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Prendre au sérieux le droit au logement des gens du voyage

Le mode de vie ambulant des gens du voyage a, de tout temps, éveillé la méfiance et l’hostilité, comme en témoignent les nombreuses persécutions dont ils ont été victimes ou l’existence de dispositifs comme la « carte de nomade » (supprimée seulement en 1975) Cet article est inspiré d’un article rédigé avec le professeur Nicolas Bernard et intitulé « Les gens du voyage en droit belge ». Il paraîtra dans l’ouvrage collectif dirigé par Julie Ringelheim, Le droit belge face à la diversité culturelle (Bruxelles, Bruylant). Malgré l’action des centres de médiation, les discriminations subies par les gens du voyage perdurent encore aujourd’hui : qu’ils décident de continuer de voyager ou de se sédentariser, ils vont « de Charybde en Scylla » J. Fastres et S. Hubert, « De Charybde en Scylla ? Petites chroniques d’une intégration impensée : les Roms en Wallonie », Intermag (magazine d’intervention), septembre 2009. Ces discriminations constituent des violations de leur droit au logement, du droit à la protection juridique, sociale et économique de la famille et du droit à l’égalité et à la non-discrimination. Cet article explore quelques pistes afin de remédier à ces discriminations. Pour reconnaître et aménager adéquatement le droit à l’habitat des gens du voyage, il faut d’abord bousculer certaines conceptions dominantes du droit du logement, structuré autour de la sédentarité. Il faut aussi déconstruire certains stéréotypes concernant les gens du voyage. L’on retiendra que l’appellation « gens du voyage » regroupe un ensemble de personnes liées par l’itinérance et un habitat mobile. Sont ainsi concernées à la fois les personnes de culture ou d’origine Rom, Tsigane, Manouche, les « Gitans » et les « Forains » Ces populations ont, pour une partie importante d’entre elles, émigrés dans nos contrées aux alentours des XIV-XVe siècles , mais aussi des communautés qui ne sont pas de culture Rom, que l’on appelle les « Voyageurs ». Le nombre de personnes concernées oscille entre 10 000 et 20 000 individus Voir le « Rapport sur la Belgique » de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), 4ème cycle de monitoring, Conseil de l’Europe, 19 décembre 2008, CRI (2009) 18, pp. 35 et 23 auxquelles se rajoutent 22 000 Tsiganes d’Europe de l’Est qui sont arrivés chez nous à la fin de la guerre froide, fuyant les persécutions. Les gens du voyage ne sont pas tous itinérants. Certains conservent un mode de vie nomade, en faisant des haltes régulières (pour suivre le travail saisonnier par exemple, ou encore les pèlerinages – et, historiquement, pour fuir les persécutions dont ils étaient l’objet). D’autres ont choisi – ou ont été contraints – de se sédentariser mais souhaitent continuer à vivre dans leur caravane ou leur roulotte et ce « afin de perpétuer un mode de vie ouvert sur l’extérieur, auquel ils sont accoutumés depuis l’enfance et qui leur permet de maintenir un lien, fût-il symbolique, avec le voyage » J. Ringelheim, « Gens du voyage : les oubliés du droit au logement ? », L’état des droits de l’homme en Belgique, Bruxelles, Ligue des droits de l’homme et Aden, 2010, pp. 85-91.

Manque de terrains

Les possibilités de louer un emplacement dans un terrain public adéquat sont presque nulles en Wallonie.

Lorsqu’ils voyagent, se pose le problème des terrains de séjour temporaire sur lesquels ils pourraient louer un emplacement. Sur ce point, les autorités belges sont largement déficientes. Ainsi, il n’existe qu’un seul terrain public officiel en Wallonie. En Flandre, par contre, un dispositif réglementaire a permis la création de quatre terrains de séjour temporaire (78 emplacements), mais qui restent cependant largement insuffisants. Par ailleurs, rien n’est prévu concernant la location de terrains ad hoc, de manière à répondre adéquatement aux besoins spécifiques de chaque groupe. Lorsqu’ils désirent résider sur un terrain, le manque de terrains publics résidentiels est criant. Ainsi, les possibilités de louer un emplacement dans un terrain public adéquat sont presque nulles en Wallonie ; elles sont plus étoffées – mais restent insuffisantes – en Flandre (29 terrains résidentiels, 468 emplacements qui rencontrent 50% des besoins). Il n’existe qu’un seul terrain public à Bruxelles, situé à Molenbeek, qui ne peut accueillir que six familles. Quand ils désirent s’installer sur des terrains privés, dont ils sont soit propriétaires, soit locataires, le permis d’urbanisme requis pour l’installation occasionnelle, temporaire ou à demeure de la caravane est presque toujours refusé par les administrations compétentes. En effet, les règles urbanistiques ne prennent pas du tout en compte le cas spécifique des gens du voyage et laissent un trop large pouvoir d’appréciation aux communes pour la délivrance des permis. Face à cette situation, de nombreuses familles de gens du voyage sont contraintes de s’installer sur des terrains soit grâce à un accord officieux et fragile, soit sans autorisation. Dans ce dernier cas, les familles des gens du voyage sont sujettes à des expulsions, très fréquentes, motivées soit par des règlements de police concernant le stationnement des véhicules, soit par les règles urbanistiques. Comme les codes wallons et bruxellois du logement, à l’inverse du code flamand, ne reconnaissent pas la caravane et la roulotte comme des logements, les familles des gens du voyage ne bénéficient pas des protections reconnues pour les logements « classiques » dans le cadre des expulsions (préavis, interdiction d’expulsion en hiver et à certaines heures…) et voient systématiquement leur logement qualifié d’« insalubre » et exclu de la protection du droit constitutionnel au logement.

C’est (…) de mauvaise foi que les pouvoirs publics invoquent comme justification de leur propre inaction le « défaut d’intégration » des gens du voyage dont ils sont, en raison de leur négligence, en grande partie responsables.

Par ailleurs, la domiciliation des gens du voyage continue de poser de nombreux problèmes. De nombreuses communes refusent ainsi, contra legem, de procéder à l’inscription des gens du voyage dans leurs registres de population, ce qui constitue un obstacle à la réalisation de nombreux droits fondamentaux (formation, emploi, droit de vote…).

Une réclamation

C’est pour dénoncer cette situation qu’une réclamation collective a été déposée contre la Belgique par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme devant le Comité européen des droits sociaux Comité non juridictionnel chargé de contrôler l’application de la Charte sociale européenne. Ce comité est en quelque sorte le pendant de la Cour européenne des droits de l’homme pour les droits économiques et sociaux. Cette réclamation se fonde sur l’article 16 qui consacre le droit à une protection sociale, légale et économique de la famille, sur l’article 30 qui protège le droit à une protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, lus seuls ou en combinaison avec l’article E (principe de non-discrimination) de la Charte sociale européenne. Le ressentiment d’une partie de la population pour l’habitat mobile et les gens du voyage s’explique en grande partie par l’incurie des pouvoirs publics à créer des conditions adéquates de logement pour les gens du voyage. C’est donc de mauvaise foi que les pouvoirs publics invoquent comme justification de leur propre inaction le « défaut d’intégration » des gens du voyage dont ils sont, en raison de leur négligence, en grande partie responsables Voir N. Bernard, « Les gens du voyage : entre paradoxes et aiguillons, un nouveau rapport à la loi », Les communes et la gestion du séjour des gens du voyage, actes du colloque organisé à Mons le 15 avril 2008 par le Centre de médiation des gens du voyage en Wallonie, Mons, Publications de l’Université de Mons-Hainaut, 2010 (à paraître). Pour prendre les droits des gens du voyage au sérieux, les respecter, les protéger et les réaliser, les pouvoirs publics doivent surmonter leurs propres appréhensions. Nul doute que des changements politiques feraient œuvre pédagogique et travailleraient directement au changement des mentalités. Ainsi, pourraient enfin être reconnues, au-delà des clichés, les richesses de leurs cultures. On pourra alors penser à mettre en lumière la modernité de ces cultures, qui s’articulent notamment sur des valeurs considérées comme avant-gardistes (quand elles sont revendiquées par d’autres), comme la flexibilité, le sens du collectif dans l’habitat, l’importance du recyclage et de la récupération …