisme» a été l’objet d’ouvrages théoriques ou d’approches partielles, il manquait une étude d’ensemble des tenants et aboutissants de cette rupture pour la Belgique. C’est chose faite avec l’ouvrage que nous vous présentons aujourd’hui. Retracer et analyser les cinquante dernières années de l’économie belge, telle est la tâche énorme à laquelle s’est attelé Reginald Savage. Un imposant ouvrage en est le fruit : Économie belge 1953-2000 – Ruptures et mutations Reginald Savage, Économie belge 1953-2000, ruptures et mutations, Presses universitaires de Louvain, 2004, 731 pages. Un livre qui permet de mieux comprendre, du point de vue d’une petite économie ouverte comme la Belgique, les «golden sixties», la «crise économique» après le premier choc pétrolier, la montée du néolibéralisme, les années de restrictions budgétaires, la mondialisation… Impossible, bien sûr, de résumer une telle somme d’analyses et d’informations en quelques lignes. Ceci est une synthèse qui tire quelques leçons principales de l’ouvrage Patrick Feltesse est économiste, conseiller à l’association Fondation Travail-Université. Une version de cet article a été publiée dans la revue Démocratie de juin 2005 (n°11). Pourquoi le chômage a-t-il augmenté aussi rapidement en Belgique après le premier choc pétrolier ? Pourquoi plusieurs gouvernements ont ils dû imposer la modération salariale et un long tunnel d’assainissements budgétaires ? Quelles erreurs d’appréciation et de politique socio-économique ont été commises, mais aussi à quelles pressions du contexte économique et idéologique international a t-il fallu se plier ou résister, quelle fut l’influence du modèle de décision et de concertation sur le mode de réaction aux chocs externes, aux déséquilibres internes et aux mutations du système économique mondial ? Et surtout quelles furent les faiblesses structurelles de l’économie belge ? Elles persistent encore aujourd’hui dans un contexte en rapide évolution. C’est le regard tourné vers l’avenir que Reginald Savage a ainsi exploré cinq décennies d’histoire économique belge. Alors que la libéralisation et la globalisation de l’économie se poursuivent, et que l’économie est largement dominée par des logiques financières (plutôt que des logiques industrielles ou de développement), le salut des économies européennes se trouve à son avis et pour une bonne part, dans l’obtention d’une régulation plus forte au niveau mondial et dans une coordination des politiques des États membres focalisée sur des objectifs collectifs qui rompent avec l’idéologie du tout au marché comme panacée et avec la fuite en avant de la concurrence salariale.

Financiarisation à la belge

La crise a débuté à la fin des années 1960 aux États-Unis par un ralentissement des gains de productivité, une chute des taux de profit et une hausse de l’inflation. Près de 10 ans plus tard, le phénomène s’était étendu à l’Europe qui connut à la fois une stagnation de la production et une inflation allant jusqu’à rendre les rendements financiers réels négatifs. Le cercle vertueux alliant productivité croissante et hausses salariales était rompu, mais le patronat n’a pu obtenir un ralentissement suffisant des salaires pour rétablir les profits, alors que la première flambée des prix du pétrole en 1973 avait fait déborder le vase. Pour Reginald Savage, il s’agit d’une crise d’un régime qui se traduira par sa mutation et non comme on l’a cru à l’époque d’un accident de parcours. Un second choc pétrolier intervint en 1979, doublé les années suivantes par la hausse du dollar et de la livre sterling (les «pétrodevises» avec lesquelles s’achète le pétrole). Les économies replongent alors dans la récession, ouvrant la voie à l’offensive néolibérale. Les politiques économiques basculent donc, abandonnant la recherche du plein-emploi pour la lutte contre l’inflation, et permettant de rétablir les revenus financiers à travers la montée brutale des taux d’intérêt. Le chômage, en atténuant les revendications salariales, devient un outil de lutte contre l’inflation et de redressement des profits, tandis que la recette de la flexibilité tous azimuts passe la rampe. La hausse des taux d’intérêt et la suppression des entraves aux mouvements internationaux de capitaux modifient les comportements des rentiers et des entreprises. Il devient plus intéressant d’opérer des placements financiers et de réduire l’endettement de l’entreprise que d’opérer des investissements créateurs d’emplois. Et pour attirer les actionnaires lorgnant sur les taux d’intérêt, il faut relever les dividendes. Les investissements ne suivent donc pas le rétablissement des taux de profit, ce qui va provoquer un affaiblissement majeur des hausses salariales et de la demande, singulièrement à partir du milieu des années 1980, installant l’économie dans la croissance lente. Un second phénomène prend de l’ampleur : les investisseurs et les entreprises abandonnent leur ancrage régional ou national et deviennent très sélectifs dans leurs localisations. Ce que faisaient déjà les multinationales auxquelles la Belgique s’était largement ouverte comme substitut à une politique industrielle. Les grands groupes ne poursuivent plus de stratégie industrielle durable, ils deviennent des groupes financiers déplaçant leurs capitaux de par le monde.

Crise aiguë

La Belgique connaît une situation plus vulnérable déjà au début des années 1970. Sa structure industrielle est vieillissante, trop orientée vers des productions intermédiaires que les économies émergentes sont capables de produire à moindre coût, et vers des produits faiblement valorisés par les prix de marché relativement à d’autres produits à plus forte valeur ajoutée. En moyenne, les produits belges ont descendu dans la gamme des prix relatifs. Par ailleurs, les démarches commerciales restent limitées à l’égard de marchés plus lointains et plus porteurs comme l’Asie du Sud-Est. Les acteurs socio-économiques peinent à s’adapter à un tel retournement lors des négociations salariales. Les hausses salariales obtenues sont devenues difficiles à supporter pour les entreprises compte tenu du déclin de nos spécialisations. En outre, les prix de l’énergie se renchérissent, mais aussi les prix des autres composantes importées, du fait de la politique du franc fort pour lutter contre l’inflation et les tentatives spéculatrices tablant sur une dévaluation du franc par rapport au deutsche mark. La seule solution devient la restructuration à coups d’investissements économiseurs de main-d’œuvre, parfois retardée par l’obtention de subsides. Réduire l’emploi s’impose ainsi pour longtemps comme alternative à l’innovation salvatrice. Un comportement qui persiste encore trop aujourd’hui, alors que l’ouverture à l’Est et à la Chine nécessiterait de créer plus de produits de haut de gamme plutôt que de contenir les salaires, de plus en plus souvent en vain. La Belgique a particulièrement connu une situation duale entre l’industrie exposée à la concurrence internationale et les secteurs dits «abrités», secteurs bénéficiant des débouchés intérieurs liés à la bonne tenue des salaires mais répercutant ceux-ci sur les prix de vente au secteur exposé, accentuant ainsi la chute de rentabilité de celui-ci. Autrement dit, les secteurs les plus exposés ont été «pris en tenaille entre des coûts importés et domestiques incompressibles et des prix écrasés par la concurrence internationale». Aussi, la crise se traduisait par quatre phénomènes : les pertes d’emploi et la montée du chômage, l’inflation, le déficit du commerce extérieur et la perte de contrôle des finances publiques. L’État belge a bordé la crise avec une dette publique nettement supérieure à beaucoup d’autres pays européens, à la faveur d’une épargne interne importante. La montée du chômage a fait exploser les dépenses sociales et de soutien à l’économie. Mais lorsque les taux d’intérêt se sont élevés, ce handicap de départ est devenu un énorme problème : il fallut constamment emprunter pour payer des intérêts croissants, ce qu’on a nommé «l’effet boule de neige», d’autant que la croissance ralentie limitait les rentrées fiscales. Dès lors, pendant des années, les investissements publics et d’autres dépenses utiles sont restés en rade pour payer les rentiers. Dans ce contexte, il apparaît excessif d’incriminer les gouvernements des années après 1973 alors que l’essentiel de l’approfondissement de la dette publique est dû à la montée durable inattendue des taux d’intérêt mondiaux.

Les limites des remèdes

Dévaluation, blocage salarial, économies budgétaires et sociales, encouragement du capital à risque… autant de remèdes à la crise dont il est ressorti dès le milieu des années 1980 et à la faveur d’une baisse des prix énergétiques et des taux d’intérêt, un redressement de la rentabilité, de la compétitivité-coût, de la balance commerciale, et l’amorce d’une réduction des déficits publics. Toutefois, le volume des exportations n’augmentant quasi pas du fait du maintien dans des spécialisations et des orientations géographiques peu porteuses, la situation ne s’est pas rétablie. La dévaluation avait diffusé un certain appauvrissement relativement aux autres pays, à travers le renchérissement en francs belges des produits importés, concourant à comprimer la demande intérieure. L’évolution ralentie de l’activité économique et de l’emploi qui en a résulté et l’austérité salariale compétitive limiteront les recettes publiques, obligeant à relever impôts et cotisations, principalement sur les revenus du travail, tout en restreignant les budgets jusqu’aux dépenses publiques utiles au développement économique. La faible croissance et le souci de maintenir la compétitivité vont évidemment limiter les augmentations de salaires. Et l’assainissement budgétaire comme le refinancement de la sécurité sociale pourtant élaguée dans ses taux de remplacement et certains remboursements de soins vont encore comprimer l’évolution des salaires nets (nets d’impôts et de cotisations), qui vont connaître «un quart de siècle de quasi stagnation» (0,3~% de hausse annuelle hors index entre 1976 et 2000). À l’opposé de l’évolution des revenus professionnels, les revenus de la propriété vont exploser avec la montée des taux d’intérêt et des dividendes, les plus-values boursières, et la défiscalisation partielle des revenus financiers censée limiter «la fuite des capitaux». Ainsi l’évolution de l’économie mondiale et les problèmes belges vont favoriser les rentiers au détriment des travailleurs.

Le solidarisme sauvegardé

Toutefois, les adaptations à ces ruptures et mutations ont été menées en Belgique tout en continuant à «refinancer» Néologisme bien connu en Communauté française de Belgique la couverture sociale, élargissant ses prestations et la population bénéficiaire, malgré la baisse de l’importance de la masse des salaires dans le revenu national. Autrement dit le modèle de sécurité sociale a volontairement été sauvegardé en transférant du salaire direct (le salaire net) vers le salaire indirect (les prestations sociales). Le développement des assurances privées est dès lors resté assez marginal comparativement à d’autres pays. Cependant, les taux de remplacements bruts ont diminué depuis 25 ans (sauf en pensions), particulièrement ceux des allocations de chômage et d’invalidité. Et la redistribution sociale s’opère principalement entre revenus professionnels. Par contre, les revenus du patrimoine restent peu contributifs alors que leur part dans le revenu national a fort augmenté. Ainsi, face à l’impasse budgétaire et la contrainte de compétitivité, et malgré la baisse de la part des salaires dans le revenu national, les syndicats et les partis sociaux-démocrates ont dû accepter d’augmenter la part solidarisée des revenus des travailleurs pour sauvegarder le système social. Au sein de celui-ci, une part majeure de la croissance des dépenses est liée à la montée du chômage, une autre aux soins de santé, tandis que de multiples facteurs poussaient à la hausse les dépenses de pensions. Les revenus des aînés se sont ainsi améliorés, la pension moyenne (en termes nets d’impôts) augmentant pendant 30 ans par rapport au salaire net moyen, pour redescendre une partie du chemin à partir de 1987. En termes nets d’impôts, le revenu moyen par personne de plus de 60 ans (pensions et prépensions) est toutefois resté nettement plus proche du revenu professionnel moyen des personnes en âge d’activité (salaires et allocations) que durant les années 1960 et 1970. On sait toutefois que ce revenu moyen des aînés cache des disparités importantes entre retraités et entre ceux-ci et les prépensionnés, sans compter les revenus du patrimoine. On sait par ailleurs que les revenus des chômeurs et des invalides se sont relativement détériorés (en taux de remplacement surtout, du fait de la réforme de 1981 défavorables aux cohabitants et de l’absence de liaison au bien-être). Le prix de cette option, somme toute solidariste en dépit des élagages, fut l’absence de progression du salaire net hors inflation entre 1976 et 2000 (chute importante de 13,3% entre 82 et 85 suivie d’un rattrapage entre 88 et 92), compte tenu aussi de la modération des coûts salariaux pour limiter les pertes d’emplois. Durant les années 2000-2004 enfin, l’État belge a mené une politique de facto keynésienne (budget de l’assurance maladie, améliorations sociales, refinancement de la Communauté française…) par petites touches, tout en maintenant l’équilibre budgétaire grâce à la baisse des taux d’intérêt. Mais le préfinancement du coût du vieillissement par la baisse de la dette publique et le Fonds de vieillissement est resté insuffisant. Enfin, après l’hémorragie liée aux restructurations, les gouvernements et les partenaires sociaux ont réussi à sauvegarder beaucoup d’emplois grâce à l’encadrement des salaires (loi sur la compétitivité, modération salariale puis norme salariale). Le problème étant qu’à l’échelle de l’Union européenne, l’interaction entre pays des disciplines salariales contraint la demande et contribue à la croissance molle, ce qu’on peut observer aujourd’hui. Une sortie par le haut consisterait à mener des politiques nationales concertées et une politique européenne, notamment monétaire, qui contribuent à redresser durablement la croissance et l’emploi.

Recettes néolibérales

Dans l’économie mondiale libéralisée et dominée par les logiques financières, la forte rentabilité de l’économie marchande ne se traduit plus proportionnellement dans l’investissement productif en Europe et dans l’innovation De plus les profits d’une entreprise, d’un secteur ou d’un pays sont souvent réinvestis ailleurs et les activités d’une entreprise peuvent générer des profits apparaissants dans les comptes d’une société à l’étranger. Dès lors, faute de gains de productivité suffisants, de plus haute valeur ajoutée des produits, et d’extension des ventes au reste du monde, il est impossible de financer des hausses salariales susceptibles de relancer la demande intérieure européenne et de remplir les caisses publiques. Pas étonnant qu’on assiste à des délocalisations vers des marchés à plus forte croissance. La croissance molle en Europe est de surcroît auto-entretenue par les orientations politiques. La Banque centrale européenne, en voulant éviter le moindre regain d’inflation, alimente la montée de l’euro par rapport au dollar au détriment des exportations et donc de la croissance et de l’emploi. La concurrence fiscale entre États, et une certaine myopie guère contrecarrée des électeurs, massivement favorables aux baisses d’impôts, empêchent de refinancer le social, la recherche et l’enseignement supérieur, et les services, qui pourtant répondent à des besoins manifestés par les mêmes électeurs. S’ajoute une concurrence sociale qu’un élargissement piloté à droite pourrait amplifier. À ce jeu de la concurrence intra-européenne, tout le monde y perd, alors que tous les pays gagneraient d’opter pour une gouvernance économique européenne faisant coopérer tous les États membres, non seulement au maintien de la compétitivité, mais aussi à la relance du marché intérieur, première locomotive potentielle de la croissance avant celle de la demande mondiale. La législation sociale, le système de négociation et de concertation sociale, et le système de protection sociale ont été fustigés par les chantres du néolibéralisme, et de nombreuses mesures ont introduit de la flexibilité dans les relations sociales de travail. Mais la potion ne fut pas magique, pas plus d’ailleurs que la privatisation ou la mise en concurrence des entreprises publiques et de certains services publics. Le modèle belge peut a posteriori être qualifié de pragmatique, s’adaptant aux pressions concurrentielles plus fortes sur une structure d’activité vulnérable au contexte international, par une surveillance de la compétitivité salariale. Tout en intégrant modérément les recettes libérales, il a sauvegardé le caractère solidariste du système social malgré les élagages et l’érosion de la protection sociale, sans doute grâce à «une résistance organisée qui reste forte à l’encontre de tout démantèlement jugé excessif». L’Europe quant à elle, malgré son hétérogénéité, reste attachée à ses héritages sociaux tout en promouvant des politiques économiques libérales par trop dogmatiques. La modération salariale, la dérégulation sociale et la rigueur budgétaire et monétaire entretiennent une croissance molle. Pour Reginald Savage, ce modèle social-libéral devra sortir des contradictions d’une telle «politique de l’impuissance» J.-P. Fitoussi, La politique de l’impuissance, Paris, Arlea, 2005. Quant à l’endettement des États-Unis et au décollage chinois, ils comportent des risques importants de montée des taux d’intérêt et de pertes de parts de marché, qui appellent à des coopérations fortes pour des transitions en douceur.