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Profits économiques (en temps de guerre)

Oui, la Belgique est « en guerre » pour défendre des intérêts économiques. Mais ceux-ci ne se nichent pas sur le terrain des opérations : c’est la guerre elle-même qui constitue un marché juteux.

En 1999, suite à 78 jours de bombardements aériens, les forces de l’Otan pénètrent au Kosovo. Elles y mettent en place un dispositif destiné à assurer la protection de la région. Environ 1300 militaires belges y contribuent (leur nombre se réduira progressivement jusqu’à leur retrait en 2010). Leur mission principale consiste à surveiller la frontière entre le Kosovo et la Serbie et à assurer la sécurité aux alentours de la ville de Leposavic. Sur le plan économique, la région n’est pas riche. Cette situation ne résulte pas uniquement des dégâts causés par la guerre. Elle est également le fait de difficultés socio-économiques anciennes. L’activité locale est extrêmement réduite et le chômage fort important. Quant au complexe minier de Trepca, naguère considéré comme un « joyau industriel » du nord du Kosovo, il est alors perçu comme désuet.

Les interventions représentent avant tout un intérêt économique pour de nombreux acteurs belges qui participent à l’organisation, à la conduite et au soutien des opérations.

L’intérêt de cette description est d’attirer l’attention sur la difficulté à déduire un intérêt économique des interventions militaires auxquelles la Belgique participe. Dans bien des cas, les déploiements des militaires belges ne se font pas dans des zones florissantes mais dans des endroits déshérités. Dès lors, il convient de se méfier d’une certaine représentation selon laquelle il existe un lien automatique et direct entre les interventions militaires et le pillage de ressources abondantes et à portée de main. De ce point de vue, dans le cas belge, l’idée d’un « retour sur investissement » dans le contexte des interventions n’est pas évidente a priori. Cela ne signifie cependant pas qu’il n’existe pas d’enjeu économique autour des interventions. Toutefois, ces enjeux se comprennent d’autant mieux que l’on ne se focalise pas tant sur ce que l’on pourrait trouver sur les lieux des déploiements (au Kosovo ou en Afghanistan par exemple) que sur « ce qui est ici » (en Belgique). Pour le dire autrement, les interventions représentent avant tout un intérêt économique pour de nombreux acteurs belges qui participent à l’organisation, à la conduite et au soutien des opérations.

Curriculum vitæ

Tout d’abord, les interventions représentent un enjeu économique pour les membres des forces armées belges. Depuis la fin de la guerre froide, le territoire national n’est plus véritablement menacé. La capacité d’intervention est devenue une raison d’être importante du maintien des forces armées (dans un format certes réduit). Elle est donc un moyen de justifier des dépenses publiques qui servent entre autres à payer le salaire des militaires. Ensuite, l’enjeu économique pour les militaires se concrétise par les primes qu’ils reçoivent lors des opérations extérieures. Certains soldats voient ainsi leur revenu mensuel triplé lorsqu’ils sont à l’étranger. Notons aussi que pour les officiers, les interventions constituent une opportunité pour améliorer leur curriculum vitae. N’oublions pas que cette progression, qui conditionne en large mesure l’augmentation de leur revenu, dépend aussi de leur capacité à gérer convenablement une unité en opération. Qu’il soit bien clair que nous ne souscrivons pas à une vision purement cynique des motivations militaires (nombreux sont ceux qui croient sincèrement en l’utilité des interventions). Néanmoins, la composante salariale de leur travail ne peut pas non plus être complètement passée sous silence. Il convient ensuite de prendre en considération les enjeux économiques pour l’industrie de défense, soutien de facto aux interventions. En 2008, l’industrie de défense en Belgique représentait environ 4750 emplois directs et 417 millions d’euros de chiffre d’affaire[1.Pour plus d’information, voir Luc Mampaey, Radiographie de l’industrie d’armement en Belgique – mise à jour 2010, GRIP/ Note d’analyse, 31 mars 2010.]. Au cœur de ce secteur, la célèbre FN (Fabrique nationale) d’Herstal. Cette entreprise, devenue propriété de la Région wallonne depuis 1997, fournit les forces armées belges en armes légères (comme le fusil d’assaut FNC ou les mitrailleuses Minimi, MAG et M-2HB). Les mitrailleuses Minimi et MAG, pour ne citer que ces deux armes, sont également employées par de nombreux États dont certains, comme la France et la Grande-Bretagne, participent régulièrement à des interventions. Ajoutons également que la FN dispose d’une importante filiale aux États-Unis. Depuis les années 1970, cette dernière contribue à la capacité d’intervention des militaires américains auxquels elle vend les mitrailleuses M-240 et M-249 (en fait les appellations américaines de la MAG et de la Minimi). Plus récemment, cette filiale a également commencé à produire, toujours pour le compte du Pentagone, les dernières versions des fusils d’assaut M-16 (soit le M- 16A4 et le M-4). Début 2013, elle a ainsi décroché un contrat d’une valeur de 77 millions de dollars pour fabriquer les nouveaux M-4A1, des armes qui serviront entre autres aux soldats américains déployés en Afghanistan. Il y a peu, elle est aussi parvenue à remporter un marché pour la livraison d’un autre fusil d’assaut (le Special Operations Forces Combat Assault Rifle ou SCAR) aux forces spéciales américaines. Enfin, depuis 2008, en collaboration avec la société américaine Alliant Techsystems, la filiale américaine de la FN est chargée de la production de la dernière version des lance-grenades automatiques Mk- 19. La FN joue donc un rôle de premier plan pour les forces armées américaines dans le domaine des armes légères et de petit calibre. Le paysage industriel belge de la défense est ensuite complété par des sociétés telles que MECAR ou New Lachaussée. La première, spécialisée dans la fabrication de munitions et grenades, fournit entre autres les forces belges et américaines. La seconde, proche de la FN, vend des machines capables de produire des munitions.

La Belgique se retrouve enchâssée dans un édifice militaro-industriel transnational qu’elle contribue, à sa manière et à sa mesure, à perpétuer.

Il faut ensuite évoquer les fournisseurs de services et de matériel autres que les armes à destination des militaires. Dans cette catégorie, on peut citer l’entreprise Barco. A travers sa filiale BarcoView, elle produit des systèmes optoélectroniques pour avions et hélicoptères de combat. Ses équipements sont par exemple montés sur l’hélicoptère Tigre, entre autres utilisé par l’armée française en Afghanistan et en Libye. BATS (Belgian Advanced Technology Systems s.a.), fondée en 1984 par la Société régionale d’investissement de Wallonie, constitue un second exemple. Cette société produit des radars de surveillance du champ de bataille (qui peuvent être fixés sur des véhicules chenillés). Ces systèmes ont été achetés par plusieurs armées européennes et mis en œuvre au Kosovo. On peut ensuite mentionner Ilias Solutions, une société spécialisée dans le développement, la mise en œuvre et la maintenance de programmes informatiques destinés à la gestion logistique des forces aériennes. Les produits de cette société sont par exemple employés par les équipes de la force aérienne belge qui s’occupent des chasseurs-bombardiers F-16 (appareils qui ont récemment été utilisés en Afghanistan). On peut enfin évoquer le rôle de la société Sabca (Société anonyme belge de constructions aéronautiques), entre autres experte dans l’entretien d’avions de combat. La société se charge de la maintenance des F-16 de plusieurs armées européennes. Elle réalise aussi ce travail pour des avions A-10 de l’US Air Force, dont certains servent en Afghanistan.

De la pub pour la guerre ?

L’impact économique des interventions se fait ensuite sentir en dehors de l’industrie de défense à proprement parler, par exemple dans le domaine de la finance. Une campagne organisée en 2003 par Netwerk Vlaanderen[2.Netwerk Vlaanderen, Mijn geld. Goed geweten? Een onderzoek na de financiële banden tussen banken en wapenproducenten, octobre 2003 (consulté le 3 septembre 2013 sur : www.vredesactie.be/mijn-geld-goed-geweten).] avait bien éclairé cette problématique en pointant les investissements des banques à forte implantation belge dans l’industrie internationale de défense. Les rôles de Fortis, ING, Dexia, KBC et Axa avaient en particulier été mis en évidence dans ce contexte. À leur manière, elles contribuaient donc à la pérennisation d’un dispositif interventionniste par le soutien qu’elles accordaient à des fabricants d’armes. À un autre niveau, on peut aussi s’interroger sur la place du secteur publicitaire dans l’économie des interventions. En effet, pour mener à bien ses campagnes de recrutement et améliorer son image publique, la Défense nationale fait appel aux annonceurs civils qui diffusent des messages dans les gares, sur des bus ou encore font projeter des messages publicitaires dans les salles de cinéma. Pour les années 2012-2015, 7,5 millions d’euros seront consacrés à la communication de l’institution, dont une partie pour l’achat de tels espaces vantant les capacités militaires d’intervention. Ces quelques éléments prouvent qu’il existe des enjeux économiques pour la Belgique autour des interventions militaires. On remarquera que ces enjeux dépassent largement les seuls déploiements de troupes de la Défense nationale. Lorsque la FN produit les armes qui servent aux militaires américains lors de leurs opérations en Afghanistan ou lorsque les banques belges investissent dans les industries qui fabriquent le matériel qui sera employé par les forces de l’Otan en opérations extérieures, on peut certainement parler de participation et d’intérêts économiques belges aux interventions. En conclusion, on peut dire que la Belgique se retrouve enchâssée dans un édifice militaro-industriel transnational qu’elle contribue, à sa manière et à sa mesure, à perpétuer.