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Piketty pour les nuls

Dans les milieux de gauche qui cherchent un antidote convaincant à la doxa néolibérale, l’ouvrage de Thomas Piketty Le capital au XXIe siècle fait un tabac. Il devient obligatoire de s’y référer, y compris quand on ne l’a pas lu. Comme il fait 976 pages, en voici une synthèse pour les gens pressés.

En dehors même des hypothèses qui y sont développées le livre – devenu événement – de Thomas Piketty Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2013 , est porteur de trois nouveautés bienvenues et dont on ne peut qu’espérer qu’elles amorcent une nouvelle tendance. Tout d’abord, la question des inégalités de revenus, et surtout de patrimoines, de leur origine, de leur éventuelle utilité, de leur justification et de leurs conséquences, qui est au cœur de l’ouvrage, n’a que très rarement constitué une préoccupation majeure de la corporation des économistes – en tout cas depuis les travaux fondateurs de Simon Kuznets… qui remontent aux années 1950. La discipline se concentre en effet beaucoup plus fréquemment sur la manière de stimuler la croissance ou sur le rôle optimal de l’État en matière de régulation ou de production de biens et services. Les inégalités économiques y ont souvent été reléguées au rang de question accessoire, objet d’étude digne peut-être de la sociologie. Voir un économiste de renom se joindre au débat bouillonnant actuellement sur ce sujet constitue sans doute un symptôme de plus de la vigueur de celui-ci Pour un aperçu de quelques autres de ces symptômes tant au sein des sciences sociales que des politiques publiques, voir .le dossier que Politique y a consacré->http://revuepolitique.be/spip.php?rubrique157. (n°83, janvier-février 2014)… et, sans doute, un signe annonciateur de réformes politiques majeures. Deuxième nouveauté : il est rare que des chercheurs d’économie renommés – après avoir enseigné au MIT, Piketty a été chargé de recherches au CNRS et est actuellement directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) – « perdent leur temps » à vulgariser leurs recherches dans des synthèses lisibles qui n’érigent pas l’abus d’équations complexes en guise de barrière à l’entrée et à la discussion. Ce travail de synthèse n’a en effet aucun intérêt en termes de ranking et donc de trajectoire académique – la seule exception étant constituée par l’industrie juteuse des manuels. Le travail de vulgarisation est dès lors fréquemment laissé à des « demi-habiles », chargés de formater le débat public en substituant à une maîtrise correcte des dernières avancées de la recherche, une dextérité dans le maniement de concepts lourdement idéologisés et le rabâchage du There is no alternative.

Les pour et les contre

Le phénoménal succès de Piketty, tant en termes de ventes (plus de 600 000 exemplaires vendus en français et en anglais) que de réception, changera peut-être cette donne malsaine. La parution du livre a en effet contribué à cliver fortement deux camps autour des thèses qui y sont défendues. Dans les soutiens, figurent, parmi tant d’autres, Paul Krugman, qui salue l’ouvrage comme « le plus important de l’année et peut-être de la décennie ». Mais les adversaires ne sont pas en reste et Le Capital au XXIe siècle a également reçu de vigoureuses critiques (la plupart fondées sur l’abus du raisonnement inductif visant à transformer des conjonctures historiques particulières en lois inhérentes du capitalisme) et même un hommage inédit dans le Financial Times. Celu-ici a en effet publié ce 23 mai un long article du journaliste Chris Giles, relevant moins du domaine de la recension que du journalisme d’investigation, et visant à montrer des erreurs et approximations dans le recueil et la manipulation des données empiriques. Suite à une réponse rapide de Piketty et la venue à sa rescousse de nombreux chercheurs, dont, à nouveau, Paul Krugman, ce débat-là semble clos. Mais sa vigueur atteste de l’importance de l’enjeu et de la volonté inébranlable de certains de discréditer les résultats pour refuser d’entamer la discussion politique. Troisième nouveauté (un peu plus relative que les précédentes) : le livre de Piketty traite du monde et s’appuie sur une somme colossale de données empiriques plutôt que de poursuivre le jeu préféré des chercheurs en économie – à savoir le perfectionnement infini de modèles théoriques complexes extrêmement mathématisés et reposant sur des postulats contrefactuels rarement interrogés (rationalité des agents consistant en la maximisation de leur utilité, information parfaite, etc.). Si, pour Galilée, l’univers est écrit en langage mathématique, chez les économistes, celle-ci sert surtout à construire une tour d’ivoire. Conséquence heureuse de cette nouveauté – s’intéresser au monde tel qu’il est et a été – contraint Piketty à sortir du champ de l’économie et à mobiliser différentes disciplines des sciences humaines, depuis l’histoire jusqu’à la littérature, sans que n’en souffre pour autant la rigueur de son raisonnement.

PIB et patrimoine

Résumer en quelques lignes ce raisonnement qui court sur près de 1000 pages tient de la gageure, mais il est possible de mettre en lumière quelques-uns des concepts clés sur lequel il repose. Le premier est le rapport entre PIB et patrimoine accumulé. L’évolution historique de ce ratio, totalement négligé par les économistes, est en effet riche d’enseignements : d’un niveau moyen de 6 à 7 au cours du XIXe siècle dans les pays analysés par Piketty (autrement dit, le total des richesses nationales correspond en moyenne à environ 6 à 7 années de revenus nationaux), il tombe à seulement 2 au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour remonter en flèche à partir des années 1970 et atteindre aujourd’hui un niveau de 5 à 6 Dans l’ensemble des pays analysés par Piketty, ne figure – « évidemment », serait-on tenté de dire – pas la Belgique. La faiblesse de son appareil statistique et de sa récolte de données rend impossible ce genre d’études dans notre pays. Ce constat empirique fondamental atteste que, sur le long terme, le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance de l’économie, ce qui entraîne mécaniquement une concentration croissante des richesses dans les mains des détenteurs de capitaux. En dehors d’un « choc social exogène », il n’y a selon Piketty aucune raison de voir cette tendance se modifier dans les décennies à avenir.

Propositions pour une relance

C’est ce qui l’amène à franchir allègrement le pas du constat scientifique à la recommandation politique. Comme il l’avait déjà fait dans son ouvrage précédent (Pour une révolution fiscale), l’économiste, proche du Parti socialiste français, accompagne la publication de ses recherches d’interventions nombreuses dans le débat public, notamment sous la forme de propositions concrètes en matière d’imposition aux niveaux national et européen. Celles-ci portent principalement sur la nécessité d’une harmonisation de l’impôt des sociétés au niveau européen, ainsi que l’établissement d’un impôt sur le patrimoine Voir par exemple le Manifeste qu’il a initié en faveur d’une union politique de l’euro, Le Monde, 16 février 2014. .pouruneunionpolitiquedeleuro. eu/->pouruneunionpolitiquedeleuro.eu/…. Contrairement à ce que soutiennent nombre d’économistes, Piketty affirme que de telles mesures constitueraient non pas un frein à la croissance mais plutôt la manière à la fois la plus juste et la plus efficace de la relancer. Or, c’est peut-être ici que blesse le bât de ce livre remarquable à beaucoup d’égards : alors même qu’il fait salubrement voler en éclats une bonne partie des piliers de la doxa économique dominante, la question des limites environnementales de la croissance n’y est abordée nulle part. Sans doute ne peut-on pas mener de concert toutes les vaches sacrées de l’économie à l’abattoir mais cette carence, et dès lors l’absence de toute articulation des enjeux économiques, sociaux et environnementaux, fait de ce livre une contribution utile au débat sans constituer un bréviaire exhaustif. Mais c’est après tout une des spécificités heureuses du Capital du XXIe siècle.