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Pourquoi sommes-nous les champions de l’inégalité scolaire ?

Les enquêtes Pisa, qui mesurent les performances scolaires des élèves de 15 ans, sont surtout connues chez nous en raison du classement médiocre de la Communauté française par rapport à la Communauté flamande. Ce qui est moins connu, c’est que les deux communautés belges figurent au rang des «champions»… en matière d’inégalités sociales dans l’enseignement.

Lorsqu’on observe l’écart de performances entre les 25% d’élèves les plus riches et les 25% les plus pauvres, la Communauté française obtient, avec 126 points d’écart, le plus mauvais résultat d’Europe occidentale. La Communauté flamande se classe quatre places plus loin, avec 102 points. La plupart des pays européens se situent nettement en dessous de 100 points. La Finlande a le meilleur résultat : 63 points d’écart seulement entre riches et pauvres. Un examen plus détaillé des deux extrêmes montre que, dans les classes sociales supérieures, il n’y a guère de différence entre les performances des élèves de Finlande ou de Belgique francophone. Mais le fossé se creuse lorsqu’on descend vers les classes populaires. Tout se passe comme si les performances des élèves de milieux aisés étaient peu sensibles aux caractéristiques des systèmes éducatifs, leurs familles trouvant dans doute facilement à compenser les lacunes de l’école, alors que les enfants du peuple, qui n’ont que l’école pour apprendre, sont beaucoup plus dépendants de son efficacité. L’inégalité sociale apparaît également dans les taux de retard scolaire. Au premier quartile socio-économique (le quart le plus pauvre), 60% des élèves de 15 ans ont déjà redoublé au moins une année scolaire, contre 24% au quartile supérieur. Quant à nos filières d’enseignement secondaire, elles sont littéralement des filtres sociaux : alors que dans le décile socio-économique inférieur (10% les plus pauvres) un élève sur dix seulement fréquente encore l’enseignement général à l’âge de 15 ans, dans le décile supérieur, ce sont plus de huit élèves sur dix qui sont dans l’enseignement général.

À la recherche des mécanismes…

Comment cela se fait-il ? Les enfants du peuple seraient-ils moins «intelligents», ou moins «travailleurs» que les autres ? Même si certains théoriciens racistes ou socio-biologistes ont soutenu des thèses de ce genre, elles ont largement été contredites par une multitude de recherches scientifiques. Il faut pareillement rejeter l’idée que les enfants de milieux sociaux plus faibles échoueraient davantage parce qu’ils sont plus souvent issus de l’immigration. En fait, les études montrent que si on compare les élèves autochtones et allochtones à origine sociale égale, ils réalisent grosso modo les mêmes performances scolaires N. Hirtt, «PISA 2003 et les résultats des élèves issus de l’immigration en Belgique», Aped, 2006, disponible à l’adresse http://www.ecoledemocratique.org/spip.php?article329. L’enfant d’un couple de travailleurs non qualifiés marocains et l’enfant d’un couple de travailleurs non qualifiés belges ont, statistiquement, des résultats équivalents. D’où provient alors la différence de réussite scolaire selon l’origine sociale ? Un indice nous est fourni par le fait que les meilleures performances à l’école sont celles… des enfants de professeurs. Pourquoi donc ? Premièrement, le fils ou la fille d’enseignant a la chance d’avoir un précepteur privé à domicile. Ses parents ont les mêmes horaires de travail que lui. Ils sont présents à la maison quand il rentre ; ils peuvent surveiller qu’il fasse son travail scolaire après avoir pris un bon goûter ; ils peuvent aussi efficacement l’aider dans ce travail, non pas en le réalisant à sa place, mais en l’encourageant, en transformant ses erreurs en leviers de progrès, en le dirigeant adroitement, pas à pas, sur les chemin de la compréhension, bref, en faisant leur métier. Les parents-professeurs ont la formation et l’expérience pédagogique nécessaire et, surtout, ils connaissent parfaitement les règles du «jeu scolaire» : ils savent faire la part entre ce qui est réellement important et ce qui est accessoire, entre les exigences qui vont «compter» et les autres. En résumé, ces enfants bénéficient, en plus des cours collectifs, d’un encadrement individualisé, assuré par un personnel qualifié. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour tous les enfants de classes sociales supérieures. Mais cela n’explique pas tout. Dans les milieux populaires et bourgeois, on cultive aussi un autre rapport à l’école et à ce qu’on y enseigne. Dans les milieux populaires, le savoir n’est valorisé que dans la mesure où il peut être utilisé, sans quoi il constitue une perte de temps. «Ça me sert à rien d’apprendre l’histoire, je serai plombier comme papa…». D’accord, mais pourquoi n’entend-t-on jamais un enfant de médecin dire la même chose ? Votre cardiologue n’a pourtant pas davantage besoin de connaître la Révolution française que votre plombier… C’est que les classes supérieures attribuent au savoir scolaire d’autres fonctions que celles liées aux nécessités d’un métier. Outre qu’il donne accès aux études de haut niveau – passage obligé pour devenir «médecin comme papa» – le savoir remplit également, ici, une fonction symbolique et une fonction politique : il est à la fois un signe d’appartenance sociale et un instrument de pouvoir. Dès lors, reconstruire, avec les enfants du peuple, un rapport positif au savoir et à l’école ne peut se faire qu’en valorisant aussi les fonctions symboliques et politiques du savoir. Comme l’expliquait si bien Bernard Charlot, chercheur en science de l’éducation : «Réintégrer dans le champ du savoir les enfants du peuple en situation d’échec, c’est leur faire comprendre que le savoir est un enjeu social, qu’il est aussi leur problème en tant précisément qu’on les en exclut : cela vaut la peine de savoir, je peux, je dois, et non pas seulement en tant qu’individu développant ses potentialités intellectuelles mais en tant que membre d’une classe sociale luttant contre l’oppression» B. Charlot, «Je serai ouvrier comme Papa, alors à quoi ça me sert d’apprendre. Échec scolaire, démarche pédagogique et rapport social au savoir», Quelles pratiques pour une autre école, Casterman, 1982, p. 136. L’absence d’un encadrement individualisé en dehors des heures de cours, le déficit de sens dans les pratiques pédagogiques, le manque d’ambition dans la formulation des objectifs d’apprentissage, la rupture entre la vie scolaire et la vie tout court, un discours qui tend à réduire l’école à ses missions de pourvoyeur de main-d’oeuvre et de promotion sociale, au détriment de l’institution d’un citoyen critique : voilà les facteurs qui alimentent, de prime abord, l’inégalité sociale dans les performances scolaires.

Ségrégation sociale et inégalité entre écoles

Mais pourquoi ces facteurs agissent-ils davantage chez nous que dans d’autres pays ? En fait, on observe que notre système d’enseignement est caractérisé par de très grands écarts de niveaux entre écoles. Nous avons, plus que d’autres pays, des ghettos «de riches» et des ghettos «de pauvres». On constate aussi que les performances moyennes de ces écoles – leur «niveau» – est également fort variable et étroitement lié à l’origine sociale des élèves. Comment cela se fait-il ? Une certaine dose de ségrégation sociale est inévitable : tant qu’il y aura des quartiers chics et des quartiers déshérités dans nos villes, tant qu’il y aura des communes plus riches et des communes plus pauvres, il y aura des écoles plutôt riches et des écoles plutôt pauvres. Cependant, la ségrégation sociale initiale se trouve alimentée en Belgique par la liberté d’enseignement, la liberté de choix des parents, l’absence de régulation du recrutement par les écoles et le manque de rigueur dans les programmes. La situation de la Belgique est, à cet égard, tout à fait exceptionnelle. Seuls deux pays européens partagent avec elle une organisation tout à fait libérale de l’enseignement : les Pays-Bas et l’Irlande. Encore faut-il préciser qu’en Irlande l’enseignement est géré à 99% par les pouvoirs publics, alors que la Belgique est aussi l’un des champions de la division en réseaux concurrents (seuls 43% des élèves du secondaire sont inscrits dans l’enseignement officiel). Les autres pays européens connaissent, à des degrés divers, l’une ou l’autre forme de régulation ou d’organisation centralisée de l’affectation des élèves aux écoles. Lorsque, dans l’enquête Pisa, on demande aux élèves «pourquoi avez-vous choisi l’école que vous fréquentez actuellement ?», on constate que la Belgique est le pays où le plus faible nombre d’élèves coche la réponse qui semble évidente partout ailleurs, «parce que c’est l’école de mon village, de mon quartier, l’école la plus proche». Dans une étude récente N. Hirtt, «Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens», Aped, 2007 (disponible en ligne à l’adresse www.ecoledemocratique.org/spip.php?article414) , nous avons ainsi pu mettre en évidence de façon indubitable l’étroite corrélation statistique entre l’organisation de l’enseignement en quasi-marché et le degré d’inégalité sociale dans les performances scolaires.

Une école de proximité et mixte

L’Appel pour une école démocratique (Aped) recommande une action conjointe sur plusieurs fronts Ces propositions ont été développées dans «Vers l’école commune – Programme de l’Aped pour un enseignement démocratique en Belgique», Aped, octobre 2006 (disponible à l’adresse : http://www.ecoledemocratique.org/spip.php?article341). Nous plaidons en faveur d’une école commune, de 6 à 15 ans, dotée d’un programme qui combinerait une solide formation générale avec une formation polytechnique. Nous proposons également de remplacer progressivement la totale liberté de choix des parents par un système d’affectation des élèves aux écoles selon deux critères : la proximité et la recherche de mixité sociale. Ce système implique la fusion de toutes les écoles en un unique réseau public. Il faut également agir au niveau des pratiques d’enseignement : déterminer les programmes avec plus de rigueur sur le plan des contenus (mais davantage de souplesse sur le plan pédagogique), contrôler plus strictement leur application. Il faut briser les barrières entre le monde scolaire et la vie extrascolaire des enfants en promouvant une école ouverte sur son environnement, une école ouverte en dehors des heures d’école, une école où les enfants de toutes origines se verront proposer les multiples activités émancipatrices (culturelles, sportives, artisanales, artistiques, ludiques…) aujourd’hui réservées à quelques uns. Tout ceci aura évidemment un coût. Une partie pourra, à terme, être récupérée sur la réduction de l’échec scolaire et sur le coût actuel des filières qualifiantes précoces. Mais en attendant, c’est bien un investissement financier important dans l’éducation dont notre Communauté française a besoin. Voilà peut-être un sujet de débat intéressant pour les négociations institutionnelles actuellement en cours…