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Pourquoi des élèves actifs ?

Le très large engouement dont bénéficie l’idée d’école active ou de méthodes actives ou encore de pédagogie active incite à se demander si la notion d’activité est entendue de la même manière par tous. Qu’est-ce qu’être « actif » ? Et en quoi est-il bénéfique que les élèves soient actifs à l’école ? Ce qu’on veut valoriser généralement lorsqu’on vante les méthodes actives, c’est une activité qui permette d’apprendre. L’enjeu n’est pas que les élèves bougent beaucoup, mais qu’ils ne soient pas passifs face aux savoirs à acquérir, c’est-à-dire qu’ils soient en état d’initiative intellectuelle, ce qui n’exclut pas, à certains moments, l’immobilité ni le silence. Ceci étant posé, il s’agit de savoir comment conduire les élèves à cette attitude.

Être en projet, est-ce être actif ?

On trouve chez un certain nombre des grands pédagogues du début du XXe siècle, ceux-là mêmes qui sont les pionniers des « méthodes actives », notamment Dewey et Freinet, certaines propositions pédagogiques qu’on peut résumer sous l’étiquette de « pédagogie du projet ». Elle consiste, pour l’essentiel, à proposer aux élèves de se lancer dans un projet qui a du sens en dehors de l’école et qui, comme tel, se distingue des exercices scolaires.

Ils saisiront du même coup les savoirs non pas comme des objets morts, mais comme des outils intellectuels pour comprendre la réalité et agir sur elle.

Par exemple, dans l’enseignement secondaire, il pourra s’agir de monter un spectacle, publier un périodique, écrire collectivement un livre, participer à une action humanitaire, améliorer une machine, rédiger un guide touristique dans une langue étrangère, tourner un film, élaborer le plan d’aménagement d’une cour ou d’un bâtiment, préparer une exposition, mettre en place une animation de quartier… Pour venir à bout du projet les élèves auront besoin d’acquérir certains savoirs correspondant à leur niveau de scolarité. Mais au lieu que ceux-ci soient imposés par le maître, ce sont les élèves eux-mêmes qui décideront de les acquérir parce qu’ils en ressentiront la nécessité. En outre, ils saisiront du même coup les savoirs non pas comme des objets morts, mais comme des outils intellectuels pour comprendre la réalité et agir sur elle. Cette mise en activité par un projet est tout à fait bienvenue. Pourtant, si certaines conditions ne sont pas réunies, elle peut ouvrir sur de graves dérives. La principale est de quitter une logique d’apprentissage pour entrer dans une logique productive. Lorsqu’on fréquente les classes, aujourd’hui, on rencontre un nombre important de « mises en projet », inspirées par les meilleures intentions possibles, mais qui n’entraînent aucun apprentissage, parce que les élèves peuvent les réaliser avec des compétences qu’ils ont déjà. Il s’agit alors d’une activité de pure exécution. Il est donc essentiel de choisir et de calibrer le projet de telle manière qu’il comporte la nécessité d’apprentissages pour les élèves concernés. Il est essentiel aussi que les tâches soient réparties entre les élèves en fonction des besoins individuels d’apprentissage. Ainsi, si le projet exige, à un moment donné, d’écrire une lettre, cette tâche ne devra pas être confiée à l’élève qui rédige le mieux, mais à ceux qui ont le plus de progrès à faire dans ce domaine.

Il est donc essentiel de choisir et de calibrer le projet de telle manière qu’il comporte la nécessité d’apprentissages pour les élèves concernés.

S’activer pour observer ?

Même dans les écoles qui ne prétendent nullement être actives, beaucoup de professeurs font des efforts pour que le savoir ne soit pas transmis dogmatiquement, mais qu’il soit autant que possible construit ou reconstruit par les élèves. Ceux-ci seront mis en activité, par exemple pour observer des phénomènes naturels, pratiquer des mesures, examiner des documents, chercher de l’information, récolter des données, confronter différents textes… De telles pratiques témoignent d’une bonne volonté pédagogique évidente. Pourtant elles ne sont pas, à elles seules, suffisantes pour provoquer l’apprentissage de savoirs. Les activités ainsi induites conduisent les élèves à établir des constats. Ils vont par exemple constater que tel phénomène physique obéit à telle loi, que telle figure géométrique a telle propriété, qu’un texte argumentatif a telles caractéristiques, que tel organisme vivant a telle anatomie, que tel événement historique s’est déroulé de telle manière, que dans tel type de textes on utilise tel temps des verbes. Or aucun savoir digne de ce nom n’est constitué d’un agglomérat de constats. C’est justement dans la pire des pédagogies traditionnelles, celle à laquelle le slogan de l’école active prétend s’opposer, que le savoir se présente comme une liste de faits à mémoriser. Un savoir authentique au contraire consiste à se demander pourquoi les faits sont tels qu’on les constate. Pour le dire autrement, les constats doivent être soumis à une interrogation, laquelle comporte deux dimensions. D’une part, elle consiste à s’interroger sur la réalité des faits constatés : sont-ils bien tels qu’on les voit et tels qu’on les pense ? L’accès à un savoir authentique passe par la mise en examen de ce qu’on pense spontanément. La recherche contemporaine a largement montré qu’une condition essentielle des apprentissages scolaires est que les élèves arrivent à renoncer aux fausses idées qu’ils ont préalablement sur les sujets étudiés en classe.

L’enjeu n’est pas que les élèves bougent beaucoup, mais qu’ils ne soient pas passifs face aux savoirs à acquérir, c’est-à-dire qu’ils soient en état d’initiative intellectuelle, ce qui n’exclut pas, à certains moments, l’immobilité ni le silence.

D’autre part, l’interrogation sur les constats implique de se demander pourquoi les faits sont tels qu’ils sont. Il ne s’agit pas seulement de constater, mais aussi de comprendre. Les faits doivent être pris en charge par des raisons, ils doivent être inscrits dans une nécessité, autrement dit dans un tissu de relations logiques et causales. Cette remise en cause de ce qu’on pense spontanément et cet effort pour expliquer les faits, telles sont les deux dimensions d’une même opération intellectuelle qui consiste non pas à décrire la réalité, mais à l’interroger, à poser à son propos des problèmes, bref à la problématiser. Il se pourrait bien finalement que la véritable activité, celle qui fait apprendre et qui conduit à l’autonomie intellectuelle et du même coup à l’estime de soi, consiste non pas à prendre connaissance de la réalité, mais à la problématiser, c’est-à-dire à s’interroger sur elle. Notons, en passant, que ces activités qui consistent à interroger la réalité plutôt que d’accepter servilement des informations délivrées par l’enseignant constituent peut-être la meilleure garantie d’une authentique laïcité. Car elles donnent aux élèves l’habitude de distinguer radicalement un savoir d’une croyance. Dans le deuxième cas, on accepte d’adhérer à ce que des autorités nous enjoignent de penser. Dans le premier cas, on comprend soi-même pourquoi les choses sont telles qu’elles sont.

Activités à double face

Il existe encore une autre difficulté qui peut conduire à ce que des élèves, bien que mis en activité, n’arrivent cependant pas à apprendre. Elle tient au fait que toute activité scolaire comporte deux significations. À un premier niveau, l’activité consiste à accomplir une ou plusieurs opérations immédiatement visibles. Il s’agira par exemple de repérer les zones les plus peuplées sur la carte d’un pays, de tracer la courbe représentative d’une fonction, de dégager le plan d’un texte argumentatif, de dessiner une cellule, de souligner les verbes au passé simple dans un texte… Mais si le professeur demande aux élèves d’effectuer ces actes, ceux-ci ne constituent pas des buts en eux-mêmes. Le véritable but de l’activité est l’accès à un savoir qui dépasse l’activité ponctuelle. Si le professeur de géographie demande de repérer les zones peuplées sur une carte, c’est en vue de faire comprendre aux élèves les facteurs qui régissent la répartition des populations humaines sur les territoires. De même le dessin d’une cellule n’est qu’une étape vers la compréhension des fonctions vitales assurées par ses différents éléments. Le tracé d’une courbe ne trouve pas sa destination en lui-même ; en mathématiques, il vise à repérer certaines propriétés de la fonction ; en physique ou en biologie, il permettra d’accéder à la compréhension de la loi qui régit un phénomène. Le repérage de verbes au passé simple n’est qu’un moyen pour saisir les conditions d’usage de ce temps verbal par opposition à l’imparfait, le passé composé… et au-delà pour saisir les spécificités des récits. Ainsi une activité scolaire a, la plupart du temps, un sens second et c’est lui qui fait accéder à la compréhension de lois et de règles générales au-delà du cas particulier de l’activité immédiate. Le but premier est d’accomplir une action, le but second est de comprendre quelque chose.

La véritable mixité sociale ne consiste pas seulement à ce que des élèves d’origines sociales différentes se côtoient dans les mêmes lieux, mais à créer les conditions pédagogiques pour que les élèves de milieux défavorisés accèdent au sens des activités scolaires.

Or le problème est que, comme l’ont montré des chercheurs tels que Charlot, Bautier et Rochex, beaucoup d’élèves (et parmi eux beaucoup d’élèves issus de milieux populaires) ne perçoivent pas ce sens second. Souvent ces élèves sont dans une logique d’obéissance formelle : on leur demande de souligner certains mots, ils soulignent, on leur demande de construire une courbe, ils la construisent. La question de savoir pourquoi ou en vue de quoi il est intéressant d’exécuter ces actes n’est, à leurs yeux, pas de leur ressort. Ils essaient seulement de se mettre en règle avec l’institution et l’enseignant. Parfois, ils imaginent bien un but qui dépasse l’action, mais c’est alors souvent un but pragmatique (« on a étudié la carte de Liège, comme ça, si on y va, on pourra se retrouver »). À l’inverse, les élèves qui vont réussir à l’école sont ceux pour lesquels il est évident que les activités demandées ont un sens qui dépasse leur simple exécution. Ils savent aussi que le plus important à l’école n’est pas d’obéir, mais de comprendre. S’ils font ce que l’enseignant demande, ce n’est pas pour se montrer obéissant, mais parce qu’ils pressentent que cela va leur permettre de comprendre certaines idées, lesquelles permettront d’accéder encore à d’autres idées et ainsi d’augmenter leur pouvoir de comprendre et de penser. Le plus souvent si ces élèves sont conscients d’un sens second des activités faites en classe, c’est parce que dans leur milieu d’origine, ils ont précocement vu, autour d’eux, des adultes qui effectuent des activités, non pas parce que celles-ci sont imposées par une autorité ni parce qu’elles ont une utilité immédiate, mais parce qu’elles permettent à ceux qui les exécutent d’apprendre, de se développer, d’augmenter la compréhension qu’ils ont du monde et par là la maîtrise de ce qui les entoure. Au contraire, les élèves venant de milieux défavorisés ont, en général, eu moins d’occasion de percevoir des activités qui aient ce sens second. Il est donc essentiel que cet aspect des activités scolaires leur soit communiqué de la manière la plus explicite et la plus fréquente possible. Or l’observation répétée de leçons du secondaire fait apparaître que beaucoup d’enseignants ne pensent pas à expliciter ni à faire expliciter par les élèves eux-mêmes cette intention seconde des activités. Pourtant l’enjeu est important et susceptible d’éclairer d’un jour nouveau l’idée de mixité sociale des écoles. Il se pourrait bien que la véritable mixité sociale ne consiste pas seulement à ce que des élèves d’origines sociales différentes se côtoient dans les mêmes lieux, mais à créer les conditions pédagogiques pour que les élèves de milieux défavorisés accèdent au sens des activités scolaires.

Deux principes

Être en activité n’a jamais été une valeur en soi. Par rapport à la fonction d’une école, il peut y avoir de bonnes activités et d’autres qui sont inutiles, voire néfastes. Deux principes doivent permettre de faire la différence. Le premier est que les activités scolaires (à la différence des activités extérieures à l’école) n’ont pas d’autre but que de construire l’humain. En ce sens elles ne « servent » à rien au sens ordinaire du terme. Même dans le cadre d’une pédagogie de projet, c’est l’apprentissage qui doit primer. Une école « active » est celle qui arrive à ritualiser suffisamment les situations pour que tous les élèves le comprennent et s’estiment dignes des efforts à faire pour se construire eux-mêmes. Le deuxième principe est que les activités qui visent cette construction de soi-même ne consistent pas à accumuler des informations sur la réalité. Elles doivent conduire plutôt à s’interroger sur la réalité, à s’interroger sur ses propres opinions et ainsi à prendre confiance dans sa propre raison. L’enjeu est qu’on passe de « les choses sont ainsi » à « mais pourquoi sont-elles ainsi ? Puis-je contribuer à les changer ? ». Les implications pour la construction d’une citoyenneté active sont évidentes.