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Pour un mouvement alter-libertaire

Militant de la position libertaire au sein de mouvement altermondialiste et du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), Philippe Corcuff insiste sur l’importance de l’identité plurale du mouvement et sur le «statut des individus» face aux «organisations collectives». Pour ce qui est des liens avec le monde politique, il prône un «indépendance dans la coopération».

On a souvent tendance à encenser le mouvement altermondialiste. Mais selon vous, quel serait son défaut majeur, au delà de son (ses) intérêt(s) ? Son intérêt principal est d’avoir introduit au cœur de l’Europe et du monde un refus de l’évidence du cours néolibéral du capitalisme dans des mobilisations d’ampleur autour du mot d’ordre «le monde n’est pas une marchandise», tout en suggérant une réponse immédiatement européenne et plus largement mondiale, en évitant le repli sur les États-nations. Cette dimension se cristallise aujourd’hui plus que jamais depuis qu’a eu lieu l’Université d’été européenne des Attac, début août 2008 à Sarrebruck. Les différents Attac s’accordent à dire que la réponse c’est une autre Europe et plus largement un autre monde. On peut refuser l’Europe néolibérale (par exemple en récusant le traité constitutionnel européen) et en même temps proposer une réponse alternative à l’échelle européenne. Á partir de là, on peut effectivement constater des limites. Il existe une véritable difficulté à transiter des résistances aux alternatives. Comment fait-on, pour passer de «le monde n’est pas une marchandise» à «d’autres mondes sont possibles» ? Certes, ça commence à se formaliser avec la naissance de suggestions politiques et économiques alternatives. Mais la question de la mise en pratique reste limitée. Une autre difficulté consiste à se demander comment penser le rapport avec les organisations politiques, les traditions nationales se révélant disparates. Par exemple le mouvement «alter» en Italie a été beaucoup marqué par Rifondazione comunista. Dans d’autres pays, l’exigence de l’autonomie du mouvement social par rapport aux organisations politiques en général est devenue très forte, car on a conservé un souvenir amer de la dépendance des organisations aux partis communistes ou socialistes. Étant donné que cette exigence ne se fait pas sentir identiquement dans tous les pays, des tensions se créent au sein du mouvement quant à la place des différentes organisations politiques nationales. Á mon sens, ni la traditionnelle méfiance française des mouvements sociaux à l’égard des organisations politiques ni la volonté d’une plus grande fusion entre les uns et les autres n’est une bonne réponse Voir Chr. Aguiton et Ph. Corcuff, «Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux», Mouvements, n°3, mars-avril 1999, repris sur http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article6093. Le fait que le mouvement communiste rénové en Italie ait participé à la majorité de gauche, et donc à la mise en place de politiques sociales-libérales, a contribué à plomber le mouvement alter. Il y a peut-être une forme articulée intéressante qui s’esquisse en Allemagne entre Die Linke et Attac, chacun se développant dans une dynamique d’indépendance. On voit peut-être ici tâtonner un nouveau statut d’indépendance dans la coopération, qui ne soit pas sous dépendance d’une organisation politique donnant le la. Mais on ne rejette pas non plus l’idée qu’une dynamique partisane puisse se révéler utile au mouvement social. Se pose la question de l’invention d’un nouveau type de rapport : il y aurait une place pour des organisations politiques sans que celles-ci ne manifestent de prétentions dirigeantes, ni que, à l’inverse, elles ne soient a priori dévalorisées par une galaxie «citoyenne» anti-partis. Les rapports en France entre le récent Nouveau parti anticapitaliste et Attac pourraient être instructifs de ce point de vue. Pouvez-vous résumer le cadre de la social-démocratie libertaire (SDL) que vous suggèrez au mouvement alter ? Notre perspective s’inspire des caractéristiques libertaires du mouvement lui-même. La première est sa volonté de maintenir sa propre pluralité. Il s’agit pour lui de veiller à ne pas renouer avec une doctrine unique ou une ligne politique exclusive. Mais alors comment faire du commun à partir de la diversité sans écraser cette diversité ? Il manque une sorte de cadre intellectuel et politique qui puisse permettre de penser les divergences entre les différentes formes d’engagement (des plus «réformistes» aux plus «révolutionnaires», des plus libertaires au plus institutionnelles…). Ce cadre est seulement en germe. Avec la proposition d’une sociale-démocratie libertaire Voir notamment Ph. Corcuff, «Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire», Mediapart, 20 août 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/200808/galaxie-altermondialiste-et-emancipation-au-xxieme-siecle-l-hypoth , on voudrait lui donner davantage d’aplomb. On souhaiterait éviter la simple reproduction des découpages habituels – socialistes-communistes-trotskistes-anarchistes… C’est d’un métissage et d’un redécoupage de ces traditions, confrontées aux problèmes renouvelés, que pourra naître quelque chose d’inédit. Le mouvement alter est le lieu international de ce métissage, mais pour l’instant les identités anciennes tendent à résister. Avec l’hypothèse d’une sociale-démocrate libertaire, on veut mettre l’accent sur la composante libertaire du mouvement alter, celle qui se méfie de la délégation, de la concentration du pouvoir et du caractère oppresseur des institutions. Grâce à cette composante, le mouvement se voit pousser à inventer des formes renouvelées d’action directe et de représentation. Mais en même temps, paradoxalement, des mouvements sociaux se mettent en branle pour défendre de grandes institutions bureaucratiques, comme la sécurité sociale et les retraites, menacées par les contre-réformes néolibérales. C’est un peu comme s’il y avait dans le mouvement lui-même à la fois un désir durkheimien de protection par les institutions et une critique libertaire des institutions. La proposition SDL essaie de mettre les deux en relation sans pour autant prétendre en faire la synthèse et résoudre la contradiction, dans une «équilibration des contraires» à la Proudhon. Comment aider le mouvement à penser et assumer à la fois l’utilité des institutions et leur critique libertaire ? Pour l’instant utilité et critique sont séparées dans les deux hémisphères du cerveau alter sans être mises clairement en rapport. La deuxième dimension libertaire du mouvement alter renvoie à la place laissée à l’expression personnelle et aux statuts des individus par rapport aux organisations collectives. Ici encore apparaît une contradiction. L’altermondialisme consiste en une revendication collective d’une plus grande justice sociale à l’échelle mondiale tout en affirmant le droit de chaque individu à s’impliquer à son rythme et selon une intensité propre. Á nouveau, ces deux éléments ne sont pas forcément pensés et mis en relation. L’hypothèse SDL tente de le faire. Il s’agit pour elle de mettre en tension dans une même cadre l’exigence commune de justice et la possibilité d’une singularisation échappant aux catégories communes. Le philosophe Emmanuel Lévinas a pointé un chemin escarpé en parlant de «comparer l’incomparable». Á partir d’un espace commun de questions et de repères, toutes les divergences peuvent s’exprimer dans le cadre SDL, sans prétendre à une synthèse définitive. Laisser s’épanouir les singularités pour la SDL c’est en finir avec une illusion ancienne de l’incarnation exclusive de la vérité politique dans une orientation unifiée, sans pour autant renoncer à l’exigence d’un cadre commun. Car, dans le cas d’un tel renoncement, on risque d’obtenir une adjonction de diversités avec, au mieux, quelques actions communes, sans que les potentialités du mouvement ne puissent converger vers la reconstitution d’une politique d’émancipation pour le XXIe siècle. Quel rôle aimeriez-vous voir jouer les partis politiques à l’égard du mouvement alter ? La construction d’une société non capitaliste, pluraliste, émancipée et démocratique a échoué depuis deux siècles, quelles que soient les expériences (révolutionnaires/anti-parlementaires, sociales-démocrates/parlementaires, anarchistes, coopérativiste… jusqu’aux barbaries staliniennes et maoïstes). Aujourd’hui il n’existe pas de schéma stratégique univoque à appliquer pour parvenir à une telle société. On a sans doute l’intuition, à partir des échecs et des impasses passés, qu’elle ne peut naître qu’à la croisée d’une pluralité de logiques (revendicative, expérimentale, auto-organisatrice, institutionnelle…), dans une sorte d’équilibre instable. Par exemple, les institutions existantes et la voie électorale constituent une partie de l’équation. Mais on voit mal comment on pourrait en finir avec le capitalisme seulement par la voie d’une délégation électorale, sans des mobilisations d’ampleur face aux résistances des classes dirigeantes, sans l’émergence de nouvelles formes autogestionnaires de pouvoir et d’une inventivité citoyenne expérimentale. Le suffrage universel constitue un des points de passage obligés, mais la démocratie ce n’est pas que les régimes représentatifs à tendance oligarchique existants. Et puis les mécanismes de re-monopolisation du pouvoir menacent toujours. Sans diaboliser les institutions, les leçons de l’histoire nous invitent à ne pas oublier une vigilance libertaire à l’égard du pouvoir. Dans cette perspective, des partis rénovés comme le NPA peuvent devenir une des composantes d’un processus de transformation socio-politique, mais sans prétendre englober tout le reste et le diriger. Il s’agit de chercher à assumer l’hétérogénéité libertaire du mouvement dans un espace commun, tout en développant une radicalité pragmatique, à travers des expérimentations sociales ici et maintenant (économie solidaire, coopératives, universités populaires, agriculture biologique, squats autogérés…) comme dans un rapport extérieur/intérieur vis-à-vis des institutions, en ayant comme boussole l’abolition du capitalisme. Propos recueillis par Bruno Frère.