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Prisons : quel est le problème ?

Le nombre de détenus explose, les prisons aussi : les violences envers les autres ou envers soi s’y multiplient. En Belgique, après Bruges (632 places), inaugurée en 1991, Andenne (396 places), inaugurée en 1997, Ittre (405 places), inaugurée en 2003, Hasselt (450 places), inaugurée en 2005, la construction de sept nouvelles prisons et de 1900 cellules a été programmée par le gouvernement ; sur les sites existants, le Masterplan pour l’infrastructure pénitentiaire prévoit en outre d’étendre la capacité (379 cellules) et de rénover pour restaurer la capacité perdue (268 cellules). En attendant que ces travaux soient réalisés, il est prévu que quelque 500 détenus soient transférés des prisons belges vers celle de Tilburg, aux Pays-Bas. Mais, au fond, quel est le problème ? Est-ce le fait que les prisons sont surpeuplées – ce qui, en vingt ans, a justifié l’adoption d’une série de sanctions et de mesures pénales où l’on voyait autant d’alternatives à l’emprisonnement, et une extension du filet pénal sans précédent ? Ou est-ce le fait que «la population est sur-emprisonnée» Manifeste du G.I.P., in M. Foucault, Dits et Ecrits, tome II (1970-1975), n°139, Paris, Gallimard, 1994, p. 174  ? Pour 100 000 habitants, la Belgique comptait 55 détenus en 1980, 95 détenus en 2007 M. F. Aebi, N. Delgrande, Council of Europe Annual Penal Statistics – SPACE I – 2007, Conseil de l’Europe, PC-CP, Strasbourg, 24 mars 2009, p. 34, PC-CP_2009_01Rapport SPACE I_2007_090505_final_rev (consulté le 15.11.2009). C’est moins que les Pays-Bas (113 détenus pour 100 000 habitants en 2007 Idem ) et que les Etats-Unis (762 détenus pour 100 000 résidents en 2008 D.C Fathi, «Prison Nation», Human Rights Watch, http://www.hrw.org/en/news/2009/04/09/prison-nation (consulté le 15.11.2009) ). Il reste qu’au fond, le problème est l’augmentation du taux de détention : la surpopulation et la violence qu’elle génère n’en sont que des effets. Contre ce problème, la location et la construction de prisons ne peuvent rien, comme les talkies-walkies et les caméras de surveillance ne peuvent rien contre les problèmes de violence. Au contraire : ces solutions participent à leur amplification. Aussi faut-il se poser sérieusement la question : comment s’explique l’augmentation des taux de détention ?

Un peu d’histoire

Histoire brève : l’augmentation du nombre de détenus est due soit à l’augmentation du nombre des entrées en prison, soit à l’allongement de la durée moyenne de détention. En Belgique, depuis 1984, le nombre d’entrées tend à diminuer ; l’inflation carcérale résulte donc de l’allongement de la durée moyenne de détention. Effet de l’exacerbation de la répressivité : la proportion des détenus condamnés à des peines courtes décroît, la proportion des détenus condamnés à des peines plus longues croît, les libérations anticipées interviennent plus tard. Mais aussi, effet – paradoxal – de la lutte contre la surpopulation. De la diversification des sanctions et des mesures pénales, d’une part : les alternatives à l’emprisonnement ont pour objectif de réduire la surpopulation, mais pour effet de permettre l’allongement de la durée moyenne de détention. De la diversification des formes d’enfermement, d’autre part : les mineurs et les étrangers dont le séjour n’est pas ou plus autorisé ne pouvaient être détenus dans les établissements pénitentiaires que pour un temps très limité, ce qui avait pour effet d’y réduire la durée moyenne de détention ; ils sont désormais orientés vers des centres fermés qui leur sont spécialement destinés. Certes, leur place n’était pas en prison. Mais les places qu’ils ont libérées ne sont pas demeurées inoccupées ; quant aux centres fermés – ces prisons qui ne disent pas leur nom –, ils peuvent y être retenus plus longtemps, voire indéfiniment… Histoire longue : en Belgique, l’évolution du nombre de détenus entre 1831 et 2007 définit une courbe à partir de laquelle trois périodes se distinguent. La première va de 1831 à 1919 et présente les particularités suivantes : le nombre de détenus est élevé ; ses variations, importantes, suivent les cycles économiques longs. La deuxième va de 1919 à 1990 ; elle se caractérise par une baisse spectaculaire du nombre de détenus et par la réduction de l’ampleur de ses variations, qui cessent de suivre les cycles économiques C. Vanneste, «L’évolution de la population pénitentiaire belge de 1830 à nos jours : comment et pourquoi ? Des logiques socio-économiques à leur traduction pénale», Revue de droit pénal et de criminologie, 2001, 6, pp. 689-723. La troisième, qui court de 1990 à nos jours, voit le nombre de détenus augmenter rapidement, et la catégorie des «illégaux» se substituer à celle des «vagabonds». Fait sans précédent durant 100 ans : actuellement, compte tenu des mineurs et des «illégaux», le nombre de personnes enfermées est égal au nombre de personnes enfermées lors des crises économiques et politiques de 1848, 1886 ou 1902. Bien sûr, la population étant devenue plus nombreuse, le taux de détention – le nombre de détenus pour 100.000 habitants – n’est pas encore aussi élevé. Mais, aux personnes enfermées, s’ajoutent plus de 40.000 personnes exécutant une sanction ou mesure alternative à l’emprisonnement M. F. Aebi, N. Delgrande, op. cit., p. 91. Leçon de l’histoire brève : les alternatives à la prison sont les conditions de possibilité de la répressivité et lui donnent ses moyens ; pour limiter l’inflation et la surpopulation carcérales et éviter les violences qu’elle génère, c’est d’alternatives au pénal que nous avons besoin. Leçon de l’histoire longue : le taux de détention est fonction de la formule de gouvernement F. Brion, «Des classes à la population ? Formules de gouvernement et détention», in B. Harcourt (ed.), Carceral Notebook 4 – Discipline, Security and Beyond: Rethinking Michel Foucault’s 1978 & 1979 College de France Lectures, Chicago, Carceral.org, 2008, pp. 23-44. Pour corriger le jeu de l’offre et de la demande sur le marché du travail et gérer les crises économiques et politiques, la formule libérale choisit la méthode pénale et carcérale. La formule sociale investit d’autres méthodes : à cet égard, il n’est pas anodin que d’une période à l’autre, la signification de la nationalité change, comme sa relation avec la citoyenneté. La question que masque la surpopulation et que soulève l’augmentation des taux de détention n’est pas celle de savoir s’il faut délocaliser les exclus de la production après avoir délocalisé la production. Quelle formule de gouvernement voulons-nous? Quelles méthodes de sécurité acceptons-nous ? Et aimons-nous le néolibéralisme au point de nous résigner à être un jour qualifiés, comme les États-Unis, de «nation prison» D.C Fathi, op.cit.  ?